Pouce-pied

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Il est pas loin le jour où je mourrais.

J’ai toujours voulu vivre et mourir en mer mais je n’ai jamais eu le courage de devenir marin. Et je parle de courage parce que, même si je dis en permanence que c’est par manque d’argent - et c’est vrai aussi - le fait est que c’est surtout une question de courage. J’ai pas peur de l’eau, ni du travail et encore moins de la solitude. J’ai pas peur de mourir non plus. Au contraire, la seule chose qui me fait vraiment peur c’est la vie. Il faut être quelqu’un de bien dans la vie ; respectable, sociable, agréable. Dans les « able » je me suis toujours vu comme un minable et la vie tout juste comme vivable.


Quand on a fait le service militaire, avec mon frère, on s’est enrôlés dans la marine. Probablement les moments les plus heureux de ma vie. Je ne devrais pas dire ça, j’ai deux filles que j’aime plus que tout et qui emplissent mon cœur de bonheur ; c’est pour elles que je fais ça. Mais pendant douze mois j’ai été le roi du monde. On naviguait sur un paquebot plus grand que notre village, on faisait quelques exercices de temps en temps mais pour le reste, c’était la belle vie. Et puis on a voyagé. Plus en quelques mois que pendant le reste de ma vie, je crains.


Je ne sais plus qui disait que l’enfer c’est de faire ce qu’on aime le plus à l’infini, jusqu’à vous en dégoûter. Je crois que j’ai eu peur de ça. Alors autant garder cette image romantique dans un coin de ma tête et continuer à me plaindre comme un sale gosse capricieux. Le monde est injuste et bla et bla et bla.


En attendant je suis là, pleine nuit, novembre, silence glacé, brouillard, l’eau clapote contre la barque. Je dois tenir les rames pour ne pas aller m’encastrer sur un rocher. J’entends un moteur vrombir et s’approcher à toute berzingue. Soit les flics, soit les narcos. Pile ou face. Ils se tirent la bourre pour savoir qui va plus vite ou lequel pisse plus loin. Le premier qui meurt gagne. A ce petit jeu-là, un de ces quatre, c’est moi qui vais gagner; ce n’est pas la première fois qu’un de ces fous me frôle. Rien qu’avec la vague générée j’ai du mal à rester sur ma barque.


Je me demande ce que ça fait de mourir noyé ? Si ça se trouve, avant de me noyer, je serais déjà K.O. à cause du froid. A cause ou grâce. J’ai lu une histoire comme quoi aux abords d’une île, je ne sais plus où, les crabes sont les plus savoureux au monde. Leur excellent goût viendrait du fait qu’un grand nombre de navires se sont échoués dans le coin et qu’ils se nourrissent principalement de chair humaine. Je trouverai ça bien de me faire bouffer par des crabes.


Bon, fini de rêvasser, il faut se mettre au travail. La saison se termine et les pêcheurs ont quasiment tout raflé déjà. C’est probablement la dernière fois de la saison que je viens me geler le cul pour quelques billets. C’est cliché mais bordel, je suis vraiment trop vieux pour ces conneries. Je veux pas qu’on aille expliquer à mes filles que leur père était un braconnier et qu’il a été retrouvé mort noyé. Pire, qu’il est probablement mort mais qu’on l’a pas retrouvé. Elles n’y verront pas une grande consolation que je serve de petit déjeuner aux crabes. Et tout ça pourquoi ? Pour aller au cinéma, pour avoir des cadeaux à Noël comme tout le monde, pour cette poupée qu’on a vu en ville, pour pour pour! Elles ne comprendront pas que je prends tous ces risques pour elles. Elles n’ont d’ailleurs pas à comprendre bordel, c’est des gosses et pour les mioches, les grands doivent assurer. Alors je bosse vingt heures par jour pour qu’elles ne se rendent pas compte qu’on est des miséreux. Des moins que rien dont tout le monde se fout éperdument. Des putains de pauvres gens honnêtes.


Parfois j’aimerais être un peu plus égoïste et faire comme tous ces connards qui trafiquent avec tout et n’importe quoi. Ils n'ont pas de comptes à rendre, pas d’impôts, pas de taxes, pas de conscience. Rien à foutre de liquider des écosystèmes ou de remplir les narines des gamins avec de la poudre. Vaillants petits fils de pute, s’il y avait une justice vous seriez tous six pieds sous terre.

N'empêche, c'est bien beau de tout critiquer sous mon manteau de respectabilité mais je suis là, moi aussi. Je dégomme un peu de cet écosystème, je floue les impôts, je ne rend des comptes qu'à ma conscience et à mon miroir. La différence profonde c'est que moi je le fais pour joindre les deux bouts et pas pour devenir riche. Comment tu veux devenir riche en ramassant des petits invertébrés sur des rochers glissants ? Si tu as de la chance, déjà, tu restes en vie. Il ne se passe pas une année sans qu'on apprenne la mort d'un gars mal harnaché. Alors quand t'es pas harnaché du tout...

Et puis ces petites saloperies savent se défendre. Les rochers c'est des vraies savonnettes et eux s'accrochent comme des fous. Ils se mettent dans les endroits les plus difficiles d'accès. Quand j'y pense, c'est un vraie miracle que je sois encore en vie. J'ai descendu des bouts de falaise seul, une corde accrochée au pare-chocs de la bagnole. J'ai escaladé ces mêmes falaises avec des gants de chantier. Je suis resté accroché à un rocher pendant plus d'une heure me prenant les assauts des vagues et me déchirant le visage sur les carapaces. J'ai passé plus d'une nuit en mer, sur ma minuscule barque, attendant que le brouillard se lève pour pouvoir me diriger. Toujours mouillé jusqu'à l'âme.


C'est pas toujours évident d'expliquer à ton vrai patron pour quelle raison tu es dans un état pareil en arrivant au boulot le matin. Il me paye tellement mal qu'il s'en fout je crois. Je ne suis qu'un livreur. Au départ, j'étais commercial. C'est comme ça qu'il m'a vendu le truc. Commercial. Il mettait une voiture à disposition et je devais aller démarcher les cafés pour vendre ; du café en hiver, des glaces en été. Sauf qu'on m'a tout de suite filé une camionnette de livraison, soit disant le temps de réparer la voiture. Puis on a vite rempli la camionnette avec les marchandises et une feuille de route. J'ai pas fait d'études mais je suis pas si con et naïf que ça non plus. N'empêche, quand tu as des factures à payer et que tu as du boulot, tu fermes ta gueule et tu essaies de le garder. Surtout vue la gueule du pays. Je me dis que moi aussi j'aurais du partir à l'époque. Maintenant c'est trop tard. J'ai plus les reins pour tout recommencer et hors de question que je laisse les petites.

Bref, je passe la moitié de ma vie dans une petite fourgonnette en allant de bar en bar. Une vie de rêve pour certains ; moi je déteste ça. Je ne bois pas d'alcool, j'économise le moindre centime et je ne drague pas les serveuses. Je n'ai plus les moyens de plaire. Trop vieux, trop gros, trop moche, trop pauvre. Je suis une silhouette qui passe, un corps dissimulé derrière une caisse. Indéfini. Indésirable.

Quand elle a demandé le divorce, je me suis dit que c'était la meilleure solution pour tous, surtout pour les filles. elles étaient petites mais plus assez. On a été suffisamment intelligents pour ne pas nous déchirer devant elles. On ne s'est pas déchirés d'ailleurs, jamais. Pas de grosses engueulades ni de scènes où la vaisselle vole à travers la pièce. C'était plus comme un château de sable qui s’effrite chaque jour un peu plus. Un grain appelle celui d'après et l'érosion s'accélère chaque jour un peu plus, si bien qu'il devient vite évident qu'il n'y aura aucun moyen de récupérer quoi que ce soit. Plus la force ni le souffle.

N'est resté pendant quelques mois qu'une vieille tendresse de merde, diffuse mais tenace, qui refuse de lâcher prise alors que la fin est inéluctable. Elle ne voyait plus en moi que le père de ses filles et je voyais en elle tout ce que j'avais perdu et aimé. Tendresse contre désir, colère et frustration.

Les enfants sont des éponges qui absorbent tout, pas les mots mais les silences, les regards, les frémissements. Elles savaient bien que nous n'étions plus qu'une façade de respectabilité, un tableau de faussaire masquant les craquelures de la vie. Elles ne savaient pas quoi, ni comment ni pourquoi mais ressentaient le vide laissé par nos sentiments envolés. Les filles nous frappaient. Pas méchamment, juste avec leur petits poings porteurs d'incompréhension. Elles refusaient de marcher, mangeaient le stricte nécessaire et pleuraient dès qu'on était réunis. Alors j'ai fait la chose la plus courageuse de toute ma vie : je suis parti.

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