2007

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L’année qui suivit la mort de papy, le triste événement jetait encore son ombre sur les fêtes de fin d’année. Dès lors qu’elle était devenue la doyenne, Joséfa avait soudain pris quinze ans d’âge. Les rhumatismes avaient montré le bout de leur nez et elle n’était, depuis, plus en mesure d’organiser Noël en grande pompe. Personne ne s’était manifesté pour reprendre le flambeau. On accusait le deuil — une excuse fort commode.

À l’approche de la date fatidique, le souvenir douloureux du décès de son frère accablait la vieille tante et, qui plus est, accentuait son arthrose. Comme elle pouvait à peine marcher, Frank et sa famille s’étaient installés chez elle le temps des vacances. Noëlle, elle, savourait l’annulation de Noël — enfin ! — doublée de la venue de son cousin préféré.

Cette réjouissance fut de courte durée. Débordée entre les soins de Tante Jo, les courses quotidiennes qu’il fallait impérativement lui porter d’urgence, au cas où la vieille dame mourrait d’une carence d’un jour en clous de girofle ou d’un manque de bouillon en cube, et son nouveau travail plus précaire encore que le précédent, Murielle n’avait plus une minute à elle. Ou plutôt, les rares minutes qu’il lui restait, elle les consacrait entièrement à son sommeil et à un passe-temps récemment découvert : les rencontres en ligne.

Ainsi, le vingt-cinq décembre, jour tant attendu de son anniversaire — puisque Noël, cette année, n’avait pas lieu — Noëlle se laissa joliment coiffée et habiller de noir par Tante Jo elle-même. Elle accompagna l’oncle Frank, qui poussait la vieille dame dans sa chaise roulante, jusqu’à la tombe de papy, où ils déposèrent ensemble une gerbe criarde en plastique vert et rouge. Joséfa pleura si longtemps que Noëlle espéra voir ses larmes geler. Sans succès.

Quand ils rentrèrent, enfin, on déjeuna des pommes de terre et des haricots verts avec du poulet décongelé de la veille, comme tous les mardis. Puis, Joséfa et Frank s’installèrent dans le canapé pour faire la sieste tandis que Sylvie débarrassait la table et insistait rudement pour que les enfants viennent faire la vaisselle. Parce qu’elle n’avait que cinq ans, Sophie était exemptée. Noëlle et Valentin trouvaient cela injuste mais noyèrent leur ressentiment dans une bataille de mousse qui dégénéra vite, une assiette éclatée sur le carrelage de la cuisine. Noëlle était fautive ; ça lui avait glissé des mains. Elle essuya les remontrances, son cousin les plats restants.

Puis, contraints par Sophie et sa mère obstinée, les deux jeunes sacrifièrent leur après-midi aux caprices de la fillette, acceptèrent de jouer à la dinette et de goûter même les petits plats concoctés d’ingrédients périmés chinés dans les placards millénaires de Tante Jo. À n’en pas douter, l’avoine datait du temps des dinosaures. L’immonde sauce pimentée était utilisée par les Romains eux-mêmes lorsqu’ils catapultaient des pizzas enflammées sur les villages gaulois. Noëlle et Valentin survécurent de justesse aux innombrables poisons et à la voix stridente d’une peste de cinq ans.

Lorsque Murielle rentra du travail, quelques heures sup dans le dos, il était largement passé vingt-et-une heures. Les enfants veillaient devant la cassette d’un dessin-animé évidemment choisi par la petite Sophie. Noëlle méprisait sa cousine du plus profond. Si elle résistait puissamment à l’envie de la gifler, c’était seulement par crainte qu’on la prive d’emblée de son cadeau d’anniversaire : la Nintendo DS à laquelle jouaient déjà tous ses copains d’école, et Valentin lui-même, avec ce super jeu de chiens domestiques. Évidemment, c’était cher, mais Murielle avait bien dû céder, puisqu’il était hors de question d’adopter un vrai chien. Noëlle le savait : si sa mère rentrait tard et ne faisait plus à manger, c’est parce qu’elle travaillait dur. Si elle travaillait dur, c’était uniquement pour lui offrir ce beau cadeau. Et d’ailleurs, si personne ne lui avait encore souhaité son anniversaire aujourd’hui, c’était seulement pour que sa mère ne se sente pas indigne. Pour qu’elle soit la première à le lui dire de vive voix.

En entendant la porte claquer, Noëlle se précipita dans l’entrée pour accueillir la mine lessivée de sa génitrice, au bord de l’épuisement. Murielle la négligea d’un salut ordinaire et prit illico le chemin de la cuisine pour se dresser une assiette de restes. Noëlle la suivit, la regarda manger, se tint plantée comme un piquet derrière elle tandis qu’elle astiquait son plat sale, puis lui emboîta le pas jusqu’au salon où Murielle s’écroula devant le documentaire sur les oiseaux qui avait déjà sur Joséfa l’effet d’un somnifère. Enfin, comme la gamine ne la lâchait pas des yeux, la mère finit par s’agacer :

— Bon. Qu’est-ce qu’il y a Noëlle ?

Celle-ci tomba des nues. Elle avait onze ans, voilà ce qu’il y avait. C’était donc ça, grandir : découvrir toujours plus de nouveaux ennemis ? Noël terrassé, un cadavre enterré et une insupportable cousine arrivaient encore à lui voler la vedette. Mais qu’elle puisse passer même après les satanés bureaux qu’époussetait sa mère, là, c’était le pompon !

— T’as oublié, pas vrai ? T’as aussi oublié mon cadeau, je parie.

Les yeux assoupis de Murielle s’écarquillèrent soudain et une gêne surprise lui figea le visage. Noëlle n’avait besoin d’aucune autre réponse. Elle s’éloigna de cette mère, bel et bien indigne, et traîna le pas jusqu’à la petite chambre où le générique annonçait la fin du dessin-animé.

Elle s’assit dans le canapé, les sanglots dignement contenus, les lèvres bien serrées pour ne pas qu’explose toute sa rage renaissante. Comme sa peste de cousine courait dans le couloir pour réclamer aux adultes une autre cassette, Valentin s’assit sans rien dire à côté de Noëlle. Il lui glissa sa main au-dessus des genoux et, en baissant les yeux, la jeune fille découvrit la console portable du garçon, tout juste enrubannée par un nœud maladroit.

— Bon anniv.

— Tu me la donnes ? Vraiment ? Pourquoi ?

— Ben… C’est que, maintenant, je te comprends un peu.

— Ah bon ?

— Ouais. C’est l’seum de jamais profiter de sa propre fête.

— Et d’où tu comprends ça ?

— Ben, tu vois, à la Saint-Valentin, tout le monde me dit bonne fête, mais en fait c’est juste pour se foutre de ma gueule, parce que je suis puceau.

— C’est quoi puceau ?

— Laisse tomber. J’ai plus besoin de ma DS. C’est une console de gamins.

— T’as Nintendogs ?

— T’es maboule ? C’est un jeu de filles, ça. J’ai Pokémon.

Tout bien considéré, une tortue-arbre, c’était plus cool qu’un chien. Noëlle l’entraînerait jusqu’à ce qu’elle soit si forte qu’elle ligoterait sa mère avec ses branches magiques. Elle la gaverait alors de baies empoisonnées, jusqu’à ce qu’elle fasse des excuses, jusqu’à ce qu’elle lui souhaite son foutu anniversaire. C’était un jeu violent, se plaignaient les adultes. Ils avaient tort. La violence, la vraie, c’était de zapper le grand jour où sa fille cessait d’être une enfant.

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