Chapitre 9

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Carmen

La matinée du lendemain passa lentement. Cally m’avait forcée à me dépenser dans la salle de gym cependant. Elle s’était jetée sur les appareils de musculation pendant que je m’étais contentée d’un jogging. Le déjeuner se déroula comme d’habitude : Will taquinait toutes les personnes autour de la table, Joy peinait à ouvrir sa cannette et les jumeaux filmaient la scène en riant comme des otaries. Hormis ce quatuor, nous formions un petit groupe tranquille.

La blonde aux mèches roses de la veille captura alors Cally qui me quitta sur un « À plus dans le bus ». Livrée à moi-même, je m’apprêtai à retrouver ma chambre pour bouquiner lorsque Mason me rattrapa.

« June ! m’interpella-t-il. »

Je fis volte-face. Il était parti plus tôt durant le déjeuner et était désormais revenu avec deux casques de moto. J’arquai un sourcil.

« Ce n’est pas l’aile réservée aux filles normalement ?

- Si, ricana-t-il. Désolé, mais je te cherchais. J’ai une surprise pour toi.

- Une surprise, répétai-je d’un air suspicieux. »

En hochant la tête, il me tendit un casque de moto. Un casque noir plutôt lourd, mais avec une vitre pour protéger nos yeux du vent.

« Fais-moi confiance, m’implora Mason avant que je ne m’empare du casque. »

Après avoir cédé, il me conduisit jusqu’au hall avant de sortir du château. Le temps était toujours aussi gris et humide depuis la pluie de la veille au soir. Il longea la devanture avant de s’approcher d’une construction grillagée. C’était en fait un garage à véhicules à deux roues. Il ouvrit la porte puis me demanda de la lui tenir. Quelques secondes plus tard, il en sortit une moto. Une Suzuki à en croire la marque gravée sur le flanc droit. La grille refermée, je fus forcée de retirer mon bonnet pour le fourrer dans la poche de ma veste avant d’enfiler le casque.

Casque enfilé et veste refermée, j’attendis que Mason grimpe sur la moto avant de me placer derrière lui. J’enroulai ensuite mes bras autour de sa taille avant qu’il ne démarre. La moto partit alors dans un vrombissement tonitruant.

En slalomant entre les voitures, j’eus le temps de lire les panneaux. Nous étions dans l’Illinois, à quelques kilomètres seulement de Chicago. Le trafic était plutôt fluide en cette journée de septembre. Mason fonça directement vers Aeston, en direction du Sud. Les maisons étaient hautes et, pour la plupart, avaient la peinture écaillée.

Il s’arrêta au bout d’une rue commerçante. Je descendis avant lui puis le laissai ranger les casques avant de le suivre. J’avais gardé le silence durant tout le trajet pour pouvoir le harceler une fois sur pied.

« Pourquoi m’as-tu emmenée ici ?

- Premièrement, énuméra-t-il, pour te remonter le moral. »

Je ne pus retenir le sourire qui monta jusqu’à mes oreilles.

« Deuxièmement, reprit-il après avoir observé mon sourire, parce que je veux te présenter à quelqu’un.

- Un plan drague foireux ?

- Non, souffla-t-il après un rire. C’est une femme.

- Même avec une femme, ça peut partir en plan drague foireux. »

Il souffla du nez en secouant la tête, visiblement très amusé.

« Quand tu m’as parlé hier, avoua-t-il, j’ai eu de la peine. Alors je suis parti en opération investigation sur toi et tes parents...

- Tu as fouillé dans les dossiers de mes parents, m’insurgeai-je en freinant le pas. Mais vous m’impressionnez dans cette institution de fouines ! m’exclamai-je. »

Je lui jetai un regard venimeux, mais il ne se défit pas de sa légèreté ni de son sourire.

« Ne me fais pas ces yeux, je n’ai fait que faire jouer des relations pour avoir quelques non-dits des médias concernant les Cooper. »

Je l’invitai à continuer en croisant les bras.

« Figure-toi qu’il te reste bel et bien de la famille.

- Quoi ?

- Tu as entendu. Antonia Flores avait une sœur aînée et elle est dans les parages.

- J’ai… Une tante ? »

Il hocha vivement la tête tandis que j’enfonçai mon bonnet sur mon crâne.

« Elle s’appelle Carmen Flores, m’expliqua-t-il en rangeant les mains dans les poches de sa veste grise. C’est une libraire, spécialisée en grimoires en tout genre et même de manuels de magie noire. »

Nous bifurquâmes dans une rue plus étroite au sol couvert de pavés. Mon estomac se tordit. Je ne connaissais pas cette femme, mais nous avions des gênes en commun. Allait-elle seulement croire à mon existence ? Personne ne m’avait averti de sa présence avant cela. Harry Hoswald attendait le bon moment ou bien me l’avait-il dissimulé ?

Sur cette question, mon pied buta contre un pavé. Je titubai en avant, mais le bras de Mason me réceptionna de justesse, entourant ma taille. Une fois remise sur pied, il ricana.

« T’es plutôt tête en l’air.

- C’est ta faute, explosai-je en m’écartant vivement de lui. Qui t’a dit que je voulais absolument la rencontrer ? Si ça se trouve, elle ne voulait pas qu’on la retrouve justement pour ne pas m’avoir sur le dos ! Est-ce que t’y as pensé à ça ? »

À cette question, ma voix se brisa. Je refermai la bouche en détournant le regard, espérant contenir les larmes qui menaçaient de déborder. En reposant le regard sur Mason, je me sentis un peu plus mal. Son visage trahissait une culpabilité qui n’avait pas lieu d’être. Je me sentis même particulièrement stupide d’exploser ainsi. Les choses s’étaient accéléraient si vite entre la mort de Lucien, mon premier meurtre, mon pouvoir hallucinatoire, Cally qui se faisait d’autres amis et les rumeurs sur mes parents que je venais de découvrir…

Il y a une semaine, j’aurais probablement retourné le canon contre mon propre crâne.

« Je suis désolé June, lança finalement Mason en pivotant pour faire demi-tour. J’aurais probablement dû te consulter et te préparer avant.

- Attends, le pressai-je en m’emparant de la manche de sa veste. Je suis désolée. Je ne sais plus ce que je veux et… je n’y arriverai pas seule. S’il te plaît, conduis-moi à elle.

- Est-ce que tu es prête au moins, demanda le rouquin en pivotant dans ma direction.

- Je vais rencontrer ma tante, répliquai-je, je ne vais pas perdre ma virginité. »

Entendre son rire cristallin me fit sourire en retour. Je le préférais léger et joyeux, la tristesse ne lui allait pas du tout. J’avais l’impression d’avoir perdu le mien, de rire, mais en faisant rire les autres, mon cœur se réchauffait un peu plus.

« En route ! lança-t-il. »

Nous reprîmes notre chemin. À une dizaine de mètres, nous arrivâmes enfin devant une librairie. C’était un bâtiment étroit, probablement en bois. Les deux vitrines étaient séparées par une porte vitrée avec un écriteau « Ouvert » derrière la vitre. Mason poussa la porte puis me fit passer. J’entrai sous le tintement de la sonnette.

Face à nous, trois étagères couvertes de livres en tout genre. Elles s’étendaient sur dix bons mètres avant de s’arrêter près du comptoir vide. Nous fîmes quelques pas sur le plancher grinçant. L’air était sec, parfumé d’odeurs d’encens et de papier mêlées. Une odeur plutôt apaisante, le mélange ne piquait pas le nez. Je m’intéressai à une étagère depuis une bonne minute avant qu’une voix ne me tire de ma contemplation.

« Tonia ? »

Je tournai vivement la tête vers la personne derrière le comptoir.

C’était une femme au teint basané. Son visage trahissait ses cinquante années avec les rides autour de ses yeux noirs. Ses cheveux bruns étaient relevés en un chignon à l’arrière de sa tête. Elle était grande et mince. Sa frêle silhouette était couverte d’un chemisier rouge écarlate et d’un pantalon noir taille haute. Elle posa des lunettes à fines montures sur son nez avant d’écarquiller les yeux.

« Pardonnez-moi, mais… qui êtes-vous ? me demanda-t-elle. »

Je décelai un léger accent. Probablement hispanique. Lentement, je retirai mon bonnet avant de jeter un regard à Mason. Il m’adressa un signe de tête avant que je ne m’approche lentement du comptoir.

« Vous êtes Carmen Flores ?

- C’est bien moi, affirma-t-elle en relevant le menton avec fierté. »

Malgré son visage fermé, ses yeux trahissaient sa curiosité. Les battements de mon cœur se firent plus forts. La peur me tordait l’estomac à nouveau. J’étais intimidée par cette femme. Elle irradiait quelque chose. Une forme d’énergie sombre mais puissante. Malgré sa cinquantaine, elle était encore bien conservée sous le rouge vif qui embellissait ses lèvres ourlées. Outre son charme, elle était dangereuse sur bien des points. Je le savais aux picotements qui irradiaient mes avant-bras.

« Que voulez-vous ? s’impatienta-t-elle en plantant une main sur sa hanche.

- Je m’appelle June. June Cooper, je suis... »

Elle m’interrompit en poussant une flopée de jurons en espagnol. Son visage exprimait cette fois de la surprise. Carmen contourna rapidement le comptoir pour s’approcher de moi. Ses mains aux longs doigts glissèrent sur ma mâchoire pour saisir mon visage. Plusieurs secondes passèrent durant lesquelles elle observa mon visage sous toutes les coutures, en le tournant, en le soulevant avant de me saisir par les épaules.

« Tu es la fille de Tonia ! s’exclama-t-elle. ¡Dios mío! Tu es vivante ! Et quelle belle fille tu es.

- Merci, grommelai-je entre ses mains qui avaient saisi mes joues. »

Ses bras se refermèrent alors autour de mes épaules. Je lui rendis gauchement son étreinte, peu habituée à de telles effusions d’affection. En me lâchant, ses yeux s’étaient humidifiés, au bord des larmes.

« J’ai toujours su que tu étais en vie. J’ai prié Dieu chaque jour qu’il te maintienne en vie, que tu aies une belle vie. Le Seigneur m’a écoutée. Tu ne peux pas savoir à quel point, je suis heureuse ! Tu vas bien au moins ? Où étais-tu ?

- C’est une très longue histoire, marmonnai-je.

- Et lui ? demanda-t-elle en désignant Mason du plat de la main. C’est ton petit-copain ?

- Non mais il fait partie de l’histoire. »

Tonia nous mena à l’arrière-boutique. C’était une pièce carrée, au bas de cinq petites marches. Les murs de ciment étaient couverts de livres. Au centre de la pièce, un bureau en métal entouré de trois chaises. Après nous être assis, Carmen alluma une bouilloire puis prépara des tasses afin de nous offrir du thé. Pendant ce temps, je lui expliquai grossièrement ce que j’avais traversé en omettant les véritables raisons de mon entrée à l’orphelinat. À la fin de mon récit, Carmen secoua la tête.

« Ma pauvre, ça a dû être difficile. »

Je haussai les épaules en remuant la cuillère dans ma tasse.

« Qu’est-ce qu’il s’est passé de votre côté, demandai-je. Je venais surtout pour avoir des réponses à propos de mes parents.

- Tes parents, gloussa Carmen. Si j’avais su, je me serais opposée à cette union.

- Développez. »

Je reposai ma tasse, me préparant au pire.

« Ta mère était une femme fougueuse, commença-t-elle. Depuis l’Espagne, déjà, elle en faisait des bêtises. C’était une peste, espiègle, fière, malicieuse, mais elle avait un bon fond. Nous sommes parties à l’institution Hoswald pour pratiquer la nécromancie. C’est une tradition qui se transmet chez les femmes, dans notre famille. Elle avait ton âge quand elle a rencontré ton père, Sky Cooper. Un beau garçon, plutôt sage, gentil, très bien élevé. Leur relation a connu plus de bas que de hauts, ta mère était une femme qui cueillait le jour, mais ton père brûlait d’amour. Mais en brûlant pour elle, il a commencé à montrer un autre visage. Il devenait de plus en plus sombre, mauvais et dangereux. Tonia est revenue vers lui et s’en suivit un rapport de force. Peu à peu, ils perdaient tous les deux la raison. Je me rappelle avoir repêché Tonia au commissariat très souvent.

- Et ensuite ? demandai-je. Que sont-ils devenus ?

- J’ai perdu leur trace après leur mariage. Ils ont dû voyager et empirer dans quelque pays qu’ils visitaient. Je n’ai eu vent de Tonia qu’une fois. Quelques minutes après son accouchement, elle m’avait appelé. Elle m’avait adressé des adieux, des excuses, combien elle m’aimait, moi et notre famille. Et puis plus rien jusqu’à l’affaire des Madsen. »

Plus elle m’en parlait, plus je me demandais si j’étais réellement la fille légitime d’Antonia Flores. Je m’enfonçai dans ma chaise pendant que Carmen essuyait les larmes qui roulaient sur ses pommettes hautes.

« Tu ne peux pas savoir à quel point elle me manque, sanglota-t-elle.

- Non, je ne sais pas. »

Je n’avais ressenti un sentiment de manque qu’envers les enfants et le personnel de l’orphelinat. Lucien me manquait. Delilah me manquait. Brad et les autres enfants me manquaient horriblement. Mais je savais que je ne ressentirais un réel manque que lorsque Cally et moi séparerons nos chemins (j’espérais cependant garder contact avec elle). Je laissai Mason lui tendre des mouchoirs afin d’essuyer son visage. Une fois mouchée, Carmen releva la tête en souriant.

« Mais maintenant, je sais que son enfant est en vie. Tu es tout ce qu’il me reste d’elle.

- Je vous renvoie la pareille.

- Je suis ta tante, grommela-t-elle. Tutoie-moi. »

Je hochai la tête avant qu’elle n’enchaîne.

« Si tu le souhaites, je peux t’enseigner la nécromancie.

- Vous... Je veux dire : tu ferais ça ?

- Avec joie, répondit-elle. Ma mère était morte avant de pouvoir m’enseigner. On ne laisse pas la famille dans l’ignorance, chez les Flores. J’ai même des livres traitant du sujet. »

Carmen se leva vivement afin d’attraper un livre sur une étagère. Elle le posa sur le bureau puis l’orienta dans ma direction. En l’ouvrant, je découvris les pages jaunes noircies d’encre. Elles donnaient les conditions, les origines, les paroles à prononcer, les…

« Des sacrifices ? demandai-je en levant les yeux sur Carmen.

- Pour relever un corps, il faut un sacrifice, expliqua-t-elle. On parle de sacrifice, mais cela peut-être du sang ou un sacrifice animal. »

Je blêmis légèrement, mais continuai de tourner les pages. Selon le type de créature, nous devions tracer des pentagrammes sur les tombes. En lisant en biais cependant, quelque chose me frappa :

« Pourquoi ce livre ne parle pas des esprits ?

- Simplement, répondit-elle, parce que la nécromancie ne demande pas à contacter les esprits.

- Comment se fait-il que je puisse les contacter et les voir ?

- Cette spécialité te vient de Sky. Il pouvait contacter les esprits en un clin d’œil. Tonia lui demandait d’emprisonner les esprits des défunts dans leur corps mort. C’était son petit jeu favori. »

Carmen eut une grimace désapprobatrice tandis que je grimaçai d’horreur.

« Mais c’est affreux !

- Je suis si fière de constater que tu aies cette rationalité, soupira-t-elle. Tonia aimait mener des expériences et Sky était serviable pour ce genre de choses. Mais rappelle-toi ! lança-t-elle en changeant subitement de sujet. Les morts sont à respecter. Si tu souhaites qu’un esprit te laisse véritablement tranquille, c’est comme avec les tables d'Ouija : bonjour, merci et au revoir. »

J’acquiesçai vivement puis me remit à feuilleter le livre. Je sentais déjà que Carmen serait une très bonne pédagogue, loin des nouveaux amis de Cally.

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