Fauteuil à bascule

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- Allison ?

La Voix. Encore. Qui vient fracasser ses rêves, l'arracher à sa transe, comme chaque jour.

- Allison ! Alors, tu n'entends pas que je t'appelle ? Dépêche-toi de venir, le repas est prêt. Si tu ne viens pas, tu ne mangeras pas, tant pis. Moi, je m'en fiche.

La voix de sa mère. Froide et impersonnelle. Une volée de grêlons contre une vitre.

Allison soupire. Avec lenteur, elle se lève du fauteuil à bascule, alourdie par son présent retrouvé. Cette fois, elle a presque réussi à revoir Mila. Juste un pas à franchir encore. Un seul...

A regret, elle réintègre sa vie en pilotage automatique. Avancer sans penser, un mètre après l'autre.

Elle n'est plus qu'un corps sans âme. Mila l'a emportée avec elle le jour de sa disparition. Pour la protéger.

Pourtant, ce corps a besoin d'être nourri pour fonctionner. Alors elle descend docilement l'escalier qui mène au salon et rejoint ses parents attablés pour le dîner.

Le grand portrait de Mila qui surplombe le piano semble la fixer d'un air encourageant. Ses yeux bleus et son sourire sont les seuls éléments chaleureux visibles dans cette pièce.

- Ah, enfin, ce n'est pas trop tôt, soupire sa mère, une grande femme sèche à l'expression pincée. On dirait que tu le fais exprès. Assieds-toi et mange sans faire d'histoires. Je ne veux pas t'entendre.

Son père ne lui jette qu'un vague coup d'œil dédaigneux. Un cafard retrouvé sous l'évier aurait eu droit à davantage de chaleur de sa part. Pour lui, elle existe à peine. Elle n'est qu'une pâle réplique de Mila. Sa fille parfaite, sa préférée. Celle qui concentrait tous ses espoirs.

Allison ne réagit pas. Elle est habituée à être invisible à présent. Celle qui reste. Pas la bonne. Depuis la mort de Mila, sa sœur aînée, l'œuvre la plus aboutie de ses parents, elle a eu tout le temps de s'y accoutumer. Un an déjà. Un an de souffrance pure et d'absence torturante. Un an de mépris.

- C'est toi qui aurais dû mourir ce jour-là, lui avait asséné son père un soir de beuverie. Oui, toi ! Pas ma Mila, qui était toute ma vie ! Elle avait un brillant avenir devant elle, elle était tellement belle, tout le monde l'aimait. Mais toi, toi, qu'est-ce que tu as de bien à amener au monde ?

Bien d'autres tirades semblables ont suivi, comme si une vanne s'était ouverte à partir de ce jour-là.

Après sa diatribe venimeuse, la plupart du temps, il fondait en larmes :

- Ma Mila...Mon chef d'œuvre...Pourquoi ? Pourquoi me l'a-t-on enlevée ? Pourquoi elle ? Pourquoi ?...

Et il continuait ainsi, jusqu'à ce que ses sanglots lui coupent la parole.

Au départ, Allison avait cru mourir tant la douleur provoquée en elle par ces propos était profonde, irrémédiable. Mais très vite elle a appris à ne plus y prêter le flanc. Après tout, la partie la plus précieuse d'elle-même était loin d'ici, avec Mila. Elle l'avait emmenée avec elle pour qu'on ne puisse plus lui faire de mal ici-bas. Mila savait que sans elle, sa grande sœur adorée, elle serait en danger.

Allison jette un vague coup d'œil à la nourriture qui refroidit dans son assiette. Une portion ridicule de salade de tomates et un quart de blanc de poulet sans sauce. La quantité maximale admise par sa mère, devenue de plus en plus pointilleuse sur un tas de choses.

- Il ne manquerait plus que tu deviennes grosse, déjà que tu n'es pas bien belle, ma pauvre enfant...

Pourtant, lorsqu'elle se regarde dans la glace, Allison voit un reflet filiforme. Ses joues, naguère rondes, se sont creusées. Ses yeux sont cernés et ses membres émaciés. Ses cheveux blonds, jadis beaux et brillants, tombent par poignées. Qu'importe, de toute façon, on ne l'a jamais trouvée jolie. Comparée à Mila, on la jugeait banale. Maintenant elle a perdu même ce médiocre statut.

- Personne ne t'aimera avec un tel physique, lui soufflait quelquefois sa mère. C'est triste, mais plus tôt tu le comprendras, moins tu souffriras. Ta sœur, elle, en aurait fait tourner des têtes, ah là là, quel malheur. Et elle était tellement intelligente ! Bon, évidemment, toi, tu fais ce que tu peux, mais...

Encore une bataille perdue d'avance. Allison a beau faire tout son possible à l'école, se battre sans relâche pour garder sa place parmi les meilleurs, ce n'est jamais suffisant. Alors elle relâche ses efforts. A quoi bon, de toute façon elle ne sera jamais à la hauteur. Petit à petit, elle régresse dans le classement. Elle est si fatiguée et de plus en plus souvent, la faim la taraude. Se concentrer lui devient difficile.

Son famélique repas avalé, Allison n'a qu'une hâte : remonter dans sa chambre pour fuir le regard dédaigneux de ses géniteurs et s'installer sur le fauteuil à bascule de Mila pour oublier pendant un moment sa vie, oublier le temps. Et se rapprocher de sa sœur disparue.

Une nuit, quelques mois après son décès, elle lui était apparue en rêve, un bref instant. Son image était floue, sa voix lointaine. Elle était dans un lieu étranger. Une autre planète, un ailleurs.

- Prends mon fauteuil, Allison, a-t-elle juste eu le temps de dire avant de s'évanouir sans une trace.

Allison lui a obéi sans se poser de question. Lorsqu'elle a osé prendre le vieux fauteuil à bascule dans la chambre de sa sœur décédée, elle s'est attendue à une réaction explosive de son père. Mais celui-ci n'a pas bronché, l'éclat de rage redouté n'a pas eu lieu. Il est resté drapé dans son indifférence coutumière et le vieux fauteuil a repris vie.

Ce soir, c'est différent. Allison le sent. Quelque chose de subtil est en train de changer dans la pièce. Son balancement est plus lent, plus doux qu'à l'ordinaire, et l'atmosphère est inhabituelle. Une brume, d'abord impalpable puis de plus en plus présente, lui masque les contours familiers de sa chambre. Un parfum insolite vient lui chatouiller les narines, celui des bonbons à la fraise que Mila adorait manger après son retour de l'école. Sur le parquet, des fleurs graciles apparaissent par transparence et se mettent à onduler sous la brise venue de nulle part. Soudain, Mila est ici, juste devant elle.

- Salut Allison ! Je sais, j'ai mis du temps. J'ai souvent essayé de venir te voir, c'est très difficile de revenir dans cet univers. Je vis dans un autre plan maintenant. Je ne peux pas m'attarder, alors écoute-moi. Je sais que c'est très dur pour toi, j'ai vu comment nos parents te traitent, ma mort les a détruits. Avant de repartir, je vais t'aider. Tout va s'arranger bientôt. Fais-moi confiance. Tu ne seras plus seule...

Comme dans son rêve, la silhouette de Mila commence à s'estomper.

- Je ne pourrai plus revenir te voir ainsi, cela me demande trop d'énergie, nos âmes sont de plus en plus éloignées. Mais nous nous reverrons lorsqu'à ton tour, tu passeras de l'autre côté. A bientôt. Tu auras une vie agréable, je te le promets...

- Mila, ne pars pas ! Reste encore un peu, s'il te plaît.

Mais Mila n'est plus là. Allison se sent plus seule que jamais. Elle se lève, se penche, essuie ses larmes et remarque sur le plancher usé une minuscule et unique fleur blanche.

Quelques jours plus tard, lors d'un autre dîner à l'ambiance glaciale, la sonnette de la porte d'entrée retentit. Tout le monde sursaute. D'habitude, la famille d'Allison ne reçoit pas de visite.

- Tu attends quelqu'un ? demande son père, méfiant, à sa mère.

- Non.

- Qui est-ce que ça peut bien être ?

- Aucune idée...

- Bah, qui que ce soit, il finira bien par s'en aller...

Mais le visiteur insiste. Après quelques coups de sonnette rageurs, il se met à cogner à la porte.

- Lucie ? Ouvre-moi ! Je sais que tu es là !

- Ah, c'est ta sœur, grogne le père d'Allison. Qu'est-ce qu'elle fait là ? On ne l'a plus revue depuis l'enterrement. Quelle mouche la pique d'un coup ?

- Lucie ! Mais ouvre, à la fin !!!

Les coups sur la porte continuent, redoublés.

- Bon, tu ferais bien d'y aller avant qu'elle défonce tout.

Lucie se lève et déverrouille la porte d'entrée.

- Ah, ce n'est pas trop tôt ! s'exclame Camille, la tante d'Allison, en pénétrant en trombe dans le salon. Vous attendiez quoi ? Le Jugement Dernier ? Vous êtes vraiment...

Puis, son regard tombe sur Allison, frêle et pathétique silhouette attablée en silence. Ses paroles se bloquent dans sa gorge et son visage blêmit.

- Oh mon Dieu, mais...Mais qu'est-ce que vous avez fait ?

Seul un silence glacial lui répond.

- Elle repart avec moi.

Patiemment, Camille l'a accompagnée dans sa lente reconstruction. Elle a pu voir sa nièce réapprendre à sourire, à croire en elle et en la vie. Elle a grandi, s'est affirmée, épanouie, s'est fait des amis dans son nouveau collège. Ses cheveux blonds sont redevenus beaux et soignés, ses joues pleines et ses résultats scolaires brillants.

Allison vit avec Camille depuis six ans à présent. Elle a dix-sept ans. Elle porte toujours une bague dans laquelle est sertie la minuscule fleur blanche. Elle ne s'est jamais fanée. Personne ne comprend comment, mais elle est restée aussi fraîche que le jour où elle l'a ramassée sur le plancher de son ancienne chambre.

Les vacances d'été touchent à leur fin, et elle s'apprête à partir aux Etats-Unis avec son ami William pour y poursuivre ses études dans une université prestigieuse.

Elle n'a revu ses parents qu'épisodiquement, et elle ressortait toujours très abattue de ses brèves rencontres avec eux. Son père est décédé lors de ses quatorze ans et sa mère, dont la santé mentale est devenue très précaire, ne sort plus de chez elle.

Avant de traverser l'Atlantique, Allison veut la prévenir de son départ. Elle n'ose pas se l'avouer, mais au fond, elle aimerait renouer le contact avec elle, qui est si seule et si désespérée à présent.

Le jardin dans lequel elle aimait tant jouer avec Mila s'est mué en friche inextricable. Ses doigts tremblants peinent à appuyer sur la sonnette. Son cœur bat la chamade, elle n'a qu'une seule envie : quitter ce lieu et s'envoler avec William vers son avenir. Mais elle se force à attendre.

- Encore un instant, se dit-elle. Si dans trente secondes elle ne m'a pas ouvert, je...

Lorsque la porte d'entrée s'ouvre brusquement, Allison ne peut s'empêcher d'avoir un mouvement de recul. La créature qui se tient sur le seuil n'a plus qu'une très lointaine ressemblance avec la femme qu'était sa mère il y a une année encore. Grise et voûtée, amaigrie à l'extrême, les cheveux mal coupés et en bataille, elle semble s'être vidée de toute substance. Seul son regard bleu glacier a gardé toute son acuité. En reconnaissant Allison, son visage s'anime d'une joie trop accentuée pour être véritable.

- Ah c'est toi, Allison ! Je suis tellement heureuse de te voir ! Entre !

Allison perçoit son manque de sincérité, mais elle décide de ne pas en tenir compte. A sa suite, elle pénètre dans la maison qui l'a vue naître. Elle lui paraît petite, étouffante et mal entretenue.

- Assieds-toi, lui propose Lucie. Veux-tu boire quelque chose ?

Allison s'installe sur l'une des chaises du salon. Instinctivement, elle a choisi la place qui était la sienne auparavant.

- Non merci...maman. Je suis venue te voir car j'ai une nouvelle à t'annoncer. Je vais partir aux Etats-Unis dans une semaine. A Berkeley. Avec William. Nous allons faire nos études là-bas. Voilà, je suis venue pour t'en parler avant de partir. Tu vois, je m'en sors très bien ! J'espère que ça te fait plaisir ! Je...j'aimerais que tu ailles mieux, et...

- Ma chérie, mais quelle excellente nouvelle ! Tu sais, ton père et moi, on a toujours su que tu réussirais, on te trouvait si talentueuse !

Allison sursaute comme si on venait de la gifler. Elle repense à toutes les brimades, toutes les dévalorisations qu'elle a subies de la part de ses parents avant d'aller vivre chez Camille. Cette façon qu'ils avaient de lui répéter qu'elle était laide, stupide, inintéressante. Les maltraitances qui s'aggravaient de jour en jour. A quoi s'attendait-elle en revenant ici ?

Elle se lève et lance à sa mère un ultime regard.

- Au revoir maman.

- Allison ! Mais...attends ! J'ai dit quelque chose de mal ?

- Je dois partir. Prends soin de toi. Adieu.

Lorsqu'elle franchit le seuil, le soleil doré de fin d'été lui fait du bien, la vie revient en elle. Elle pense à Camille et à sa gentillesse, à William qui l'attend. A Mila qui serait fière d'elle. Aux gens qui l'aiment.

Elle referme la porte. Doucement. Définitivement.

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