2005

4 minutes de lecture

Toute l’année qui suivit, Noëlle angoissa, à cause des supermarchés, de la déforestation – dont on parlait même à l’école dans les fameux cours dits d’EEDD* – des drôles de types qui parfois la regardaient d’un air louche, des voisins ou même certains de ses oncles. Toute l’année, Noëlle enragea aussi parce que, le temps passant, les anniversaires de ses copains et copines devenaient plus extravagants les uns que les autres. On courait autour du toboggan, on plongeait dans la piscine, on frappait des piñatas, on faisait des courses en sacs, du croquet et des pêches aux canards. Certains fêtaient ça au McDo, au bowling, ou même dans un beau parc sur une base de loisirs. Noëlle les jalousait parce qu’elle savait bien qu’elle, pour son anniversaire, n’avait pas le droit d’avoir d’envie. Du moins, pas d’envies qui contrediraient les toasts au pâté, la dinde aux marrons et le nougat glacé – à peu près tous les plats qu’elle ne pouvait plus voir en peinture.

Elle y pensa, encore et encore, cogita sans arrêt et sans rien dire. Une rage silencieuse, inexprimable en fait, avait bouillonné des mois durant et, à Noël, la coupe était pleine, le verre débordait.

Le jour du réveillon, conformément à une habitude qui se muait en tradition, Murielle et sa fille débarquèrent chez Tante Jo dans la matinée. La mère s’en alla faire quelques emplettes, puis aida Joséfa à la préparation des incontournables mets qui composaient le repas de Noël, suivant les indications précises des recettes manuscrites de feue sa propre mère. Pendant ce temps, la fille jouait seule à l’étage, croyait-on.

Puisque l’oncle Pascal avait retrouvé un emploi et loué une nouvelle maisonnette, Valentin et sa famille n’étaient pas encore arrivés. Pour une fois, Noëlle s’en réjouissait. Elle n’aimait vraiment pas les effets secondaires de l’adolescence qui persistait chez son cousin : les boutons dégoûtants, son odeur de sueur et son humour tordu. Mais plus encore, aujourd’hui, elle désirait qu’on la laisse tranquille pour fomenter son plan. Car non, Noëlle ne jouait pas. Noëlle ne jouait plus. Elle était en crise. Noël lui sortait par les trous de nez. Tout lui donnait envie de vomir : les odeurs des bougies parfumées premier prix, les pains d’épices spongieux des colis de la mairie, sa mère qui pestait contre son rouleau de scotch en emballant des cadeaux, qui répétait qu’il fallait se serrer la ceinture pour pouvoir gâter tout le monde et – pire que tout ! – les chansons de Noël passées en boucle à la radio. Quasi toujours de vieux croulants qui gémissaient des chants maussades : de quoi donner envie de se pendre !

Alors que les invités arrivaient au compte-goutte, Noëlle se déroba furtivement au millier de bises baveuses, graisseuses de rouge à lèvre ou hirsutes. Un frisson d’horreur la parcourait toujours, rien qu’à penser aux poils de mentons. Elle ne savait pas bien lesquels étaient les pires : les joues rasées qui irritaient la peau, les barbes fournies où elle ne savait jamais quel reste de sauce ou de fromage fondu elle risquait de croiser, ou les duvets de vieilles femmes qui la glaçaient, moins au toucher qu’à l’idée qu’un jour il lui en pousserait un.

Noëlle esquiva donc habilement la corvée de bises sales pour se faufiler dans la salle à manger, encore plongée dans la pénombre. Seules quelques bougies brillaient sur la table dressée. Quand Tante Jo presserait l’interrupteur, le lustre rustique illuminerait la pièce et tout le monde découvrirait avec émerveillement la décoration soignée – entendez des boules à neige d’un goût kitsch, des bougeoirs étoilés, des strasses et des rubans noués autour des serviettes en papier.

La petite fille traversa la pièce, une grosse feuille cartonnée roulée dessous son bras. Elle attrapa négligemment quelques-unes des serviettes sur le bord de la table et un bougeoir en verre – le préféré de Jo : un bonhomme de neige translucide moucheté de paillettes.

Alors que tout le monde se marchait dessus pour s’embrasser dans le grand hall, un fracas retentit, tout juste couvert par les « Joyeux Noëls ! » qu’on se lançait à la pelle. Cependant, les sourdes oreilles furent bientôt rattrapées par une odeur singulière. Avait-on oublié la dinde dans le four ? Tante Jo fit un pas de côté en direction de la cuisine et vit de la lumière – trop de lumière pour l’heure – dans la salle à manger. À l’endroit où elle croyait pourtant que se tenait le sapin, brûlait une grande flamme. On alluma. Un souffle de stupeur noua toutes les gorges. L’arbre couché au sol flambait tranquillement et Noëlle, tout sourire à côté, brandissait sa pancarte : « Noël est annulé ! »

Le choc suspendit le temps quelques secondes, puis la panique enflamma la famille. L’oncle Frank se précipita pour étouffer le feu qui rampait sur les branches du sapin renversé. Marie-Jeanne accourait, ramasse-poussière en main, pour ramasser les tessons de verre. Sylvie, plus suspicieuse, ouvrit le placard dans lequel on entreposait les cadeaux et poussa un cri strident, surprise par l’avalanche des paquets éventrés.

Noëlle resta plantée comme une statue près de la scène du crime. On eut beau lui hurler dessus, la secouer, la gifler, elle ne bougea pas d’un pouce. Son sourire satisfait ne quitta pas son visage. Cet anniversaire, c’était vraiment le feu !

Elle passa la soirée consignée, enfermée à double tour et privée d’un dessert dont elle ne voulait pas ; bienheureuse quelque part de se retrouver seule plutôt que mal entourée. Elle souriait encore et franchement. Elle se mit même à rire, plus nerveusement qu’autre chose. Et, après ce Noël des plus explosifs, Noëlle obtint enfin un cadeau dont elle se réjouirait : quelques séances de psy.

___________________________________________________________________

* Éducation à l’Environnement et au Développement Durable

Annotations

Vous aimez lire Opale Encaust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0