Conte amniotique

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Avec le soutien de  Louise 17 
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Il était une fois, dans des temps où super-marchés et commandes en ligne n'existaient pas, un homme grand et fort qui devait chaque jour partir chercher sa nourriture dans la nature.

Peter, c'était le nom dont ses parents l'avait vêtu après que sa mère l'ait mis au monde sur un rocher plat surplombant la vallée où serpentait une étincelante rivière.

À cette lointaine époque, ni maison ni béton à l'horizon, les femmes et les hommes s'abritaient dans des grottes, comme les loups et les ours, ou sous des constructions de bois et de feuilles, comme les ratons laveurs pour former des tribus.

Les parents de Peter préféraient se tenir éloignés des regroupements, bruyants et agités, constitués surtout de chasseurs. La vie en meute permettait d'organiser des battues, d'encercler les proies, puis de les lapider. Vu le nombre de projectiles, un finissait toujours par atteindre le gibier en pleine tête. Il ne restait plus qu'à égorger l'animal d'un coup de silex bien tranchant. Ensuite, les chasseurs regagnaient le campement, dépeçaient la bête, avant de s'en repaître. Les parents de Peter n'appréciaient ni l'excitation qui précédait et succédait ces mises à mort, ni l'envie et la jalousie que générait le partage des repas et des morceaux de choix. Ils avaient vu des hommes se massacrer pour savoir à qui reviendrait une cuisse ou une fourrure. Ils se trouvaient mieux à l'écart de toute cette violence, de tout ce sang.

Peter a donc grandi entre sa mère et son père, loin de la horde des enfants du camp, toujours à s'affronter dans des jeux de lutte, de lancer de cailloux, ou à la course, qu'il observait du haut de son rocher. Ces compétitions l'effrayaient, il était bien heureux de n'avoir pas à y participer.

Ses journées, à lui, s'écoulaient entre le calme de la forêt et le chant de la rivière. La forêt, il s'y rendait avec sa mère pour cueillir des champignons, des baies, des herbes. Elle lui montrait ce qui se mangeait, ce qui soignait plaies et bosses. Sa mère ne tuait rien, elle disait qu'il était possible de survivre en consommant des racines, des feuilles et des fleurs. Peter appréciait les longues promenades en sa compagnie. Il l'écoutait attentivement, heureux de ne pas se tromper lorsqu'elle désignait une plante et qu'il savait dire son nom et son utilité. À chaque fois, sa mère le serrait contre elle, puis délicatement posait ses lèvres douces sur son front ou une de ses joues. Peter adorait son contact, délicieux comme un fruit sucré.

Avec son père aussi il partait en forêt mais, contrairement à sa mère qui gazouillait tout le jour, cet homme, la plus part du temps, restait muet. C'était un géant aux épaules larges, comme le deviendrait Peter, et aux très grandes oreilles, contre lesquelles il collait souvent la tranche de sa main afin d'inciter silencieusement son fils à écouter. Il tendait également très souvent un doigt en direction du sol, désignant à Peter la présence d'une empreinte ou d'une crotte. L'enfant chuchotait renard, chevreuil, lynx ou loup. L'homme hochait la tête, le gratifiant d'un franc sourire qui embrasait le cœur de Peter. Avec lui pas de baiser, l'amour voyageait par les yeux. Puis, le géant ramenait son index en travers de sa bouche avant de commander, toujours par gestes, au garçonnet de le suivre sans qu'aucune brindille ne craque.

Mise à part la forêt, ce que Peter préférait par dessus tout c'était se retrouver au bord de la rivière. Les sons et la beauté de l'eau, parfois claire et tranquille, parfois bouillonnante et furieuse, le fascinaient. Son père, en plus de lui avoir enseigné l'art et la manière de fabriquer puis poser des collets, lui avait appris à pêcher. Ensemble, ils pouvaient rester assis, immobiles et silencieux, à épier les truites aux couleurs arc en ciel jusqu'à ce qu'elles s'engagent dans la nasse et qu'ils bondissent tel des fauves, tous les deux, afin d'en condamner la sortie. Pour Peter ce n'était pas ennuyeux, jamais il ne se lassait du clapotis de l'eau sur les galets, ni du scintillement de la lumière à la surface mouvante et espiègle du cours d'eau.

Aujourd'hui encore, toutes ses sensations restent intactes lorsqu'il pêche au même endroit que dans sa jeunesse. Son père n'est plus là, ayant succombé à une morsure de serpent que les plantes n'ont pas su guérir. Depuis, sa mère ne quitte guère la grotte, et lorsqu'ils se serrent l'un contre l'autre, la rivière s'invite le long de leurs joues. Alors, Peter évite de rester près d'elle, il part glaner leur subsistance.

Des fois, en regardant les huttes, de plus en plus nombreuses dans la vallée, il a bien envie d'aller s'étourdir de bruit, de cris, de danses frénétiques, mais sa mère refuse de le suivre. Il pourrait la laisser là, mais il n'y arrive pas. Pourtant, elle l'encourage à descendre. Elle dit qu'il a besoin de trouver une compagne, pour bientôt la remplacer. Peter n'est pas chasseur, il n'a jamais appris à traquer le gibier, et ses quelques tentatives ne lui ont causé que du chagrin. Il préfère passer seul son temps à côté de la rivière que de partager des querelles avec des femmes toujours insatisfaites.

Il a du succès pourtant, ce n'est pas compliqué, il lui suffit de paraître, en bas, pour qu'elles viennent tourner autour de lui telles des mouches sur un bout de sanglier. Certaines se sont même arrachées des cheveux en se disputant ses faveurs, comme des charognards devant un os. Au début, ça l'avait surpris que ce soit aussi facile de trouver une compagne. Timide, il avait pensé qu'il n'y arriverait pas. Pourtant, si plusieurs fois il avait cru avoir lui aussi droit au bonheur, comme ses parents, il avait vite déchanté, déçu, blessé, peiné par le comportement de celles qui prétendaient l'aimer et ne lui infligeaient que tourments et désillusions.

Un jour où Peter se remémorait les bons et les mauvais souvenirs, installé au bord de l'eau, il vit arriver aux abords de sa nasse une immense et plantureuse anguille. La civelle, en une danse lancinante, se tortillait autour du piège sans s'y engouffrer. Peter se dit que comme d'habitude il n'y avait qu'à patienter, qu’appâter par les vers de terre elle finirait par céder à l'envie, et lui n'aurait plus qu'à s'en délecter. Ce poisson serpentiforme à la chaire délicate était le met préféré de son père.
L'anguille tergiversait, elle ne succombait pas à l'appel du leurre. Peter prenait plaisir à l'observer dessinant des ronds dans l'eau. Ce long et souple corps, autant qu'il lui faisait envie, l’ensorcelait. La belle savait se faire désirer.

Peter, de plus en plus ébahi par l'aguichant balai aquatique, en oublia le fumet léger de l'anguille cuite. Subitement, il la préférait vivante. Suivant une impulsion venue tout droit du fond de son cœur, le jeune homme entra lentement dans l'eau.

L'anguille cessa de tournicoter un instant puis, au lieu de se laisser entraîner loin par le courant, elle s'approcha. Peter ne bougea pas, comme par les femmes d'en bas il se laissait regarder, renifler, frôler, mais l'anguille, elle, n'était pas du genre à mordre à l'hameçon. Il la désirait, elle semblait bien s'en rendre compte, seulement, une fois capturée elle serait cuite, ça aussi on aurait dit qu'elle le savait. Peter, stoïque, contemplait ses nageoires légères, presque aériennes. Dans son œil rond il crut déceler une lueur étrange qui lui rappela quelque chose. Plus il la regardait, plus il la trouvait différente. Ses sentiments, à lui aussi, étaient différents, jusque là, pensa-t-il, il désirait une anguille, maintenant il ne voulait que cette anguille. Celle-ci et aucune autre ! Alors, il fit ce qu'il n'avait encore jamais osé : au risque de la voir s'enfuir, il tendit doucement ses mains vers elle qui, contre toute attente, vint s'y glisser.

Il suffisait à Peter de fermer les poings pour la saisir, la jeter violemment contre le tronc du chêne surplombant la berge, de lui sectionner la tête et de la plonger dans un bouillon d'herbe. Mais, il n'en fit rien, tout au contraire, il l'effleura avec délicatesse, car à cet instant tout ce dont il avait besoin c'était que cette bestiole continua de gondoler librement contre son flanc, que ce moment magique se prolongea à l'infini, qu'elle vienne encore et encore encercler son corps à lui de ses oscillations délicates. Peter venait de tomber amoureux d'une anguille et ce qui se produisit alors il ne le raconterait jamais à personne, pas même à sa mère.

Sous la tendresse des mains de Peter, l'anguille d'un mètre cinquante se métamorphosa en sirène, sa chevelure noire bleutée s'éparpilla autour de son buste tel un soleil obscure, puis la chimère disparut dans un plongeon, frappant de sa queue la surface de l'eau, et éclaboussant Peter médusé. Ne lui laissant que le temps d'un clignement de paupières, elle rejaillit des flots, planté sur deux longues et fines jambes, c'était devant une vraie jeune femme que se tenait Peter, incrédule et émerveillé.

Il tendit de nouveau lentement les mains dans sa direction. Sans le lâcher du regard, la splendide naïade se glissa entre ses bras et colla ses lèvres fines contre son torse puissant.

Bien que ces deux là n'aient pas d'enfant, ils vivent heureux. Rien ne séparera jamais Peter de celle qu'il a choisi d'aimer et qui l'a choisi en retour. Une nuit, quand ils le décideront, sous la blancheur de la lune, ils partiront ensemble dormir au fond du lit de la rivière, et rejoindre le monde mystérieux des poissons.

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Conte amniotiqueChapitre30 messages | 1 an

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