Défi CANTEURS : le monstre du placard

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L’étrange peur de Shirley Burnhaum

Le 88 Phoenix Street, maisonnette typique du quartier ouvrier de Valmore, est pareille aux bicoques qui l’entourent et à celles qui se dressent de l’autre côté de la rue, en toute brique identiques, aussi parfaitement semblables que des écrous d’une même boîte. À un détail près. Sur la grille rouillée, pend une pancarte défraîchie, battue depuis des lustres par les pluies et les vents. « À vendre », tremblent les capitales sur leur fond rouge délayé, désormais aussi rosâtre que du sang qu’on étale, qu’on étale, qu’on étale, sans pouvoir l’essuyer.

Autrefois, les Burnhaum y habitaient avec leur charmante fillette. À l’époque, tout le voisinage connaissait bien Shirley, enfant que Mrs. Burnhaum avait eue sur le tard, à presque quarante-cinq ans, si longtemps désirée, et qu’elle chérissait de toute son âme ; boule d’énergie incandescente dont on admirait chaque jour les longues boucles rousses, virevoltant au rythme de la balançoire ; progéniture bénie dont la génitrice beuglait le doux nom pendant près d’une demi heure, dès lors que le soleil déclinait et que l’espiègle petite fille rechignait à rentrer se laver les mains avant l’heure de la soupe.

Chacun excusait volontiers le tapage quotidien de cette mère, protectrice acharnée, car, hormis ces brèves cacophonies, les Burnhaum étaient des gens simples, discrets et serviables. Jamais Mr. Burnhaum ne manquait de prêter main-forte à un voisin dans le besoin, si bien qu’avec le temps sa malle à outils était devenue un bien commun. De l’autre côté de la rue, la jeune veuve Marble jouissait plus que quiconque de ses services réguliers, qui valait au brave homme les remontrances régulières de son épouse jalouse. Et c’est d’ailleurs chez Miss Marble, affairé à ressouder quelques branchements douteux, que le bon Mr. Burnhaum fut victime d’une électrocution.

Sa femme demeura inconsolable et sa fille, à peine à l’aube de sa sixième année, ne conserva de lui qu’un souvenir dilué par la candeur et l’ego. Après la mort du chef de famille, le train de vie modeste des Burnhaum devint frugal, et la mère endeuillée retrouva, le cœur serré, le chemin de l’usine qu’elle avait quittée voilà presque vingt ans.

À dater de ce jour maudit, on n’entendit plus Mrs. Burnhaum brailler après Shirley, car cette dernière délaissa pour de bon la balançoire et ne mit plus le nez dehors que pour aller à l’école. Shirley jalousait les souliers vernis et les goûters copieux des autres enfants. Constamment dans la lune, elle se ridiculisait au tableau et passait ses soirées le nez dans ses cahiers, sous le regard intransigeant de sa marâtre qui radotait : « Ne finit pas comme moi. »

Mrs. Burnhaum exigeait de sa fille qu’elle travaille dur, qu’elle avale son assiette sans se plaindre et qu’elle se lève de bonne heure. Shirley, quant à elle, comprenait mal en quoi ces rituels barbants lui éviteraient de devenir comme sa maman : ridée et acariâtre.

Un soir qu’elle refusait de dire sa prière et que Mrs. Burnhaum insistait de sa sempiternelle rengaine, l’enfant rétorqua :

— Toute façon, je s’rai jamais comme toi.

— Oh que si, ma chérie. Si tu continues à n’en faire qu’à ta tête, si tu négliges tes études, si tu t’imagines qu’un beau prince va prendre soin de toi jusqu’à la fin de tes jours…

— Nan, moi je s’rai jamais vieille !

— La seule façon de ne pas être vieille, ma petite puce, c’est d’être morte.

Terrifiée à l’idée de pouvoir un jour être morte, Shirley ne ferma pas l’œil de la nuit et, lorsque Mrs. Burnhaum, agacée par ses sanglots, fit irruption dans sa chambre à quatre heures du matin pour la sommer de s’endormir, la fillette explosa en larmes.

— Maman… si je ferme les yeux… est-ce que je vais mourir ?

— Mais non enfin.

D’une façon ou d’une autre, Shirley refusait d’y croire. Il lui semblait qu’une fois les paupières closes, elle risquait bien de ne plus jamais revoir la lumière du jour. Exténuée et à bout de patience, sa mère s’assit au bord du lit et lui caressa les cheveux.

— Tu sais, mon chou, si tu ne t’endors pas rapidement, le Croquetemps sortira du placard, et il grignotera des heures de ta vie. Et plus il en mangera, moins tu vivras vieille.

— Hein ?

Mrs. Burnhaum éteignit la lumière et quitta la chambre, laissant la malheureuse fillette à ses craintes les plus folles. Une oreille tendue, elle comptait les craquements des planches, dans le placard.

TRIC-TRAC.

Ce soir-là, et tous ceux qui suivirent, Shirley serra ses paupières le plus fort possible et feignit le sommeil. Cela pouvait prendre une, deux, trois heures. L’important, c’était d’y croire ; de faire croire au Croquetemps qu’elle dormait à poings fermés.

En l’espace de quelques mois, la lumineuse petite Shirley devint la plus morose des enfants puis, les années filant, la plus blafarde des jeunes filles.

La nature l’avait dotée d’un teint de porcelaine, d’une figure de poupée et d’une crinière de feu. Pourtant, les jeunes gens de son âge fuyaient devant l’étrange aura qui émanait de Shirley. Mrs. Burnhaum se plaignait à tout va que son incapable de fille ne serait jamais bonne à marier et celle-ci bouillonnait de lui répondre : « Parfait ! Comme ça mon salaud de mari n’ira jamais voir la voisine ! »

Elle retenait à grand peine la rage grandissante qui, en son for intérieur, consumait toute gaieté.

Comme elle était plus douée de ses mains qu’avec les mots, on lui dégota bientôt un petit boulot dans une mercerie, à repriser et raccommoder à longueur de journée, jusqu’à en avoir les doigts tout cornés.

Par un soir d’été, en rentrant du travail, Shirley passa devant la bibliothèque municipale et, curieuse de savoir s’ils disposaient de modèles de couture, elle en franchit les portes. Mauvaise élève, la jeune femme avait toujours jugé que la lecture était un loisir d’intellectuels. Aussi fut-elle surprise de découvrir l’aimable bibliothécaire plongée dans un livre d’images où les gens causaient en bulles.

Comme l’adhésion était gratuite, Shirley se laissa convaincre d’emporter chez elle trois ou quatre de ces drôles de bouquins. Cette nuit-là, à la lumière d’une bougie, elle en oublia de feindre le sommeil. Dès le lendemain, elle marqua un nouveau détour par la bibliothèque pour retourner les ouvrages et en emporter d’autres. Elle trouva peu à peu dans ces lectures une consolation à sa vie maussade, et en la bibliothécaire, Molly, une amie avec qui elle eut enfin quelque chose à échanger.

Plus les jours passaient, plus Shirley s’attardait à discuter de bandes-dessinées. Elle découvrait parfois dans certains de ces comics des idées de couture que les patrons eux-mêmes n’auraient su lui inspirer. Elle aimait arriver un petit quart d’heure avant la fermeture, piocher au hasard une poignée de volumes dont les lecteurs du jour n’avaient pas voulu et attendre Molly à la porte de derrière. Là, la bibliothécaire noyait son tailleur sage sous un manteau imprimé léopard qui lui donnait l’air mauvais genre et se grillait une cigarette en soufflant sa fumée à la figure de Shirley. Cette dernière inspirait à pleins poumons. Si elle s’interdisait encore de dépasser les limites tolérées par sa marâtre, elle se délectait à l’idée de les transgresser presque sans le vouloir.

Molly fumait et écoutait les interminables émois de la jeune lectrice sans donner l’air de s’ennuyer. Elle guettait d’une oreille distraite la première perche que cette dernière lui tendrait. Et puis, un soir, sans raison spécifique, Shirley pensa tout haut :

— C’est fou comme la nuit, les heures vont plus vite, comme si quelqu’un… ou quelque chose… les avalait.

À force de veiller dans ses livres, elle avait oublié le Croquetemps.

— Monte avec moi, proposa Molly en ouvrant grand la portière de sa voiture. Je te promets que la nuit va passer encore plus vite !

Shirley fit un pas vers elle, puis se ravisa au dernier moment.

— Désolée, je dois rentrer, sinon le Cro… Sinon ma mère va s’inquiéter.

Après plusieurs semaines à dévorer les pages à longueur de nuit, fût-ce à la lueur de la lune, Shirley goûta de nouveau au silence morne de l’insomnie. Chaque fois qu’elle fermait les yeux, son imagination peignait sur le revers de ses paupières la silhouette de Molly, son tacot cabossé et les milles transgressions vers lesquelles, ensemble, elles auraient pu rouler. Alors, les joues en feu et les mains moites, Shirley se redressait. Elle clignait une, deux ou trois fois, espérant effacer d’un coup de cils ces pensées interdites. Mais ni les livres, ni Molly, ni son cercueil à quatre pneus ne daignaient lui lâcher l’esprit.

CRIC.

Les pupilles dilatées, Shirley fit face au placard. Quelque chose crépitait à l’intérieur. Quelque chose de chaud, de coulant, d’irrépressible. Une abomination dont l’éclat écarlate léchait l'entrebâillement ; sans cesse plus avide, toujours plus ardent.

TAC.

Quelque chose cognait dedans. Par à-coups, Shirley sentait toute sa colère lui répondre en écho. Là, maintenant, des années d’envies refoulées lui ébouillantaient les sens.

Puis le battant grinça.

TRIC-TRAC.

Et le grincement dura.

TRIIIIIIIIC…

Quelque chose apparut.

TRAC.

Ça cliquetait de partout. Des centaines d’horloges engoncées dans la chair.

TRIC-TRAC, TRIC-TRAC, TRIC-TRAC.

Les aiguilles s’affolaient dès que ça se mouvait. Shirley fixait la chose, interdite. À même le rouge saignant qui, partout sur le corps difforme du Croquetemps, retenait les minutes, glissait un épais manteau de flammes. Le fer et le feu se mêlaient. Le brasier grésillait et les cadrans suintaient, comme ces montres molles qu’elle avait vues une fois sur un horrible tableau.

Shirley se recroquevilla sous ses draps.

La coulée chancelait en direction du lit, juchée sur de longues pattes embourbées. La fumée suffocante et les effluves de chair lui montaient à la tête. Incapable de soutenir cette vision plus longtemps, Shirley serra les yeux, très fort, comme quand elle était petite.

Les livres, les bulles, les costumes colorés. Les livres, Molly, l’auto. Moteur, et gronde, et tourne. Tic-tac. Les montres, le monstre. Tic-tac. Des tiques, des tocs. La trique, le trac. TRIC-TRAC. Les montres – molles. Les monstres. Molly.

Le souffle pestilentiel du Croquetemps se faisait plus dense. Des vies entières avaient macéré sous sa glotte. L’éternité exhalait : mille et un désirs débordants et âcres ; le fumet rance des cœurs usés.

La tête enfouie dans l’oreiller, Shirley s’échinait à se boucher les narines, mais nulle barrière de coton n’était assez robuste pour contrer l’insoutenable senteur. La ferraille piquait, la nausée enflait. Sur la taie moite, la sueur des nuits passées redoublait l’écœurement.

Shirley se redressa dans l’espoir d’ouvrir la fenêtre, de respirer enfin. C’est alors que, devant ses yeux écarquillés, tout ça fondit sur elle.

En une fraction de seconde, elle ne fut plus qu’un tas d’os calcinés. Un hurlement cendré fit frémir la maison, et toute la rue alentour.

Lorsque Mrs. Burnhaum, alertée par les cris, se précipita au chevet de sa fille, elle la trouva au sol, en proie à une violente crise de convulsions. Elle l’empoigna, la secoua, lui plongea la tête sous l’eau froide puis, tout cela étant vain, appela une ambulance.

Sur le chemin de l’hôpital, et face aux forces obscures qui avaient pris possession de sa petite Shirley, la femme se demanda même si elle n’aurait pas mieux fait de s’en remettre au pasteur. La jeune femme délira plusieurs jours durant dans son lit d’hôpital. Au terme d’infinis galimatias, on finit par entendre qu’elle s’était brûlée, sans toutefois trouver trace de ladite blessure. Faute de déceler quoi que ce soit, on la renvoya chez elle.

D’abord, après quelques jours de repos, sa mère la poussa à reprendre le travail. Shirley obéit sans broncher, sans comprendre par quel miracle elle se trouvait en vie, se demandant même parfois si elle ne déambulait pas dans un genre de purgatoire. Tout l’inquiétait à présent. Faute de distinguer le fond d’un recoin obscur, elle se figeait sur place. Au plus infime crissement d’un meuble sur le sol ou d’une voiture sur la route, un sanglot déchirant lui décapait la gorge. Quant aux placards, aux tiroirs et autres cloisons douteuses, elle n’osait simplement plus s’en approcher.

À la mercerie, où chaque fil, chaque aiguille et chaque bouton se rangeait dans une boîte attitrée, la peur n’avait de cesse de paralyser Shirley. Elle sentait bien que sous n’importe quel couvercle, dans le moindre compartiment, le Croquetemps la guettait.

Constante et insensée, cette inquiétude eut bientôt raison de son emploi. Luttant contre sa réputation, Mrs. Burnhaum se débrouilla tant bien que mal pour la faire embaucher par la ville, qui l’envoya faire des ménages deux à trois fois par semaine.

D’écoles en salles des fêtes, chaque placard à balais imposait à Shirley une nouvelle épreuve. On lui tapait souvent sur les doigts, pour cause qu’elle s’en allait souvent en les laissant grand ouverts. Ce que tous prenaient pour un oubli était en vérité un stratagème, une tactique pour tenir la menace à distance.

Shirley n’avait pas mis les pieds à la bibliothèque depuis bientôt six mois lorsqu’on l’affecta au nettoyage du bâtiment. Elle en profita pour rapporter discrètement les comics qu’elle conservait au fond de sa garde-robes depuis tout ce temps et qu’elle cachait à grand peine sous ses pulls-over, faute d’oser refermer les portes. De bonne heure le matin, elle déposa les ouvrages sur le premier chariot venu et s’empressa de laver les sols avant l’ouverture du bâtiment.

Alors qu’elle s’affairait avec sa serpillère, soudain, une étagère craqua.

TRIC-TRAC.

Tétanisée sur place, Shirley lâcha le manche. Un souffle incandescent se répandit sans sa nuque.

— Va-t’en, grinça-t-elle entre ses dents serrées.

— Je ne pensais pas te revoir, déclara une voix familière.

Molly.

Shirley fit volte-face.

— Je t’ai fait quelque chose ? interrogea la bibliothécaire.

TRIIIIIIIIC…

Molly se tenait devant elle à présent. Alors pourquoi sentait-elle encore cette touffeur sur sa gorge, son col dégoulinant ? Au milieu de la pièce fraîchement savonnée, d’où émanait l’air gras qui lui inondait les sens et gonflait son dégoût ?

— Je t’ai fait peur ? insista Molly.

TRAC.

Les flammes du Croquetemps crépitaient dans son dos. Comme cette fameuse nuit, Shirley se sentit happée par le voleur de vie, engloutie sous sa chair, ravagée par le feu qui lui rongeait les bras.

Molly ne la lâchait pas des yeux.

— Non, grogna la jeune femme en furie. Je n’ai pas peur. Je n’ai pas peur.

Et, comme pour s’en convaincre, elle tendit les mains. Ses ongles enflammés s’agrippèrent au cou de Molly. La corne tremblant de rage, ses doigts pressèrent, tordirent. D’effarants craquements naquirent entre ses paumes.

TRIC-TRAC, TRIC-TRAC, TRIC-TRAC.

Molly se débattait au rythme des aiguilles galopantes. Ses larmes ruisselaient comme les horloges du temps perdu. Bientôt, un voile de peur occulta son regard vide et, alors, elle vit en Shirley ce que Shirley voyait en elle : sa perte.

Shirley, la folle de Phoenix Street, était bien connue de tout son voisinage. Aujourd’hui, une voiture s’arrête devant le portail rouillé où pend l'écriteau terne. Quand son père lui ouvre, une petite fille descend par la portière arrière. Elle traîne des pieds jusqu’à la porte d’entrée. Puis, tout à coup, en levant la tête, elle aperçoit quelque chose au carreau de la chambre. Une lueur.

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