Première photo

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Il a l'air heureux, sur cette photo.

Heureux et fier.

Fier dans son beau costume rayé : cravate bien nouée, pince à cravate, chemise et pochette blanche. En tout cas, je le suppose, car cette photo est en noir et blanc. Il porte un élégant chapeau, posé un peu de travers sur la tête. On pourrait penser que c'est un grand représentant de commerce ou le directeur d'une usine ou peut-être un expert-comptable, tellement il est élégant.

Mais non : sur cette photo, on le voit jouer de la guitare acoustique.

Forcément : à l'époque, la guitare, on ne la branchait pas.

Ce n’est pas une photo instantanée, prise sur me vif : en ces temps reculés, on était encore très loin des smartphones et des appareils qui prennent des clichés en rafale. Il semble être en train de jouer de la guitare, mais les jambes croisées, le buste droit, tout sourire, j’imagine bien qu’il pose pour l’occasion.

Sur cette photo, il est très jeune.

Et pour cause : il fait partie du tristement célèbre Club des 27. Pas des 27 meilleurs guitaristes du monde, mais des artistes célèbres qui se sont éteints à l’âge de 27 ans.

Il était né en 1911. On sait de lui, grâce à ses enregistrements, qu’il était chanteur et guitariste de blues. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il a aussi joué d’autres instruments.

La guimbarde, pour commencer, quand il était tout gosse. La guimbarde, vous savez ? Cette lame métallique que l’on fait vibrer entre les dents.

Mais comme il n’aimait pas beaucoup en jouer, il a jeté son dévolu sur un autre instrument, à peine plus gros. Oui, un harmonica.

Quand, à la fin des années 1920, il s’est mis à la guitare, il s’est confectionné un teneur (que l’on appelle aussi « porte-harmonica »). Ainsi, il pouvait chanter et jouer de l’harmonica en s’accompagnant à la guitare. Comme le fera 40 ans plus tard un certain Bob Dylan.

En 1931, il a rencontré un autre grand guitariste, Sun House, qui l’a littéralement méprisé, lui disant qu’il n’arriverait à rien avec sa gratte, parce que, selon lui, il faisait fuir le public. Il lui a par contre intimé l’ordre de se remettre à l’harmonica.

La frustration qu’un artiste peut ressentir lui sert parfois de moteur pour se dépasser. C’est ce que fit notre jeune héros : après deux ans de travail acharné, il est devenu un guitariste exceptionnel. Sun House lui-même disait qu’il se trouvait complètement dépassé par le jeune prodige.

Un soir, la nouvelle star de la guitare blues réunit quelques amis et leur raconte qu'un jour, il déambulait dans la ville de Clarksdale, ne sachant où se diriger. Alors qu’il semblait complètement perdu, il s’est retrouvé à un carrefour. La nuit commençait à tomber, lui commençait à fatiguer, mais une brise fraîche le faucha en plein rêve. Il leva la tête et vit un personnage immense crever le ciel. Il ne pouvait pas voir son visage, mais il vit qu’il arborait un chapeau immense.

Paralysé par cette apparition, il ne put réagir, quand le Géant attrapa sa guitare, l’accorda et en tira quelques notes divines, avant de la lui rendre et de s’évanouir à tout jamais.

Depuis ce jour, le jeune artiste, au lieu de faire fuir les gens, attirait les foules. Mieux : il les subjuguait. Tout le monde était hypnotisé par le bluesman, dont on disait qu’il avait pactisé avec le Diable. À cette époque, au Mississippi, le culte vaudou étant encore largement pratiqué, personne ne remit en cause la véracité de cette légende.

Même les personnes qui passaient au loin et qui avaient d'autres préoccupations ne pouvaient s'empêcher de s'arrêter, de s’approcher de lui et de contempler le spectacle.

Un charisme sans précédent.

27 ans.

C’est bien jeune, pour mourir.

On n’a jamais vraiment su s’il s’est mort d’une maladie vénérienne, d’une pneumonie ou s’il a bu du whisky contenant de la strychnine, offerte par le tenancier d’un bar qui ne supportait plus de le voir tourner autour de sa femme…

27 ans.

Sur son certificat de décès, on peut lire : « Cause de la mort : pas de docteur ».

Il s'appelait Robert Johnson.

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