1 - Les étranges courriers (1/2)

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 M. et Mme Vittel qui vivaient au numéro 27 de la rue Alfred Jarry pouvait prétendre être la famille la plus normale du quartier, une famille à qui il n’arrivait aucun problème. Et pourtant ils cachaient un terrible secret. Un secret tellement honteux qu’il pouvait changer le regard du voisinage s’il venait à être découvert. Et le regard du voisinage, Mme Vittel y tenait une grande importance.

« Que diraient les autres s’ils nous voyaient » répétait-elle sans cesse pour faire la morale à ses enfants.

Elle détestait les scandales et les choses qui ne tournaient pas rond. Le moindre petit écart qui pourrait compromettre la réputation de sa famille la mettait dans un tel état de nervosité qu’il ne valait mieux pas la contrarier d’avantage. Mme Vittel était une femme grande et mince, les lèvres pincées arborant un faux sourire courtois. C’était une femme respectable et une parfaite ménagère au premier abord. Mais elle cachait en réalité, une grande fierté et une attitude très distinguée qui masquait sa véritable incompétence une fois derrière les fourneaux.

Elle n’hésitait pas à user de son ouïe fine et de son œil de lynx pour espionner les voisins et avoir connaissance des derniers potins du quartier. Elle était brune, le visage creusé et de petits yeux noirs qui semblaient pouvoir percer la moindre petite cachoterie. Elle portait toujours des tailleurs aux couleurs pastel et de faux bijoux scintillant lui donnant un air bon chic bon genre.

C’était lors d’un matin de juin que cette histoire avait commencée. Un matin où Mme Vittel se leva de bonne heure, comme à son habitude, pour aller réveiller ses deux enfants appelés par le devoir scolaire. Elle s’emmitoufla dans sa robe de chambre d’un rose criard, car malgré l’arrivée de l’été, les matins furent encore frais. Elle posa ses pieds aux ongles vernis dans ses pantoufles moelleux à boules rose, assortis à sa robe de chambre et quitta la pièce.

M. Vittel était déjà parti travailler laissant le reste de sa famille seule au 27 rue Alfred Jarry. Il dirigeait le service de fabrication des abat-jours dans l’entreprise Luminex, une fabrique de lampe de salon. Un travail dont il ne cachait pas sa fierté et qui permettait, à lui et sa famille, de vivre convenablement. Avant de partir, il laissa un mot sur la table de la cuisine souhaitant une bonne journée à sa femme. Cette dernière n’en prit pas connaissance et se dirigea directement vers l’escalier en baillant.

Elle était encore à moitié endormie lorsqu’elle monta les marches, mais elle s’arrêta tout de même un instant lorsqu’elle crut entendre le hululement d’un hibou au dehors. Voyons, un hibou ne peut pas voler comme ça en plein jour, ce sont des volatiles nocturnes tout le monde sait ça. Elle chassa alors cette idée ridicule de son esprit et continua son chemin.

Elle se dirigea en premier lieu vers la chambre de son fils aîné qui était, et elle ne se le cachait pas de le dire, son fils préféré. Ludovic était déjà au collège et, au grand bonheur de sa mère, était un fils exemplaire. Il ramenait toujours de très bonnes notes de l’école et son carnet scolaire était blanc comme neige. Mme Vittel le réveilla délicatement en lui glissant un léger « debout mon chéri » avant de repartir sur la pointe des pieds.

La porte d’en face donnait directement sur la chambre de son deuxième et dernier fils, Édouard. Sa méthode pour le réveiller était beaucoup moins douce et agréable que pour Ludovic, allez savoir pourquoi. Était-ce parce qu’Édouard avait beaucoup plus de difficultés à se concentrer à l’école que son frère ? Ou bien, peut-être était-ce aussi parce qu’il avait le don de toujours s’attirer des ennuis qui pourraient nuire à la bonne image dégagée par les Vittel. En tous cas, elle ne se pria pas de rentrer en trombe dans la chambre d’Édouard et se dirigea directement vers la fenêtre.

Comme tous les matins, elle aurait ouvert les volets laissant pénétrer la lumière aveuglante du jour afin de forcer les yeux de son fils à s’ouvrir et se serait ensuite retournée en lançant un « debout » sec et froid bien différent du traitement de faveur donné à Ludovic. Mais ce matin n’était pas tout à fait ordinaire car en ouvrant les volets dans un grincement strident, Mme Vittel eut la peur de sa vie. Tout se passa très vite, un hibou s’engouffra dans la pièce ensoleillée en rasant les cheveux de Mme Vittel. Elle hurla de terreur ce qui effraya encore plus l’animal surexcité qui virevoltait à chaque coin de la chambre.

  • Qu’est-ce que c’est ! hurla-t-elle en agitant les bras pour faire fuir l’oiseau de malheur.

Tous ce raffut fit sursauter Édouard qui se leva d’un bond en regardant le hibou se débattre frénétiquement dans les airs. Ludovic, alerté par les cris de sa mère, arriva en trombe dans la chambre et observa la scène d’un œil incrédule.

Dans un dernier hululement le volatile lâcha le morceau de papier qu’il tenait dans son bec et s’enfuit par la fenêtre ouverte. Une fois l’attaque passée, la maison retrouva son calme et Mme Vittel qui voulait toujours avoir l’air de contrôler n’importe quelle situation semblait soudain décontenancée et totalement prise au dépourvu.

Édouard, toujours assis dans son lit, prit le temps de poser ses lunettes sur son nez, encore abasourdi par la scène qu’il venait de voir. Mme Vittel se releva en reprenant doucement ses esprits et son premier réflexe fut de scruter le voisinage par la fenêtre en espérant que personne d’autres n’ait vu ça. Elle ferma la fenêtre et se retourna vers ses fils avec un regard assassin.

Personne ne parle de ça à qui que ce soit.

Les deux garçons acquiescèrent sans demander leur reste. Mme Vittel se recoiffa rapidement et rajusta sa robe de chambre avant de reprendre sa petite voix fluette habituelle.

  • Habillez-vous maintenant les garçons, dit-elle avec son faux sourire courtois. Vous avez encore de l’école aujourd’hui.

Ludovic regagna sa chambre en silence et Édouard sortit de son lit pour se diriger vers son armoire. Mme Vittel s’éloigna de la fenêtre lorsqu’elle remarqua le morceau de papier lâché par le hibou peu avant sa fuite. C’était une enveloppe mais elle n’était pas faite de papier ordinaire. Elle était en parchemin jauni cachetée par un médaillon de cire rouge.

« Curieuse méthode pour fermer une enveloppe » se dit-elle en retournant le morceau de papier.

Soudain, lorsqu’elle lut l’adresse, son regard changea d’attitude. Elle était passée de la curiosité à l’incompréhension totale mais après avoir ouvert l’enveloppe et lut la lettre, son teint était devenu livide et son regard se figea de stupeur. Après un temps incroyablement long, elle déchira le papier nerveusement et quitta la pièce en lâchant un « dépêche-toi » encore plus sec et froid que tout à l’heure.

Que devait-il y avoir de si dérangeant et perturbant dans cette mystérieuse lettre pour que Mme Vittel fut dans un tel état de colère ? Qui pouvait bien leur envoyer ceci par l’intermédiaire d’un hibou ? Seule Mme Vittel avait la réponse et cette réponse ne lui fit pas plaisir.

Le chemin pour aller à l’école était d’un silence pesant. Mme Vittel ruminait dans sa tête les évènements précédents en espérant qu’aucun voisin n’ait été mis au courant. Mais au courant de quoi ? Ludovic avait remarqué le comportement étrangement silencieux et fermé de sa mère, mais il n’osa pas briser la glace car il savait qu’elle pouvait sortir de ses gonds à tout moment.

Édouard, quant à lui, n’avait rien remarqué d’anormal. Il était toujours renfermé sur lui-même à rêver dans son petit monde privé. Il pensait au petit coin de la cour qu’il avait l’habitude de rejoindre tous les matins avant que la cloche n’annoncait le début de la journée d’école. C’était un petit escalier en pierre retiré de l’air de jeu où tous les autres enfants jouaient entre eux.

Mme Vittel déposa d’abords Ludovic au collège où il retrouva sa bande d’amis qui l’attendait devant la porte. Elle prit tout de même le temps d’embrasser son fils avant de refermer la portière de la voiture. Puis, elle déposa Édouard à l’école, un peu plus loin en lui donnant un étrange avertissement.

  • Et surtout, prévient-elle avec un doigt menaçant. Tu ne t’adresses pas à un inconnu et si jamais j’apprends qu’il s’est passé quelque chose d’étrange ou d’anormale, tu seras puni dès ton retour à la maison, c’est bien comprit ?

Édouard acquiesça sans bien comprendre les raisons qui avaient poussé sa mère à tenir de tels propos. Comment pouvait-il adresser la parole à quelqu’un ? Personne ne voulait lui parler ! Ainsi, Mme Vittel laissa son fils seul devant l’imposante porte de l’école Ste Catherine sans remarquer qu’il n’avait pas d’amis pour l’accueillir.

A son retour à la maison, elle ramassa le courrier qui encombrait la boîte aux lettres. Il y avait notamment une invitation à un anniversaire pour Ludovic, quelques factures et de la publicité. Mais en tournant le courrier dans ses mains, elle trouva une lettre qui attira son attention. Son cœur fit un nouveau bond dans sa poitrine, elle ne remarqua même pas M. Dubrochand, le voisin, lui dire bonjour. C’était le même genre de lettre qu’avait laissé le hibou un peu plus tôt dans la chambre d’Édouard.

Furieuse, elle déchira l’enveloppe sans prendre la peine de l’ouvrir et fonça vers la maison laissant M. Dubrochand seul avec ses poubelles. Elle brûla immédiatement les morceaux de parchemins avec une allumette et jeta le tout dans la cheminée. Elle fit les cent pas dans le salon en se rongeant les ongles et en répétant sans cesse des « pourvus que personne ne soit au courant » ou des « Pourquoi ça nous arrive à nous ? »

Elle hésita à décrocher le combiné pour prévenir son mari du danger qui menaçait leur famille. Mais elle se ravisa en se disant qu’il ne fallait pas l’inquiéter pour si peu sachant que le tempérament de M. Vittel était encore plus instable que le sien. Elle préférait attendre qu’il rentre du travail le soir même pour lui en parler.

En attendant, profitant du fait qu’Édouard fut à l’école, elle fouilla sa chambre de fond en comble. Elle regarda sous le lit puis retourna son matelas, vida l’armoire grinçante et replia, par la même occasion, les vêtements chiffonnés de son fils. Elle poussa quelques jurons en voyant les chaussettes éparpillées au fond de l’armoire montrant le peu d’intérêt qu’Édouard portait à ses affaires.

  • Quand est-ce qu’il rangera sa chambre correctement celui-là, dit-elle d’un air courroucé en triant les chaussettes d’Édouard.

Malheureusement elle ne trouva rien de plus qui pouvait expliquer ces mystérieuses lettres. Elle quitta alors la chambre d’Édouard frustrée et passa le reste de la journée à s’occuper de la maison en essayant d’oublier ce malencontreux évènement qui, semblerait-il, risquerait de compromettre la réputation de sa famille.

Pendant ce temps, Édouard s’était réfugié, comme à son habitude, sur, les marches du petit escalier en pierre où personne ne le dérangeait. Il voulait qu’on le laisse tranquille à rêver d’un ami imaginaire venu de nulle part qui lui tendrait la main pour l’emmener vers un monde idéale. Mais c’était sans compter sur Kevin Bodin et sa bande qui ne se lassaient pas de se moquer de lui.

De tous les camarades de classes d’Édouard, Kevin était le pire. C’était un garçon malhonnête et sournois. Son plus grand plaisir était de torturer les plus petits et les plus faibles que lui. Bien sûr, Édouard était son jouet préféré. En les voyant arriver, ce dernier fit semblant de ne pas les remarquer en espérant qu’ils rebroussent chemin. Mais ce n’était pas dans leurs intentions.

  • Salut « Mickey » ! fit Kevin tandis que ses abrutis de copains pouffèrent de rire.

Édouard avait gagné ce surnom à cause de ses lunettes rondes et ridicules qu’il portait sur le nez. Les montures portaient l’inscription « Walt Disney ». De toutes les lunettes qu’on lui avait proposées, c’étaient les seules qui correspondaient à la forme de sa tête ovale. Et si ses oreilles n’étaient pas aussi petites, on aurait pu l’appeler « dumbo », finalement, c’était un mal pour un bien.

  • Alors, tu captes quelle chaine aujourd’hui avec ton antenne ? dit-il en frottant vigoureusement sa main dans les cheveux d’Édouard.
  • Laisse-moi tranquille, répondit Édouard en plaquant honteusement l’épi rebelle qui pointait continuellement au sommet de son crâne.

Aussi longtemps qu’il s’en souvienne, il avait toujours eu ce maudit épi et n’avait jamais réussit à s’en défaire. Il avait même essayé de s’en débarrasser à l’aide d’une paire de ciseaux mais en arrivant à l’école ce jour là, il avait miraculeusement refait son apparition.

Les moqueries continuaient de pleuvoir sur le pauvre Édouard qui sentit la colère l’envahir. Il serra le poing en devenant rouge comme une tomate, prêt à exploser. Mais le pire arriva lorsque Kevin s’empara de son vieux sac à dos usés et troués de toute part pour le lancer à sa bande qui riait joyeusement. Ils se passaient le sac de mains en mains, esquivant les tentatives ridicules d’Édouard pour le récupérer.

Lorsqu’il le rattrapa enfin, l’une des lanières était décousue et l’autre ne tarderait pas à céder. Kevin et sa bande s’éloignèrent en ricanant et en se tapant dans la main, fier de leur méfait sous le regard vengeur d’Édouard.

Là, tout se passa très vite. Édouard n’eu fait que les regarder fixement et tout d’un coup, le sol se déroba sous leurs pieds les faisant disparaître de son champ de vision. Tout le monde avait vu la scène et se précipita vers le trou de deux mètres de profondeur qui retenait prisonnier Kevin et sa bande.

Ce dernier cria « à l’aide » en tenant sa jambe droite fracassée. Comment ce phénomène avait-il put se produire ? Édouard n’en avait aucune idée mais il lui était déjà arrivé de se retrouver dans ce genre de situation auparavant.

Un jour, alors qu’il était en classe, on lui lançait des boulettes de papiers dans la nuque. Cela avait le don de l’agacer sérieusement, ce fut alors à ce moment là que les tables se mirent à claquer leur pupitre sur les doigts des élèves. Il régna un tel vacarme qu’ils durent évacuer la salle sous les cris paniqués des enfants.

Dans ces cas là, les professeurs soupçonnaient toujours Édouard si bien que Mme Vittel le punissait chaque soir pour avoir encore fait des bêtises. Il eut beau lui expliquer que ce n’était pas de sa faute, que ça arrivait comme ça sans qu’il puisse le contrôler, ça ne changeait rien.

Mais ce coup-ci, Édouard était encore plus inquiet car, en regardant Kevin se débattre au fond du trou, il se rappela de l’avertissement étrange que lui avait dit sa mère avant de le déposer à l’école. Ce trou de deux mètres de profondeur creusé dans le bitume était le genre de choses bizarres dont Mme Vittel avait fait référence.

Le soir venu, la sentence tomba. Édouard dut faire face à la pire colère que sa mère lui eut jamais faite. Elle lui hurla dessus en lui disant qu’elle l’avait prévenue et qu’il ne devait parler à personne, qu’il ne l’avait pas écoutée comme d’habitude. Ludovic regardait la scène avec un sourire en coin qui en disait long sur son plaisir à voir son petit frère se faire punir.

Que vont penser les autres en voyant les bêtises que tu fais ? Hurlait-elle en brandissant une main derrière elle pour montrer le voisinage. Qu’est-ce qu’il te prend de te faire remarquer comme ça ? Tu veux qu’on se moque de nous en plus ?

  • J’y peux rien, tenta de se défendre Édouard timidement. C’est arrivé comme ça, comme par magie

Ce dernier mot retourna complètement Mme Vittel. Elle se redressa avec le même regard assassin qu’elle avait eu après le passage du hibou et prononça ces mots avec une voix étrangement grave.

  • La magie… ça n’existe pas !

Il y avait une telle hargne dans ces propos qu’on ne la reconnaissait plus. Elle força Édouard à écrire cent lignes l’obligeant à dire que tout ce qui arrivait n’était pas de la magie mais bien de sa faute. Lorsqu’il eut finit, son poignet gauche criait de douleur et Mme Vittel lança son habituel « j’espère que tu as retenu la leçon ? »

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