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Ce matin-là, très en retard, en m’engouffrant dans un taxi, j’ai découvert un portable oublié sur la banquette arrière. Quelqu’un avait démarré sa journée encore moins bien que moi, et cela me fit sourire.

Ma tête résonnait comme si j’étais passée sous un train. Jamais je ne m’étais sentie aussi mal. Mais cela n’avait rien d'étonnant, au vu de la situation. La radio hurlait une chanson qui me paraissait familière, écho d’une vie antérieure.

En pleine conversation avec son oreillette, le chauffeur ne semblait s’être rendu compte, ni de l’oubli du téléphone par son précédent client, ni de mon entrée dans son véhicule. Lorsque Lina, ma sœur, fit claquer la portière, il sursauta.

— Ouais, non t’inquiète, quelqu’un vient de rentrer dans ma caisse mais c’est good... Allez-y, j’ai bientôt fini, installez-vous, dit-il nonchalamment en levant les yeux vers le rétroviseur.

En temps normal, je me serais offusquée de son attitude. Je lui aurais dit ses quatre vérités, qu'on n’accueille pas des clients de cette façon. J’aurais noté son immatriculation pour porter réclamation et claqué bien fort la portière en sortant. Mais pas ce jour-là. Ce jour-là, son impolitesse était le cadet de mes soucis.

Être en retard à son propre enterrement, c’est quand même un comble, voyez-vous. Moi qui ai toujours été ponctuelle, voilà que le temps me semblait une notion relative. Hier, demain, aujourd’hui. Ma tête était peut-être réellement passée sous un train.

Pourquoi se rendre à son enterrement en taxi, me demanderez-vous ? Parce que, ne maîtrisant malheureusement pas la téléportation, et n'ayant pas la motivation de prendre deux métros et un bus, cette option me sembla être le meilleur choix. Et puis une berline, c’est bien plus classe que le bus, non ? Si on ne se permet pas des folies dans ce genre d’occasion, quand se le permettrait-on ?

Lina soupira. Elle avait sa tête des mauvais jours. La nuit précédente avait été courte. Lunettes de soleil sur les yeux, elle appuyait sa tête sur le rebord de la fenêtre, son sac sur les genoux. Lorsque le chauffeur prit enfin la peine de demander où nous allions, elle répondit d’une voix rauque “en Enfer”.

— Denfert Rochereau ?

Lina soupira de nouveau. Cette journée allait être difficile pour elle. Elle le serait pour tout le monde.

— Vous avez de l’humour monsieur, c’est bien, souffla-t-elle. Non, l’adresse c’est 14 rue de la Verge d'or.

Le chauffeur se retourna, le sourire aux lèvres. Voyant la mine maussade de ma cadette, il comprit que l’humeur n’était guère à la gaudriole et se retourna, l’air déçu. Il démarra et baissa le son de la radio.

Nous n’avions pas fait deux mètres qu’un feu rouge nous arrêta dans notre course. Encore deux minutes de perdues. Les yeux rivés sur l'horloge du tableau de bord, j'essayais de ralentir le temps par la pensée. Un pouvoir qui m'aurait été bien utile. Et pas seulement ce jour-là.

Lina tourna la tête vers moi et aperçut le téléphone abandonné. D'un geste las, elle le prit en main. L'écran était couvert d'impacts. Il avait dû en voir de toutes les couleurs le pauvre. Qui pouvait bien être son propriétaire ? Quelqu'un de peu soigneux ? Quelqu'un qui avait eu un accident, en scooter peut-être ? Un jeune, comme moi, qui brûlait la vie par les deux bouts ?

C'est vrai que je ne vous ai pas dit mon âge. Mais est-ce que c’est vraiment important ? Certains diraient que j'étais trop jeune. Alors que d'autres se retrouvent dans ma situation bien plus jeune encore. Si vous voulez vraiment le savoir, j'ai vingt-deux ans. Le bel âge, il paraît. Celui des fêtes, des amours éphémères, de l'insouciance. Enfin ça, c’était avant.

Avant, j’étais une étudiante en langues étrangères appliquées à la Sorbonne : allemand, anglais, option russe. L’année dernière, je faisais mon année d’Erasmus à Manchester. Je me levais tard, j’allais en cours, puis au pub ou bien en club. Il y avait cet endroit dont le nom m’a échappé, qui ne passait que du rock, où j’adorais passer mes soirées. Je reluquais les british boys, avec leurs chemises boutonnées jusqu’en haut, jean slim, mèche sur le côté, espérant que l’un d’entre eux vienne me rouler une pelle sur Mr. Brightside de The Killers. Je déambulais dans les rues la nuit, au milieu des Anglaises plus qu’éméchées, slalomant entre les flaques de vomi. Et rebelote. Une éternité semblait s’être écoulée depuis.

Pendant que mon esprit vagabondait de l’autre côté de la Manche, ma sœur avait apparemment réussi à déverrouiller le téléphone. Ou peut-être n’était-il pas bloqué. Toujours est-il qu'elle lisait, sans gêne, les derniers sms reçus sur l’appareil.

Mylène.

Hier. 22h32

J’attends toujours ton appel. Je ne vais pas me coucher tout de suite...À toute. Bisous.

Aujourd’hui. 08h07

J’espère que tu es bien rentré. Tu as dû tomber de fatigue. Passe une bonne journée mon cœur. À ce soir ? Bisous.

Amélie.

Hier. 21h27

Si tu n'as rien de prévu ce soir, j’ai quelques idées pour toi…

Hier. 23h58

Repasse quand tu veux, ma porte t’est toujours ouverte.

Charlotte.

Elodie.

La liste continuait. Un seul nom masculin se détachait.

Marc.

Hier. 00h02.

Mec, encore une soirée chaude. Je te passe son numéro, si jamais tu t’ennuies un soir...tu ne le regretteras pas, crois-moi !

En voilà un pour qui l’insouciance, pour ne pas dire autre chose, était toujours d’actualité. Cependant, le karma l’avait rattrapé. Quelques captures d'écrans, et les conversations d’Amélie and co furent partagées à Mylène, et vice-versa. Cela lui apprendrait à jouer avec les filles.

Lina fit ensuite défiler les photos de la galerie. Des photos de jeunes femmes principalement. Un homme revenait régulièrement à leurs côtés, sûrement le propriétaire du téléphone. Blond, les cheveux courts, légèrement bouclés, des petites rides au coin d’yeux verts en amande et un sourire à faire tomber même les plus aguerries. Pas étonnant que son répertoire soit bien rempli. Il exposait son torse musclé sur une série de selfies, sans doute destinées à ses multiples conquêtes. Lina leva les yeux au ciel.

— Comment peut-on être aussi cliché ?

À ce moment-là, le téléphone se mit à vibrer dans sa main.

— Désolée “Maman”, mais ton fils aurait besoin d’une bonne correction, railla Lina. Je suis sûre que c’est le genre à aimer ça en plus...

“Maman” tomba sur le répondeur et déposa un message. Lina composa aussitôt le numéro du répondeur et activa le haut-parleur.

“Hello, mon chéri, j’espère que ta présentation à Bruxelles s’est bien passée. N’oublie pas que notre avion est à 20h15 ce soir. Ne traîne pas sur la route du retour. J’ai hâte de fêter notre premier anniversaire de mariage ! Je t’aime”.

— J’ai hâte de fêter notre anniversaire de mariage ? s'esclaffa Lina. Non mais ce mec détient le pompon ! Mettre sa femme dans son répertoire sous le nom de “Maman”, c’est limite du génie…Hé, vous en pensez quoi monsieur ?

Le chauffeur, qui n’avait plus prêté attention à ma sœur depuis le départ, tourna légèrement la tête par-dessus son épaule droite.

— Hein ?

— Non, laissez tomber. La solidarité masculine, tout ça...On sait comment ça se passe, hein !

— Encore une féministe, grommela le chauffeur.

— Pardon ? rugit Lina.

Le chauffeur n’osa pas répéter ou se lancer dans un débat, devant le regard noir de ma sœur. Comme pour changer de sujet, il monta de nouveau le son de la radio. Lina leva les yeux au ciel, ouvrit la fenêtre et balança le téléphone dans le caniveau.

— Hé ! Mais ça va pas, non ? Qu’est-ce que vous faites mad’moiselle ? aboya le chauffeur.

Il se gara sur le bas-côté.

— Restez concentré sur la route et occupez-vous de vos affaires, répondit Lina.

— On est arrivé, déclara-t-il, visiblement ravi de se débarrasser de telles passagères.

L’air dehors me parut irrespirable. Une chape de plomb sur la poitrine, les jambes en guimauve, je suivis ma sœur. Au loin le tonnerre grondait. Elle rejoignit un groupe d’amies à moi, toutes de noir vêtues, chacune une rose blanche à la main. Céline était adossée contre un mur, une cigarette aux lèvres. Assises sur un muret, Sabrina et Aurore papotaient, tandis que Nadège s’agitait au téléphone.

— Vous êtes prêtes les filles ? demanda ma sœur.

Céline écrasa son mégot du bout du pied.

— On est prêtes depuis vingt minutes, nous ! dit-elle.

Ma sœur ne releva pas et nous prîmes la direction du canal. En terrasse, les serveurs s’affairaient en prévision du coup de feu de midi. Les classiques brasseries et restaurants italiens côtoyaient les nouveaux arrivants, devant lesquels une foule de personnes faisaient déjà le pied de grue : soul food en direct du sud des Etats-Unis, Bao inspirés de la gastronomie chinoise, ou encore cuisine fusion aux accents méditerranéens. Des jeunes étaient posés sur les quais, des joggers essoufflés passèrent devant un couple de personnes âgées assises sur un banc. Je me souviens m’être demandée s’ils étaient mariés depuis longtemps ou s’ils s’étaient rencontrés récemment, peut-être via un site de rencontre, à l’initiative de leurs petits-enfants.

— C’est triste quand même, déplora Aurore. Rien ne sera plus comme avant…

— C’est la vie, répliqua Sabrina en grattant l’arrière du crâne. Un jour ça sera ton tour, t’inquiète.

Aurore la poussa de l’épaule.

— Arrête…

— Moi, elle ne me manquera pas, ajouta ma sœur. Je vais enfin pouvoir récupérer sa chambre...

Un grand sourire s’étala sur son visage.

— T’abuses, dit Aurore, c’est ta sœur quand même.

— Justement, répondit Lina. Bon débarras.

Je secouai la tête, blessée. Je comprenais qu’elles m’en veuillent. Depuis mon retour d’Angleterre nous n’étions plus du tout en phase. Un mur imperceptible s’était dressé entre nous. Nous ne pouvions pas le voir, mais nous pouvions toutes sentir la distance qu’il avait installée. Il y avait le groupe, et il y avait moi. Derrière une vitre sans tain, je les voyais évoluer, sortir, rire. Sans moi.

Au bout de cinq minutes, elles s'arrêtèrent sur une petite place, devant un mur recouvert de street art. La phrase “C’est quand le bonheur ?” était taguée en plein milieu. Je me demandai pourquoi elles s’étaient arrêtées là lorsque Sabrina prit la parole.

— Bon les filles, quelqu'un a préparé quelques mots ?

Aurore haussa les épaules.

— Ok, je commence alors, enchaîna Sabrina. Juliette était...c'était...une super fille, dit-elle en se raclant la gorge. Toujours de bonne composition, lumineuse. Je me souviens de la première fois où on s'est rencontrées. C'était devant l'amphi de civilisation anglaise. Elle avait un…

— C'est nase comme anecdote, coupa Céline. Moi j'étais là, lorsqu'elle a rencontré Pierre. Personne n’aurait pensé qu’ils se seraient plu ces deux-là. Mais ils ne sont plus quittés après cette soirée karaoké. On aurait dit deux aimants. Et nous voilà, un an après leur rencontre…

— Nous perdons une amie chère, soupira Aurore en déposant sa rose au sol.

Les autres l’imitèrent en silence. Au bout d’une minute, comme personne ne sembla vouloir reprendre la parole, Sabrina sortit de son sac cinq couronnes de fleurs rose pâle ainsi qu’une couronne de fleurs blanches. Elle lança également un sachet en plastique à Céline.

— Tu t’en occupes ? lui demanda-t-elle.

Céline hocha la tête. Elle glissa sa couronne de fleurs dans ses cheveux, puis se mit à gonfler des ballons rouges en forme de cœur. Une fois coiffées, les autres vinrent lui prêter main forte. Nadège, elle, remit du rouge à lèvres. Elle plissa les yeux et pinça la bouche, puis ses lèvres émirent un léger “pop”. L’air satisfait, elle rangea son miroir dans son sac à main.

— Ah mince, vous avez déjà fini les filles, dit-elle sans faire mine d’être désolée.

Ma sœur leva les yeux au ciel et sortit de son sac une enceinte portable. Les premières notes de Single ladies de Beyonce retentirent à plein volume. Cessant enfin de m’ignorer, elles se retournèrent toutes vers moi au même moment.

— Juliette Reynaud est morte, longue vie à Juliette Morin !

Elles se jetèrent sur moi pour m’embrasser et mettre dans mes cheveux la couronne de fleurs blanches.

— Je ne m’appelle pas encore Morin, répondis-je.

— Ouais, ouais. C’est pour la formule quoi, rétorqua Sabrina. Le thème de ton enterrement de vie de jeune fille, c’est les sept péchés capitaux ! Allez, on commence par l’orgueil : on va tourner un clip dont tu seras la star !

J’essuyai une larme qui menaçait de ruiner mon maquillage.

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