Les traumatisés anonymes

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La salle était à moitié pleine ce soir. C’est en tout cas ce que se pensait Perry en grimpant sur l’estrade. C’était à son tour de partager, de raconter son histoire pour arrêter de la rêver. Il avait le trac, comme à chaque fois qu’il montait sur une scène. Il commençait pourtant à avoir l'habitude de conter son expédition. On disait qu’il fallait raconter son rêve soixante-dix-sept fois pour réussir à l’oublier. Il redressa la tête et lança son monologue les yeux dans les yeux avec une chaise vide, c’était plus facile.

« J’y vais »

C’est la dernière chose que je lui dis avant de claquer la porte en alu de notre T3 en ville. J’en avais marre d’attendre qu’on nous livre. Ça faisait combien de temps qu’on en demandait ? La petite Josie, il fallait bien qu’elle bouffe. Le hall de l’immeuble était vide. C’était curieux. Alors qu’on savait très bien que chacun était chez soi. On entendait les gosses brailler, le voisin qui gueulait sur sa femme ou le clébard du dessous qui aboyait devant la porte d’entrée de son appartement. À se demander si son propriétaire était pas décédé, mais j’aurai pas voulu vérifier.

« Chacun chez soi ! » C’est ce qu’on nous répétait sans arrêt à la télé et j’avoue que sortir me fichait un peu la trouille. Clémentine m’avait déconseillé de prendre l’ascenseur à cause de ces foutues coupures de courant qui arrivaient n’importe quand, il s’agissait pas de rester coincé dedans à attendre de mourir, j’étais pas sûr que des dépanneurs viendraient. Je descendis les trois étages par l’escalier et déjà je commençais à transpirer sous mon masque.

Hors de question de sortir la voiture du parking où elle était. Premièrement, parce que je savais pas sur quel type bizarre je risquai de tomber au sous-sol, deuxièmement, avec le bruit du moteur, les drones seraient sur moi en moins de deux. Rien d’autre à faire que d’y aller à pied. Ce qui me dérangeait pas trop. On était à quoi ? cinq kilomètres. Ce serait vite fait.

Aucune voiture dans la rue, enfin je veux dire, entrain de rouler. Parce qu’évidemment, là où il y avait de la place pour se stationner, elles avaient pas bougé depuis plusieurs mois. Le seul bruit qu’on entendait était celui des pales des drones qui volaient haut dans le ciel. Leurs caméras étaient suffisamment efficaces pour voir une souris sur le bitume. Il fallait que je me fasse petit. Je longeais les voitures, à moitié accroupi, en priant pour qu’on ne me repère pas.

Je me souviens que quand Clémentine avait accouché, je m’étais rendu tous les jours à la maternité en trottinette, je devais mettre entre quinze et vingt minutes. On avait le droit de rester dormir, mais c’était sur un fauteuil pourri, je l’ai compris la première nuit et ma chérie ne m’en a jamais voulu de retourner me pieuter à la maison, d’autant que je la quittais le plus tard possible pour la retrouver dès le réveil. Le jour de mon expédition, je mis bien trois heures ! Et avec ce foutu masque, c’était comme si j’avais couru un marathon. Il faisait beau, ce qui ajoutait au surnaturel de la situation. Personne dehors avec un soleil pareil, on aurait pu croire que tout le monde était mort. Je me souviens de m’être dit de me remettre au sport à la fin de tout ça, ou au moins que je fasse un bilan de santé. Mon cœur battait si fort que je le sentait résonner jusque dans ma gorge, qui elle était aussi sèche que... Non, je vais éviter de vous parler de l’entrejambe de ma grand-mère, c’est pas bien de parler de ce qu’on connait pas.

Tout ça pour dire que j’étais arrivé devant le SAS verrouillée de l’hôpital sur lequel avait été placardé plusieurs affiches disant, en gros, de rentrer chez soit et d’appeler le 15 si ça allait pas. Il n’y avait personne à qui faire signe et l’obscurité derrière les portes ne laissait rien présager de bon.

Il fallait que j’entre, donc je fis le tour en restant à couvert autant que possible. Il n’y avait pas un bruit aux fenêtres, c’est ce qui me décida à en briser une. Heureusement qu’à cet étage, il n’y avait pas les mêmes barreaux que plus haut. Avec un trou dans le carreau, il était facile de passer la main pour tourner la poignée et ouvrir les deux battants. Il n’y avait personne dans la pièce, j’étais tombé sur un bureau. Je refermais la fenêtre derrière moi et restait à attendre quelques minutes à l’affut du moindre bruit. Il semblait y en avoir au-dessus, mais ici, rien du tout.

Mon roudoudou d’amour, et si je l’appelle mon roudoudou d’amour, c’est pas à cause de la forme de ses hanches, mais grâce au généreux moelleux de sa poitrine, considérait que j’étais arrivé dans l’endroit le plus dangereux du monde. Mon masque était humide de ma sueur et de ma respiration, mais il était hors de question d’en changer. J’en profitais quand même pour enfiler les gants en latex qui se trouvaient sur le bureau et pour fouiller l’armoire à la recherche d’une possible blouse. Ce n’était pas un vestiaire et je fus déçu.

Cela ne m’empêcha pas de sortir pour me retrouver au milieu d’un couloir vide éclairé par les lumières des sorties de secours. La pression des derniers mois faisait flancher ma mémoire et il faut dire que mon bébé en avait déjà 8, donc j’avais bien eu le temps d’oublier à quel étage je devais me rendre. C’est pourquoi je repris la direction de l’entrée.

Il n’y avait personne ici. Personne derrière le guichet, le téléphone était même décroché, quelqu’un avait dû en avoir marre de l’entendre sonner. Mais tout semblait en ordre, comme si on avait fini la journée et qu’on avait prévu de revenir le lendemain. Je me dirigeais vers les ascenseurs qui étaient bariolés de bandes rouges et blanches avec écrit dessus « hors service ». Sur les boutons d’appels avait négligemment été scotché une feuille A4 avec « Pour vous rendre aux étages, merci de prendre les escaliers ». Au-dessus des portes fermées se trouvait l’info que je cherchais, la maternité était au troisième.

Mes pas résonnaient dans les marches, donc je me mis sur la pointe des pieds. Je ne me trompais pas, alors que je passais devant la porte du premier étage, j’entendis des bruits. Je ne tentais pas de la pousser. Derrière celle du deuxième étage, plusieurs personnes toussaient et il me sembla entendre quelqu’un crier « A l’aide ». Hors de questions d’aller vérifier, c’était pas mon boulot. J’espérais juste que les soignants avaient pas déserté l’hôpital pour laisser les malades crever en paix. J’espérais encore plus que tout le corps médical n’était pas crevé, ce qui nous laisserait dans une belle merde.

Arrivé devant la porte du troisième, qui était la fin de l’escalier, j'y collais mon oreille. Pas un bruit. En même temps, je ne vois pas pourquoi on aurait mis les malades avec les femmes en train d’accoucher. Et je suppose qu’il y avait belle lurette qu’aucun bébé n’était né ici. Je poussais la porte, et elle ne s’ouvrit pas. Il n’y avait pourtant pas de serrure et si elle était coupe-feu, il aurait dû être possible de l'ouvrir. J’insistais, mais elle ne voulut rien savoir.

M’apprêtant à faire demi-tour pour trouver un autre moyen d’entrer, j’inspectais un peu les lieux et vis la trappe d’accès aux combles juste à porter. Évidemment, il n’y avait pas d’échelle, mais l’extincteur était accroché pas trop loin, je me dis qu’en grimpant dessus, j’arriverai peut-être à l’ouvrir. J’étais perché comme je pouvais et je dû me tendre en entier pour attraper la tirette de la trappe qui l'ouvrit et permis à l’échelle de meunier de se déployer. Je suppose que les techniciens avaient un outil spécial pour la choper.

Je grimpais à l’échelle et j’atterris sur les poutres de bois permettant le passage des ouvriers chargés de la maintenance. J’étais entouré de cette mousse blanche isolante qui irrite la gorge dès qu’on en respire un peu trop et des tuyaux chauds conduisant l’air vers les recycleurs afin de gérer la température de l’hôpital. Il fallait que je fasse gaffe ou je posais mon pied, j’avançais prudemment en écartant la mousse, mais au bout de quelques mètres. Je me dis qu’il n’y avait probablement pas d’endroit prévu pour que je descende, je devrais improviser. Je fis un trou dans la mousse et découvrit comme je le supposais le classique maillage en aluminium sur lequel était posé des dalles faites de je sais pas trop quoi, mais qui donne une apparence de liège. J’enlevai une dalle et je sautais par le trou.

J’atterris lourdement sur le lino qui était plus bas que prévu et quand je me relevais, ce ne fut pas sans douleur. Ma cheville gauche me fit défaut. Heureusement qu’il y a des mains courantes partout dans les couloirs. En m’appuyant dessus, j’avançais jusqu’à la réserve et trouvait l’objet de ma quête ! Enfin pas tout à fait, c’était du lait tout prêt en bib de 90. Josie était rendue à 210 mL par repas donc elle en boirait trois à chaque fois. Et il se conservait moins bien qu’en poudre. Si j’avais eu le choix, j’en aurai pas pris, mais il m'en fallait. J’embarquais le tout dans mon sac à dos et ce nouveau poids sur les épaules se répercuta sur ma cheville. Vive les mains courantes.

Je pensais avoir fait le plus dur, mais je me foutais le doigt dans l’œil jusqu’aux amygdales. Il ne me restait plus qu’à filer, mais j’étais pas au bout de mes surprises.

J’allais voir la porte des escaliers pour comprendre pourquoi elle était bloquée. Quelqu’un avait mis un lit médicalisé en travers, sans doute avant de s’enfuir par l’ascenseur. J’eus beau tenter de l'appeler,il ne monta pas. Quelqu’un avait dû leur couper le courant pour de bon. Il fallait que je pousse le lit. Voyant une fontaine pleine à côté avec plein de gobelets neufs, je décidais d’ôter un peu mon masque pour boire un verre que je recrachais aussitôt. Je ne sais pas depuis combien de temps cette eau était croupie, mais je crois que celle de la Seine a meilleur goût.

Je remis mon masque et entrepris de pousser le lit. Le lino grinça comme une craie sur un tableau. J’avais sans doute oublié d’enlever le frein. Bordel, comme si j’avais pas déjà assez mal au pied. J’ouvris la porte et entendis celle du dessous s’ouvrir aussi. Les malades avaient entendu le boucan que j’avais fait et commençaient à monter.

J’aurais pu tenter de descendre aussi vite que possible, mais si j’étais contaminé, j’allais tuer Clémentine et Josie et tout ce que j’avais fait ce jour-là n’aurait servi à rien.

Je refermais la porte, mais je n’essayais même pas de remettre le lit en place. J’avançais dans le couloir et je choisis une porte au hasard, m’engouffrais dans la pièce et la verrouillais derrière moi. La chambre était vide et les barreaux à la fenêtre m’empêchaient de tenter de sauter pour descendre. Des bruits arrivaient dans le couloir, hors de question de sortir d’ici pour le moment. J’avisais la salle de bain et y découvrit qu’il y avait encore l’eau courante. Je bus un peu ce qui me redonna quelques forces et me permis d’analyser la situation.

Dans la chambre, il y avait le lit, le berceau et le vieux fauteuil pourri. Je mis le fauteuil sur le lit et je poussais une dalle du plafond pour retourner dans les combles. Mais je n’étais pas assez fort pour me hisser. Il fallut que j'installe le berceau sur le fauteuil pour escalader cet échafaudage instable et me hisser sur une poutre. Je toussais dans mon masque et commençait à avancer. Je vis plusieurs têtes passer dans le couloir à travers le trou que j’avais fait plus tôt. Elles ne donnaient pas envie d’aller les rejoindre donc je continuais ma route jusqu’à l’échelle de service. Heureusement, ils n’avaient pas pensé à y grimper. Sinon, je suppose qu’il aurait fallu que je les chasse à coup de pied. J’attendis à proximité que l’agitation cesse. Ça faisait déjà un moment que j’étais parti et j’avais peur que Clémentine commence à s’inquiéter. Enfin commence, vous savez comment elle est, elle s’inquiète tout le temps.

Ce repos sur mon perchoir ne fut pas des plus confortables et à un moment, je décidais que c’était bon. Je descendis l’échelle puis l’escalier toujours sur la pointe des pieds, mais aussi vite que possible. Arrivé tout en bas, je franchis la porte qui claqua derrière moi et me laissa seul dans le noir illuminé par quelques pancartes « Sortie » et leur lumière verte. L’endroit me fit une sensation étrange : comme si je n'étais pas où je pensais, et en effet, après avoir appuyé sur l’interrupteur signalé à coté avec la petite lumière sur lui, je me rendis compte que j’étais trop bas. J’étais dans le parking souterrain. Je renversais la poubelle à portée devant la porte par peur qu’un malade l’ait entendu claquer et scrutait les environs à l’affût du prochain danger.

Il n’y avait aucun bruit et la dizaine de voitures présente ne laissait pas beaucoup d’endroits où se cacher. J’avançais vers les grilles, mais comme je le supposais, elles étaient fermées. Dessus il y avait une pancarte avec inscrit « avancez jusqu’à la ligne ». Elle devait s’ouvrir à l’approche d’une voiture. Ne me restait plus qu’à en choisir une.

Ouvrir une voiture n’est pas très compliqué, il suffit de péter la fenêtre et le tour est joué. Mais je n’avais pas de clés pour les démarrer et je ne sais pas les allumer en démontant le tableau de bord. Je suis pas mécano... Il allait me falloir pousser. Je choisis la plus proche de la grille et quand je commençais à la déplacer, me rendis compte qu’il fallait que je tienne le volant de la main droite pour pousser sur mon pied gauche. L’effort était insoutenable. J’arrêtais de bonne heure pour chercher une voiture anglaise. Mais le tour du parking fut vite fait et je n’y trouvais pas mon bonheur. J'allais souffrir.

Mon calvaire était intense et je peinait à en arriver au bout, mais enfin, je réussis à approcher suffisamment la voiture pour que la grille s’ouvre. Je me faufilais dehors avec la sensation de respirer de nouveau. La fraîcheur de la soirée commençait à poindre alors que j’étais parti au matin. Mon ventre se rappela douloureusement à moi, je n’avais pas vu le temps passer.

Le bon côté de l’aurore, c’était que les ombres où me cacher étaient plus grandes. Il me fallut quand même pas mal de temps pour rentrer. La rue était éclairée de ses réverbères qui ne servaient presque à rien. Certains étaient grillés et les ampoules ne seraient pas changées avant un moment.

Quand j’arrivais à la maison, avant même que je pose mon sac à mes pieds, Clémentine me fit me déshabiller et me laver. Je devais faire peur à voir. La douche me fit du bien, mais j’en sortis rapidement, pressé de manger.

Ma chérie m’attendait à table, Josie était déjà couchée, bien entendu. Alors que je reculais ma chaise sans bruit, mon Roudoudou me fit son sourire triste qui lui était propre et me montra la cuisine : « Ça y est, on a reçu nos boites de lait en poudre ».

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