Le Bûcher sur la rivière

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 La rosée se dépose à la surface de mes feuilles et la lumière du soleil caresse ma verte couverture. Un nouveau jour se lève sur ma forêt, et le vaste marais dans lequel baignent mes racines. Un nouveau jour à errer, à la recherche d'un semblable.

 Je fais craquer l'écorce de mes membres, puis me mets en marche, les pieds dans l'eau stagnante. Mes pupilles de résine toisent les hauts arbres environnants. Nul ne me ressemble ; nul n'est pourvu de branches et ne se meut comme moi. Au loin, le vacarme du fer et du feu fait trembler les feuilles de mes oreilles. Les volées d'oiseaux qui s'enfuient de par le ciel piaillent :

  • Ce sont les hommes qui s’entre-tuent ! Ils brûlent les chaumières et égorgent les enfants !

Les hommes, on murmure dans les sous-bois qu'ils ont réduit en cendres tous ceux de mon espèce, bien avant que ma jeune pousse n'émerge des marécages. À force de parcourir les rives, en quête d'une autre souche qui vive et qui comme moi se meuve, debout sur ses deux racines, il m'a été donné d'entendre d'innombrables contes sur les barbares charnus qui ont incendié les miens. L'homme a peur du loup. Un jour, sous la pleine lune, l'un d'eux s'est changé en bête ; il a massacré les troupeaux et violé les jeunes filles. Un homme changé en loup, pourtant, ce n'est pas un loup. Les bêtes qui reposent à l'ombre de mes feuilles ont des crocs et des griffes, mais jamais elles ne tuent que pour se sustenter et nourrir leurs petits. L'homme lui, tue par plaisir. Il tue le loup, les arbres, et même les autres hommes. Au premier embranchement du bras de ma rivière, je m'éloigne du vacarme des dangereux bûcherons.

 Après quelques heures passées à descendre le cours d'eau, j'aperçois une installation suspecte, une construction de bois qui enjambe le ruisseau. La mousse sur mes bras se hérisse. Je prie tous les esprits de la forêt pour que les cadavres des miens n'aient pas participé à cet échafaudage. Dans l'incertitude, et la rage montant dans ma sève, je lève mon poing le plus dur au-dessus de l'abominable assemblage et le brise d'un coup sec.

 Un cri perché s'élève dessous les branches rompues, et les poissons apeurés fuient en amont entre mes jambes de bois. L'écorce de mon dos craque tandis que je m'abaisse pour découvrir la chose qui a poussé pareil hurlement. Quelque rongeur, sans doute.

 Quelle n'est pas ma surprise en découvrant un petit être de chair rose, tout recroquevillé contre la berge boueuse. Sa longue tignasse rousse cache son visage sale. Je recule d'un pas, en reconnaissant sur son corps les fagots de tissus que seuls portent les hommes. Je ne puis faire erreur ; c'est là l'un des barbares qui déciment nos forêt. La créature, frêle et tremblante, me paraît néanmoins bien inoffensive. Ce n'est encore qu'une jeune pousse, pensé-je. Mais elle germera, pour sûr, et s'armera d'une hache pour fendre mon tronc en deux.

Le petit bourgeon d'homme lève ses grands yeux sur moi. Dans son regard aussi luisant que le miel, je lis d'abord la peur et je recule encore, par crainte d'être abîmé. Toutefois, ses yeux clignent et la peur laisse place à l'étonnement, à la curiosité d'un jeune goupil. Un instant, la couleur de sa tignasse me laisse penser qu'il pourrait s'agir d'un renard blessé, par l'homme sans aucun doute. Mais la créature porte les mains sur ses genoux et, poussant sur ses jambes, se relève face à moi. Le doute n'est plus permis. Par-dessous son haillon, je distingue le sillage caractéristique des femelles, dont nous autres les arbres ne sommes point munis. Elle tend le bras, ses doigts comme secoués par l'hésitation, et vient poser sa paume contre l'écorce de ma jambe. Le contact de sa main osseuse contre mon bois trempé me provoque d'étranges picotements, comme lorsqu'un pivert tente de percer son nid dans mon tronc, à l'exception près que l'enfant ne me cause aucune douleur et ne semble pas même chercher à mutiler ma carcasse. Au contraire, la caresse de ses ongles entre les rides du bois fait même monter en ma souche une sorte d'apaisement.

 L'enfant ouvre la bouche, un autre orifice que les arbres ne possèdent pas :

  • L'arbre vagabond...

Je ne puis lui répondre que par le bruissement de mes feuilles. L'enfant ferme les yeux et me sourit, comme si elle comprenait les mots chuchotés par mes branches : « Va t'en, bourgeon d'homme, ta place n'est pas ici. Ni toi, ni tes semblables, ne remettez plus jamais les pieds dans ma forêt. ».

  • Vagabond, répète-t-elle. Ainsi t’appelais-je dans mes rêves. Je te connais, tu sais. Nous sommes pareils, toi et moi. Derniers de notre espèce décimée par les hommes. Les hommes croient que mes sorts sont l’œuvre du démon...

Je m'écarte de l'enfant, enjambe le tas de bois du bâti mis en pièces et poursuis mon chemin, au fil de la rivière, comme si jamais je ne l'avais croisée. Cependant, elle marche dans mes pas.

  • Emmène-moi avec toi ! supplie-t-elle. S'ils me retrouvent, ils me brûleront !

Je fends la vase de mes racines sans me retourner. Mais la fillette me talonne avec acharnement. Du coin de l’œil, je l'observe s'empêtrer dans des lianes aquatiques, glisser dans le limon et recracher la tourbe. Je la vois battre des bras afin de garder sa bouche hors de l'eau et serrer la mâchoire quand les sangsues la mordent. Alors je m'immobilise au milieu de la rivière et attends que le courant amène jusqu'à ma cime le petit bouton de chair rose. Haletante, la créature chétive s'agrippe aux branches de ma nuque. Je reprends mon chemin.

 Perchée sur mes épaules, l'enfant de l'homme chantonne un air que les oiseaux n'ont jamais rapporté. Soudain, son ventre gronde tout contre ma mousse et fait trembler ma souche. La jeune pousse crie famine. Conscient qu'hier encore je l'aurais laissée couler, je ne puis m'expliquer pourquoi je m'approche de la berge pour cueillir quelques baies et lui en faire cadeau. Les ratons s'en nourrissent, aussi me semble-t-il que l'homme peut en manger sans craindre pour sa vie.

  • Merci, murmure l'enfant au creux des feuilles de mes oreilles. C'est la première fois que tu me sauves la vie.

Et tout en avalant les fruits que je lui ai cueillis, le bourgeon d'homme raconte :

  • Le temps, dans mes rêves, coule à contre-courant. J'y ai déjà vécu ces instants avec toi. Je sais qu'un jour tu m'aimeras. Et, parce que tu m'aimeras, tu brûleras pour moi. Un jour, l'homme me trouvera et fera de toi mon bûcher. Mais tu refuseras de me laisser brûler et tu étoufferas les flammes de tes branches. Tu me sauveras la vie.

Je l'écoute, mais ne lui réponds pas. Mes feuilles demeurent tranquilles.

  • Vagabond, si tu veux vivre, tu dois me noyer.

Si ce qu'elle dit est vrai, je suis bien le dernier de mon espèce. Que trouverais-je donc alors plus bas sur la rivière ? Qui aimerais-je plutôt qu'elle ? J'attrape une pomme sur une branche et la lui glisse entre les mains par-dessus mon épaule. Alors je me retourne. Ainsi commence pour nous une longue route vers l'amont d'où je suis descendu.

Réponse au défi : https://www.atelierdesauteurs.com/defis/defi/15150362/moi--creature-

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