2004

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Quand Noëlle atteignit l’âge de huit ans, son fantôme des Noëls passés traînait déjà de sacrées casseroles. L’approche des fêtes l’agaçait mais, parce qu’elle avait perdu tout espoir que les choses puissent s’arranger, elle accueillait aussi cette perspective avec un détachement placide. Si elle faisait bonne figure, peut-être y aurait-il des crêpes, peut-être lui offrirait-on même une ou deux choses de sa liste, ou bien une ou deux choses s’en rapprochant vaguement. Des vagues, elle essayait de ne pas en faire en attendant que la tempête soit passée. Elle se réjouissait même un peu, à l’idée de retrouver Valentin, qui avait déménagé à une bonne heure de route et qu’elle ne voyait plus aussi souvent qu’avant.

Parce qu’ils avaient de la route, justement, l’oncle Pascal et sa petite famille débarquèrent chez Tante Jo la veille de la veille du jour J. Pour mieux profiter de son cousin, Noëlle réclama d’y aller, elle aussi, et Murielle accepta sans qu’elle ait à insister.

À cause du collège, Valentin avait attrapé une vilaine maladie qu’on appelle “adolescence” et qui file des boutons plein la face. Noëlle craignait vraiment que ça lui arrive un jour. Il faisait aussi des blagues qu’elle ne comprenait pas et qu’il refusait souvent de lui expliquer. À croire que l’adolescence, ça rendait bête aussi. Il tenait même un Carnet de blagues qu’ils échangeaient entre copains à la récréation. Il était plein de dessins et de phrases mystérieuses. Alors que Noëlle regardait par-dessus l’épaule de son cousin, elle aperçut un gribouilli du Père Noël en caleçon entouré d’enfants tous nus. Valentin annotait : “Pédé Noël”.

— C’est quoi pédé ? l’interrogea Noëlle.

— Un pédophile.

— C’est quoi un pet-d’eau-de-file ?

— C’est un vieux bonhomme qui fait des trucs crades à des petits enfants, marmonna son cousin en mâchonnant son chewing-gum.

— Quels trucs crades ?

— Genre… leur toucher le sexe.

Et il pouffa de rire tout seul parce qu’il avait dit un mot tabou. Noëlle ne rigolait pas. Elle trouvait ça dégoûtant et pas drôle.

Les bêtises de Valentin l’ennuyaient tellement que, quand Murielle passa chez Tante Jo s’assurer de ce qu’il restait à acheter pour le soir, Noëlle la supplia de la laisser venir aux courses. Sa mère fut surprise mais approuva. Cela lui inspirait même soudain une bonne idée. Noëlle se plaignait toujours de ne pas recevoir les cadeaux qu’elle voulait alors, une fois au supermarché, Murielle lâcha sa fille dans le rayon Jouets et lui dit :

— Prends ce qui te fait plaisir. On demandera à la caissière de le mettre de côté pour le Père Noël, d’accord ? Comme ça, on est certaines qu’il ne se trompera pas.

Tant que la gamine restait ici, en prime, Murielle pourrait faire ses courses en paix. D’une pierre deux coups, se congratulait-elle.

Seule dans le rayon, Noëlle hésita. Elle voulait tant de choses : cette Barbie à grosse tête et aux cheveux sombres qui avait l’air d’une rockeuse avec son jean troué, le zoo des Playmobils, ou bien le château fort, et puis aussi des cartes Pokémon. Le choix était rude et elle resta longtemps à faire les cent pas dans l’allée, à décider au pif à force de pique-nique-douille, pour décréter ensuite le résultat décevant et aussitôt recommencer. Finalement, en vue de concilier toutes ses aspirations, son choix se porta sur une grosse maison colorée remplie d’animaux à grosses têtes. Il y avait même un distributeur de croquettes très stylé ! Elle souleva le gros carton dans ses petits bras et se mit en tête de rejoindre sa mère. Elle arpenta un à un les rayons mais ne la trouva pas. À cause de la frénésie qui gagnait les retardataires en panne d’idées de cadeaux à la veille de Noël, le magasin était bondé, la cohue se pressait dans tous les sens et même le rayons des serpillères, d’ordinaire si tranquille, était aujourd’hui pris d’assaut. Bien vite, chahutée par la foule, Noëlle s'affola et explosa en sanglots. Elle était perdue. C’était certain, elle ne retrouverait jamais sa maman !

C’est alors qu’une main potelée s’écrasa sur son épaule pour la retenir. La petite fille se retourna, tremblante, pour confronter le visage bouffi et la bouche trop souriante d’un gros monsieur en costume rouge qui dégainait son « Oh ! Oh ! Oh ! » le plus mielleux. Si mielleux que ça en devenait glauque.

— Bonjour petite, dit-il de sa grosse voix grasse. Tu es perdue ?

Noëlle déglutit.

— Non, non… Ma mère est juste là…

— Tu as l’air bien triste, hein, insista le vieux bonhomme. Tu veux un bonbon ?

Il joignit le geste à la parole en tirant un sucre d’orge de sa poche rembourrée. Noëlle était clouée sur place, pétrifiée par la peur. Elle savait bien qu’on ne devait jamais, ô grand jamais, se laisser amadouer par un inconnu qui propose des sucreries. C’est une technique de base pour kidnapper les enfants.

— Non merci, déclina-t-elle bien poliment, comme on le lui avait appris.

Ses yeux cherchaient nerveusement sa mère, mais Murielle demeurait hors de vue.

— Et si je t’emmenais à l’accueil ? s’acharna le faux Père Noël. On pourrait faire une annonce pour retrouver ta maman. Dis donc à Papa Noël comment tu t’appelles.

— Si t’étais le vrai Père Noël, tu le serais, d’abord !

Elle ne put s’empêcher de lui tirer la langue.

— Oh, oh, oh. C’était vrai, autrefois. Mais ma mémoire n’est plus aussi bonne qu’avant…

L’employé du supermarché, qui suait à grosses gouttes sous son épais manteau, tout en se justifiant, attrapa par la main la petite égarée afin de la guider vers l’accueil. Noëlle dégagea illico sa paume. Elle arracha en furie la fausse barbe de l’imposteur, le bonnet qui la maintenait en place, et se mit à crier :

— Menteur ! Menteur ! T’es rien qu’un pet-d’eau-de-file !

Murielle, qui était retournée chercher sa fille au rayon Jouets, accourut à ses cris et, sous l’emprise soudaine d’un instinct maternel bien long à la détente, tabassa à coups de viande surgelée l’agresseur de sa fille. Il fallut l’intervention de deux chefs de rayon et du patron lui-même pour dissiper le malentendu. L’employé refusa à jamais de repasser le costume du héros du Pôle Nord. Murielle se trouva bien honteuse et enguirlanda sa fille, sans froufrous ni paillettes. Noëlle, quant à elle, développa une peur bleue des centres commerciaux.

Cette année-là, son anniversaire fut propice aux réprimandes et aux moqueries de toute la tablée. Cerise sur le gâteau : dans la précipitation, on avait oublié son cadeau au supermarché.

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