2000

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Pour les quatre ans de Noëlle, Tante Jo – qui était en fait sa grand-tante, mais cette vague différence ne valait pas la peine qu’on embête une enfant avec tant de concepts généalogiques — cette tante, en quelque sorte de tous les membres de la famille, décida donc de faire une belle surprise à la petite. Ainsi, elle l’emmena au marché de Noël d’une petite ville environnante où, en ce vingt-quatre décembre, les festivités battaient leur plein.

Noëlle découvrit la fanfare qui jouait fort mal de très piètres chansons, mais le bruit l’amusa. Après tout, y a-t-il rien de mieux qu’une crécelle pour occuper un enfant pendant des heures et rendre dingue ses parents ? Noëlle en avait demandé une pour son anni-noël, mais Murielle l’avait tout aussitôt rayée de la liste en interdisant à quiconque d’oser offrir à sa fille cet instrument maudit. En traversant la place, elle fut impressionnée par les mascottes qui se promenaient et offraient des pains d’épices aux enfants. Impressionnée, voire presque apeurée, si bien qu’elle s’agrippa à la manche du manteau en vison – ou en rat, peut-être bien : nul n’aurait fait la différence – de sa Tante Jo. Cette dernière venait d’humer une bonne odeur de vin chaud, alors elle se défit de la poigne de l’enfant en agitant le bras et poussa Noëlle vers le groupe des mascottes :

— Va donc leur prendre une friandise, le temps que j’achète une bricole.

Quoi que peu rassurée, la petite obéit devant le ton tendrement impératif de la vieille dame. Ses petits pieds avancèrent à pas timides sur le dallage de la grand place. C’est toute voûtée et hésitante qu’elle parvint aux abords d’une énorme marmotte au pelage ébouriffé par le froid. Elle se trouvait au niveau de la cuisse, dans l’angle-mort du bonhomme, si bien qu’il ne la vit pas. Elle hésita un peu avant de lui tirer la queue. Trois coups francs.

L’homme-marmotte fit volte-face et la fusilla de ses grandes pupilles pelucheuses. Noëlle sursauta et s’enfuit en courant entre les chalets amassés. Lorsque, à bout de souffle, elle interrompit sa course, elle n’avait aucune idée d’où elle pouvait bien se trouver. Perdue, plutôt que de demander de l’aide à des inconnus auxquels elle savait bien qu’il ne fallait pas adresser la parole, elle se recroquevilla derrière un sapin d’ornement. Derrière l’arbre qu’elle méprisait. Autour duquel on mélangeait ses cadeaux à ceux des autres. Qui, lui, avait droit aux boules en plastique. Qui même attirait plus l’attention qu’elle. Elle songea que peut-être elle aimerait mieux être un arbre et tint ce rôle-ci à la perfection, de sorte que personne ne la remarqua.

Entre temps, Tante Jo avait avalé son vin chaud, s’était retournée pour rappeler sa petite-nièce, et avait manqué de s’étouffer avec la dernière gorgée du breuvage encore fumant. Noëlle avait disparu. Morte d’inquiétude, Tante Jo se lança à la recherche éffrénée de l’enfant. Enfin, aussi effrénée que sa hanche douloureuse et son hallux valgus le lui permettaient. Vous imaginez néanmoins que crier « Noël(le) ! » au beau milieu d’un marché peuplé de lutins, de rennes et de vendeurs de bretzels la fit davantage passer pour une illuminée accroc aux guirlandes, faute d’avoir la lumière à tous les étages, que pour le parent d’un enfant évaporé dans la foule.

Il fallut de fait attendre plusieurs heures, qu’à la fin du marché on démonte les cabanes et on ôte les sapins, avant que Tante Jo retrouve sa petite-nièce frigorifiée et pleine d’épines. Honteuse, la vieille dame fit promettre à l’enfant de ne rien raconter de cette terrible aventure à sa mère, ni à personne. Pour acheter son silence, elle lui proposa de l’emmener voir le Père Noël, cet homme fabuleux dont tous les enfants rêvaient et qui lui apportait chaque année double ration de cadeaux pour son anni-noël. Enfin, double, c’est vite dit. Quelques années plus tard, Noëlle compterait et se rendrait compte qu’à vrai dire, elle n’avait guère qu’un ou deux présents de plus que ses cousins.

Pour l’heure, elle l’ignorait et Tante Jo portait son petit corps froid vers l’immense trône rouge encore en place près duquel un vieux barbu bien en chair fumait une cigarette d’allure artisanale. Tante Jo héla le gaillard :

— Eh, Père Noël ! Vous voulez bien faire une photo avec la p’tite ?

D’un signe de la main, le chic type lui demanda de patienter un peu, le temps qu’il termine son mégot. Il l’écrasa ensuite sous sa grosse botte et prit place sur le siège. La dame s’approcha, lâcha l’enfant sur les genoux de l’inconnu en combinaison rouge et plongea dans son sac à main à la recherche de son Kodak jetable.

Pendant ce temps, Noëlle, crispée de tous ses muscles, cambrait le dos en arrière pour échapper aux effluves végétales dont empestait la gueule du monsieur. C’était un faux vieux. Elle le voyait nettement. Sous sa grande barbe blanche, ce type louche n’avait pas de ride.

Lorsqu’enfin Tante Jo brandit fierment son appareil et chantonna « Le petit oiseau va sortir ! », l’inquiétant Père Noël attira Noëlle tout contre lui. Coincée entre son torse, la fausse barbe sale et collante et l’autre barbe, hirsute, en-dessous, l’enfant grimaça lorsque l’individu ouvrit son bec pour demander, après un « Oh ! Oh ! Oh ! » enfumé :

— Alors, brave petite, qu’est-ce que tu veux pour Noël ?

— Une… crécelle, chuchota Noëlle, les lèvres à peine ouvertes, tant elle tentait de retenir sa respiration.

La photo qui en résultat était des plus ingrates, mais Murielle l’encadra dans la montée d’escaliers « en souvenir de cette belle sortie ». Noëlle, pour sa part, ne pouvait pas l’encadrer.

Après cette « belle sortie », une chose lui apparaissait clairement. Le Père Noël était un imposteur. Pas seulement celui-là, au marché. Noël était une imposture. D’abord, dans la soirée du réveillon, elle entendit Valentin dire quelque chose de ce genre-là à d’autres de ses cousins. Et puis, si au marché elle avait bel et bien eu droit à double ration de trauma, sous le sapin, en revanche, aucune crécelle ne l’attendait. Alors, elle en fut convaincue : le Père Noël n’existait pas.

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