Retour aux origines

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L'Origine du monde, Gustave Courbet, 1866, Musée d'Orsay, Paris.

- Allons, Madeleine ! Ne te conduis donc pas si sottement !

Les pommettes rosées comme celles d'une jeune fille, j'examine une dernière fois ma toilette : ma robe, digne et pudique comme il sied à une bonne épouse et chaste mère de famille, n'en souligne pas moins mes rondeurs encore girondes que m'envient encore certaines demoiselles que l'enfance étreint encore de leur sveltesse malingre ; la dentelle qui habille ma gorge laisse entrapercevoir quelques appâts dont l'apparente innocence annoncée par mon blanc corsage n'en émoustillera pas moins le regard des plus respectueux gentilshommes de la capitale ; quelques perles font écho au velouté encore respectable de ma peau et mon chapeau, effrontément penché, achève de suggérer l'aventurière sous la matrone. Je le redresse un peu.

Pour l'instant.

Dans l'ovale de ma coiffeuse, j'adresse à mon élégant reflet une oeillade qui me fait rougir un peu plus : la touffeur toute relative de cette journée d'automne n'est pas seule en cause. Je me souris, nerveuse, puis quitte enfin ma chambre.

- Mathilde ! je lance à travers le grand appartement silencieux.

- Madame ? me répond l'intéressée depuis la cuisine d'où sa voix me parvient, assourdie.

- Je me rends chez Madame de La Vilénie comme tous les jeudis soirs. Dites à Monsieur mon époux qu'il ne m'attende pas avant dix heures du soir car nous comptons souper pour prolonger nos lectures. Ne laissez pas Benjamin se goberger avant le dîner ni Céleste jouer avec mes toilettes !

- Bien Madame La Reverdie. Passez une bonne soirée.

La maisonnée étant en ordre, je sors enfin, l'esprit léger mais le coeur fébrile.

Sur la chaussée, ce brave Jérôme me hèle un fiacre et, donnant aussi indifférente que possible l'adresse de l'atelier de Gustave au cocher, je m'enfonce dans la banquette et laisse mes pensées divaguer dans les secousses de la voiture dont les roues heurtent les pavés irréguliers de l'avenue.

Gustave.

Lorsque je l'ai découvert pour la première fois, fier et souriant parmi ses admirateurs, je l'ai immédiatement trouvé fascinant. Il y avait dans son regard un feu, un génie évident qui m'a captivée. Et je me suis approchée de cette lumière irrésistible comme les phalènes sont subjugués par l'éclat des becs à gaz.

Et je m'y suis brûlée.

L'incendie, du dehors, n'a laissé aucun stigmate, mais lorsque ses yeux se sont posés sur moi, que ses lèvres ont effleuré ma main d'une façon délicieusement surrannée, mon sang s'est mis à bouillonner, mon coeur à battre follement, ma peau à s'embraser, affamée soudain de cette bouche neuve dont le toucher était désormais familier.

Et nous avons causé tous deux, reléguant à l'oubli les demoiselles et jeunes gens venus l'encenser, comme les vieilles barbes venues en censeurs. Il m'a transfigurée en reine de son regard fauve, m'a fait oublier le poids des ans et celui de l'ennui d'une vie de rombière. Je suis à son contact redevenue femme.

Aussi, lorsqu'il m'a confié en prenant congé qu'il adorerait me peindre, j'ai rosi comme une jouvencelle et j'ai caché contre mon coeur le billet où ses mains avaient tracé les mots de notre premier rendez-vous.

J'ai à peine pu céder au sommeil, et mon repos a depuis été troublé de songes fiévreux qui me laissent au matin moite dans mes draps froissés.

Ce soir, je vais le revoir.

Ce soir, à nouveau, ses lèvres se poseront sur ma peau.

Lorsque le coche s'immobilise, je reviens soudainement à moi, prise d'un doute. Que mon impatience a tôt fait de chasser.

Je m'efforce de ne pas me précipiter dans ma descente et gagne en me contenant à allure respectable le heurtoir du battant sur lequel j'appuie une main, savourant le contact rafraîchissant et apaisant du bois, tandis que mes doigts se referment délicatement sur la poire en métal que je soupèse, achevant de me rasséréner sous le poids glacé le toucher, si doux grâce à la patine du temps, m'évoque une caresse rassurante.

Je cogne trois coups, qui résonnent longuement dans l'atelier.

Trop longuement.

Il n'est pas là.

Il m'a oubliée.

Je me mords la lèvre de dépit furieux et de frustration désespérée quand un bruit de gâche qui claque me fait sursauter et que la porte s'ouvre sur lui.

Je me retiens de lui sauter dessus mais son sourire me rend à la fois molle comme un tas de linge et légère comme un ballon volant. Je lui rends son sourire.

- Madame de la Reverdie ! Je ne vous espérais plus et mon coeur s'en désolait ! s'exclame-t-il, charmeur, dans une exquise ébauche de révérence. Vous êtes délicieusement apprêtée, ajoute-t-il, galant, en saisissant délicatement mais fermement la main que je lui tends, subjuguée. C'est regrettable, conclut-il en plantant le feu de ses yeux dans les miens tandis que je vacille sous un accès de crainte. J'aurai donc quelque scrupule à devoir vous arracher de si délicats effets et devrai donc contenir mes ardeurs...

Ses lèvres se posent lascivement sur ma ma main captive tandis que je me sens tout d'un coup rougir et défaillir. Sentant ma faiblesse, il m'attire à lui et, m'accrochant à son bras puissant, il m'introduit dans son repaire et ferme le lourd battant sur le reste du monde.

- Belle Héra, incarnation de la femme, du foyer et de la mère, me permettrez vous de vous appeler mère ? Sous vos yeux si doux, je redeviens le garçonnet de jadis et retrouve à vos côtés les envies et désirs de l'enfance comme les ardeurs de la jeunesse.

Tandis qu'il me présente son étrange requête, il presse mes mains dans les siennes et mon coeur entre les braises de son regard.

J'acquiesce.

- Ah que vous m'honorez, bonne mère, et que vous me remplissez d'allégresse !

Je ris de son enthousiasme tandis qu'il me fait virevolter entre ses bras et, essoufflée par sa fougue, j'appuie mon front sur son torse.

Je sens ses mains chaudes remonter le long de mes bras vers mes coudes, mes épaules, mon cou, mon menton, redresser mon visage. Et, bien qu'il me domine, je plonge dans son regard et lui plonge sur mes lèvres.

Sa bouche se fait pressante et je ferme les yeux sur cette folie furieuse qui s'empare de mon corps alors que je réponds avec fièvre à ses baisers. Je me pousse contre lui tandis qu'il délace ma robe que je voudrais qu'il arrache et son corps ne me laisse aucun répit, dur, brûlant contre moi.

Je ne sais comment nous nous retrouvons nus ni comment ce lit est apparu pour nous accueillir mais nos sangs affamés se réclament avec rage et tendresse à la fois, hurlant intérieurement l'un contre l'autre, l'un après l'autre, l'un dans l'autre.

Quand la passion assouvie reflue et nous laisse alanguis, Gustave dessine du bout de son index aérien des arabesques savantes sur ma peau qui frissonne, sur ma gorge qui se tend, sur mon ventre qui se cambre pour échapper à cette caresse délicieuse dont il ne supporte pourtant pas la fin.

- Maman, laisse-moi te peindre telle que tu es, mystérieuse et irradiante d'amour, si parfaitement femme dans l'accomplissement des corps que tu résumes à toi seule le divin et l'humain ! En toi se forge l'union du sacré et du profane ! Laisse-moi te peindre comme on n'a jamais peint la femme, généreuse et supérieure ! Belle à faire pleurer les anges ! De toi jaillissent la vie, le monde et la passion et tout en toi est l'art à l'état pur ! Laisse-moi rendre compte avec mon modeste talent du génie de la nature qui s'est exhalté dans tes grâces ! Laisse-moi, muse chérie, te peindre comme l'on s'est aimé !

A nouveau sous le joug de son feu intérieur, je hoche la tête, ennivrée de lui et de ses mots, de son corps et de sa voix. Il s'affaire soudainement et réunit en quelques instants sa toile et ses fusains. Et tandis qu'il m'esquisse sur son chevalet, je le dévore du regard, sentant à son génie en pleine activité que j'ai encore faim de lui.

Pourtant, alors que ce moment étourdissant où nous nous sommes mêlés s'éloigne, je sens que l'atelier se refroidit. Mon corps frissonne et, soudain, mon sang se glace.

Qu'ai-je fait ?

Effarée, comme sortant d'un songe, je découvre l'atelier tel qu'il est et plus comme je voulais le voir : sombre, traversé de courants d'air, désordonné, sale.

Gustave dessine sans s'arrêter et, brusquement, ma nudité m'apparaît dans toute son infamie et je m'empresse de tirer sur le drap pour me dissimuler.

- Qu'avez-vous, douce mère ? me lance le peintre avec désinvolture, sans cesser de griffonner.

- Je dois rentrer.

Ma voix s'étrangle.

- Je vous remercie pour votre patience ! Les générations des siècles prochains vénèreront cette oeuvre grâce à vous et je vous en serai éternellement reconnaissant.

Pas un regard vers moi.

Il reste tout à son labeur.

Je n'existe plus.

Un sanglot monte en moi comme une marée irrépressible.

Je dois partir.

Je réunis ma toilette éparpillée et me pare comme je peux en tâchant d'habiller mon indignité implacable des apparences de la vertu.

Mes mains qui tremblent peinent sur les cordons de ma robe et de mes bottines et mon chapeau demeure froissé malgré mes efforts.

Pathétique, je m'approche de lui pour tenter de raviver le souvenir de nos étreintes, mais il m'ignore toujours, absorbé absolument par mon portrait.

Ce portrait qui sera sa consécration.

Mon portrait immortalisé pour l'éternité.

Je me hausse pour apercevoir la toile par-dessus son épaule.

Mes mains se pressent sur ma bouche pour retenir un cri d'horreur muette et je fuis hors de l'atelier.

Loin de ce lieu où je me suis perdue.

Loin de cet homme à qui j'ai tout donné.

Loin de cette honte tatouée à jamais au fer rouge au plus profond de ma chair.

Fuyant le souvenir de ce dessin effroyable.

Mon intimité la plus privée profanée, livrée aux regards lubriques de l'humanité entière.

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