Partie 1/5

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Mes enfants, quelles sont vos pires frayeurs ?

Non, ne tremblez pas. Laissez-moi juste vous conter une petite histoire. Je vous promets, vous n’en ferez pas des cauchemars.

De toutes les terreurs du monde extérieur, la capitaine Ceralia est sans doute l’une des plus emblématiques. Un nom dont la simple mention suffit à faire frissonner les plus braves d’entre nous. Un crochet en pur acier à la place du bras droit, scintillant comme son œil restant. De longs cheveux d’un noir intense, retombant de part et d’autre de sa veste en cuir boutonnée par-dessus son chemisier gris. Combien de dagues courbées pendaient à sa ceinture ? Quelle histoire se cachait derrière la balafre que son bandeau recouvrait ? Elle avait le regard rigide, la démarche affermie, le sourire carnassier.

Oui, mes enfants, vous l’avez deviné : Ceralia dirigeait un équipage pirate. La simple vue de son pavillon suffisait à inspirer la fuite. Car voyez-vous, elle ne se contentait pas de dénicher quelques trésors, ou de piller quelques ports. Ceralia avait fait de la traite de peuples sa principale source de revenus. Elle enlevait indifféremment humains, elfes, nains, orcs ou gnomes pour les revendre aux plus offrants ; peu lui importait, tant que son coffre se remplissait d’or.

Je vous entends claquer des dents… Craignez-vous que Ceralia vous enlève dans votre sommeil ? Alors vous m’avez mal comprise. Mon conte s’intéresse bien à cette cruelle pirate, mais pas de la manière que vous croyez. Détendez-vous, patientez quelques minutes, et tout deviendra plus clair.

Ceralia affectionnait particulièrement « s’entretenir » avec ses prisonniers un-à-un. Ce jour-là, alors qu’elle dégustait une pinte de mauvaise bière en scrutant ses cartes, elle entendit frapper à la porte. Derrière le seuil se dressaient ses plus proches collaborateurs. Reigad, une grande humaine maigre à la chevelure dorée courte et dorée. Zesdaf, un nain courtaud dont les traits se dissimulaient sous l’épaisseur de ses mèches et de sa barbe poivre et sel.

Ce qui intéressait la capitaine se trouvait à ses pieds. À genoux, le marin n’en demeurait moins digne, ses muscles saillant sous ses vêtements trop étriqués. Il avait le visage couturé, où pourtant un éclat persistait, encadré par une chevelure de flammes démêlé. De nombreuses chaînes avaient été nécessaires pour l’immobiliser.

Vous avez de la peine pour ce gaillard ? Sachez qu’il ne remuait pas. En vérité, aucune expression ne se lisait sur son faciès.

Ceralia congédia ses seconds afin d’avoir cet homme rien que pour elle. Il y eut d’abord le silence, où elle fredonnait en tournoyant une dague autour de ses doigts. Allers et retours s’enchaînaient sans que le marin ne réagît. Pas de rictus ni même de grognement. À force de s’impatienter, la capitaine finit par planter son œil dans les siens, un sourire au coin des lèvres.

— Bienvenue dans mon humble cabine, dit-elle. Ça te plaît ?

Le marin ne répondit rien.

— Je sais cerner les personnes dans ton genre, insista Ceralia. Durs, insensibles d’apparence, mais dès que les premières gouttes de sang apparaissent, vous chouinez comme des gamins.

Le marin ne répondit toujours rien.

— Tu seras facile à vendre, fit la capitaine. Une famille fortunée saura utiliser tes bras de qualité comme main d’œuvre. Mais ce serait dommage de se séparer aussi vite, n’est-ce pas ? Tant que je n’abîme pas la marchandise…

Des frissons parcouraient la pirate, mais pas la marin, même quand sa lame frôla sa gorge. Au contraire, il se fendit d’un interminable éclat de rire. Des larmes ruisselèrent le long de ses joues et glissèrent sur la dague tremblante. Ceralia s’efforça de maintenir sa lame en dépit de son poignet tressaillant. Mais son sang bouillonnait. Sa poigne se resserra. Ses plis se durcirent.

— Pauvre idiot ! tonna-t-elle. Tu sais au moins que je suis ?

— La redoutable capitaine pirate Ceralia, dit le marin. Terreur de toutes les mers.

— Parfaitement. Tu devrais donc savoir qu’on ne s’en sort pas indemne quand on se moque de moi !

— Je ne suis pas n’importe qui.

— Ah bon ? Tu es robuste, je l’accorde, mais même les orcs sont incapables de se libérer de ces chaînes. Tu crois accomplir quoi, au juste ?

— Tu m’as mal comprise, capitaine. Disons que la malchance te rattrape. Que tu as énervé la mauvaise personne.

— Assez ! Quelques incisions et on verra si tu…

Soudain, Ceralia faillit perdre l’équilibre. Un tel vaisseau était coutumier à la fureur des vagues, mais l’était-il à celle des océans ? Oui, mes enfants, vous me comprenez enfin. Souriez et savourez ces prochains moments.

La capitaine se hâta hors de sa cabine. Sitôt arrivée à la passerelle, elle dut se maintenir sur le bastingage, à l’instar de son équipage. Jamais son bateau n’avait penché autant, ni son cœur battu aussi vite.

— Une tempête ? s’écria-t-elle. Camarades, vite, hissez les voiles ! Nous devons…

— Non ! fit un pirate à hauteur du mât. C’est pas une tempête !

— Qu’est-ce que c’est, alors ? Il n’y a pas de monstre marin dans les parages, que je sache !

Plusieurs secondes d’incertitude, et tous réalisèrent. Une gigantesque masse d’eau émergea de la surface. La panique s’empara du navire dont la submersion semblait imminente. Mais la volonté maritime avait d’autre projets, car le tourbillon s’étrécit. Il ne ciblait en réalité qu’une seule personne et l’emporta dans les flots en une rapidité éclair. Nul ne put secourir leur capitaine à temps. Et qui donc aurait pu l’accompagner ici-bas ?

Ceralia resta inconsciente durant toute sa descente dans les profondeurs. Elle était happée là où peu s’étaient aventurés. Dans de telles abîmes que l’obscurité régnait. La force avait cessé de se déchaîner, peut-être, mais les répercussions venaient tout juste de débuter.

Ceralia se réveilla au contact du fond. Un à un, des orbes jaunâtres s’illuminèrent autour d’elle. Ils révélèrent un environnement tout en relief couronné de coraux. Le premier réflexe de la pirate fut de tendre la main, et elle s’aperçut alors qu’elle était prisonnière d’une bulle d’air.

D’innombrables questions martelaient son esprit. Confuse, tourmentée, effrayée même ! L’incarnation de la férocité avait oublié de telles sensations ! La peur est un élément central de ce conte, mes enfants, mais je n’ai jamais prétendu que ce serait la vôtre.

Heureusement pour elle, Ceralia ne resta pas seule bien longtemps.

La première curieuse était une toute jeune femme à la figure rayonnante. Des boucles blondes oscillaient au rythme de son avancée. Elle effleura la surface de la bulle et alors la capitaine tressaillit ! Ceralia avait à peine remarqué la queue en écailles pourpres qui constituaient la moitié basse de son corps.

— Une visiteuse, ça faisait longtemps ! s’exclama-t-elle d’une voix exagérément douce. C’est comment, la surface ? Ils sont comment, le ciel et le soleil que mes amies ont tant mentionnés ?

— Une sirène ? s’étonna Ceralia, son cœur ratant un bond. Vous n’êtes pas des légendes ? Dix ans à naviguer et je ne vous rencontre que maintenant ?

— Hi hi, c’est que nous sommes secrètes ! Mais tu n’as pas répondu à mes questions. Raconte-moi, s’il te plaît ! Tu as l’air d’avoir vécu de formidables aventures !

Assaillie, la pirate chercha une échappatoire, mais ne pouvait se dérober de son regard. Surgit une autre sirène, tout aussi jeune, à la chevelure et queue argentées. Elle se mordilla les lèvres en dévisageant Ceralia, avant de flanquer un coup d’œil accusateur à sa comparse.

— Laisse-la tranquille, Nebura ! s’exclama-t-elle. Tu ne vois pas que cette pauvre humaine est terrifiée ? Nous devons la traiter avec délicatesse !

Ladite sirène reçut une tape sur la nuque. La compagnie s’agrandissait avec l’irruption d’une autre sirène, dont les écailles roses contrastaient avec la noirceur de ses cheveux frisés. Un condensé de haine se lisait sur son regard, et pas seulement adressé à Ceralia.

— Tejiki, ta naïveté ne cessera jamais de se surprendre ! critiqua-t-elle. J’espère que tu sais au moins qui elle est.

— Une humaine que nous avons amenée ici, pas vrai ? demanda Tejiki.

— Ceralia est une capitaine pirate avant tout. Elle n’est que pur sadisme !

— Est-ce une raison pour la traiter aussi durement, Askara ?

— Évidemment ! Elle a kidnappé, torturé et tué des centaines d’innocents !

— Peut-être qu’un passé tragique excuses ses actes.

— Non !

— Je suis sûre qu’au fond, elle n’est pas si méchante. Avec un peu de volonté, je peux la changer !

— Et moi, je peux la manger, intervint une quatrième sirène.

La dernière invitée s’était infiltrée entre Tejiki et Askara. Elle remuait sa queue aux écailles dorées à une cadence effrénée. Des pupilles dorées se révélaient sous sa tignasse brune, avec lesquelles elle lorgnait la pirate.

— Enfin une sirène honnête, soupira Ceralia en réprimant ses tressaillements. Je connais votre réputation. Faites de moi votre déjeuner si vous voulez, mais épargnez-moi vos tourments.

— Aucune sirène ne se délecte de la chair, rétorqua son interlocutrice. Sauf moi.

Ce disant, elle ouvrit la bouche et révéla des canines pointues. Ceralia sursauta, son adversaire se tordit.

— Une vampire ? s’écria-t-elle. Comment ?

— Pourquoi pas ? répondit la créature. Dans de telles profondeurs, je ne crains pas les rayons du soleil. Maintenant, j’aimerais tester ma théorie.

— Laquelle ?

— Le sang des pirates a-t-il meilleur goût que celui des marins ?

La sirène s’approcha de la bulle, mais Tejiki et Nebura la tirèrent par les bras.

— Non, Maleth ! cria Nebura. Tu n’as pas le droit !

— Juste quelques gorgées ! supplia la vampire. Un petit apéritif !

— Éloignez-vous d’elle, tout de suite ! fulmina une puissante voix.

Le quatuor se retira tel un banc de poisson. Elles restèrent à portée de vue, bien sûr : pourquoi manqueraient-elles un si délicieux spectacle ? Ceralia osait à peine avancer ! Ses jambes flageolaient davantage à chaque pas tandis qu’elle et sa bulle progressaient le long de l’allée. Ses bottes se posèrent sur les dalles en pierre lisse, puis sur la série de marches cernée de coraux.

Figurez-vous que la pirate baissait les yeux. Elle déglutissait, même ! Il n’aurait pu en être autrement face à l’ombre projetée par l’éblouissante lumière derrière le trône.

Cette sirène ne ressemblait à nulle autre. Si, elle possédait bien une queue en écaille azurée ! Mais elle dépassait près de deux fois la taille de ses congénères, la parfaite taille pour son siège. Des mèches émeraudes cascadaient autour de sa fine silhouette contrastée de quelques abdominaux. Mais surtout, elle était attifée d’une épaisse cape fendue, extension de son aura rayonnante.

Oui mes enfants, on ne le répètera jamais assez : elle est magnifique.

Sans prononcer le moindre mot, elle avait le pouvoir de soumettre la capitaine à ses genoux. Ses sujets, quant à elle, s’inclinèrent sans la moindre coercition.

— Je suis l’impératrice Tharadia, se présenta-t-elle.

— Impératrice ? demanda Ceralia. Vous régnez sur tous les océans ?

— Non, juste sur ma communauté d’un millier d’habitantes.

— Votre définition d’empire est… particulière.

— Pourquoi assujettirait mon peuple alors que d’autres méritent mon attention ? Capitaine Ceralia… Tu as commis une grave erreur.

La pirate parvint à soutenir le regard de l’impératrice. Non sans trembler, cela allait de soi.

— J’aurais bien répliqué, grogna Ceralia. Mais j’imagine que vous pouvez briser ma bulle d’air à tout moment.

— Tout juste, affirma Tharadia. Choisis donc tes prochains mots avec grande prudence.

— Vous avez l’air de tenir à vos sujets. Et je vous comprends, les membres de mon équipage sont comme des frères et sœurs pour moi. Comment aurais-je pu déclencher votre courroux ? Je n’ai jamais enlevé de sirènes !

— Uniquement car tu ne croyais pas en notre existence, je me trompe ?

Une goutte de sueur perla le long de la tempe de la capitaine.

— Mes actes importent plus que mes motivations ! se justifia Ceralia.

— Parlons donc de tes actes, trancha Tharadia. As-tu la mémoire courte, vile pirate ?

Ceralia dut cogiter quelques instants, puis elle se souvint. Trop tard, hélas, car Tharadia réagit plus rapidement. La pirate reconnut aussitôt le marin qui jaillit de derrière le trône, lui aussi protégé par une bulle d’air. L’impératrice eut le privilège d’y entrer. Pour l’embrasser longuement, vigoureusement, passionnément.

Qui eût cru que l’amour ne pouvait fleurir partout ? C’est beau les enfants, n’est-ce pas ?

— Les privilèges d’explorer la surface…, envia Nebura.

— Elle aurait pu quand même trouver mieux, murmura Askara.

Le baiser s’attarda tant que Ceralia fut tentée de détourner le regard. Grossière erreur ! D’un claquement de doigts, l’impératrice la ramena aux pieds de son siège, sous le rire du marin jovial.

— Voici Varakor, dit Tharadia. Mon amant.

— Impossible ! s’écria la capitaine. Les sirènes ne se lient pas d’amour avec les marins ! Elles les séduisent depuis les récifs pour mieux les piéger.

— Calomnies. La redoutable pirate est-elle à ce point crédule pour croire à des légendes sans fondement ? Toi qui explorais les océans, tu ne pouvais nous ignorer éternellement.

— D’accord, j’ai compris… La vertueuse impératrice sirène se dresse contre l’injustice car j’ai kidnappé son bellâtre. Brise ma bulle d’air, qu’on en finisse.

— Ne meurs pas ! supplia Maleth. Je dois goûter ton sang d’abord !

L’impératrice foudroya la vampire des yeux avant de s’intéresser à la capitaine.

— Tu mènes une vie périlleuse, rappela-t-elle. Je sais pertinemment que tu ne crains pas la mort. Je ne t’offrirai pas une échappatoire aussi aisée.

— Vous avez raison, impératrice. Si je ne crains pas la mort, pourquoi tremblerais-je devant vos menaces ? Aucun maléfice ne pourra me briser. Mon nom continuera d’inspirer la terreur au-delà de ma mort !

— Prends garde avant d’être aussi assertive. Je ne t’ai montrée qu’une fraction de l’étendue de mes pouvoirs. Maintenant que je t’ai bien jaugée, je connais le châtiment approprié pour toi.

C’était un condensé de magie authentique. Une myriade de couleurs miroitant dans l’opacité. Le sort enveloppa la capitaine avant de pénétrer en elle. Seriez-vous déçus d’apprendre qu’il n’impliquait pas de souffrance immédiate ? Pire encore, une agréable sensation parcourut Ceralia qui, lévitant à un mètre du fond, reçut allègrement ce sort.

Ou devrais-je dire malédiction ?

— Je… Je ne sens rien ! s’exclama Ceralia en observant ses bras.

— Pas encore, rectifia Tharadia. Il faut un certain temps pour que cela fasse effet.

— Qu’avez-vous fait ?

— Ne sois pas si impatiente de la découvrir. Lorsque le sort se déclenchera, tu regretteras de ne pas être morte.

L’impératrice claqua de nouveau des doigts. Il était hors de question que la capitaine souille davantage son territoire ! Ceralia fut renvoyée vers la surface, encore inconsciente des épreuves qui l’attendaient.

Il se fait tard, mes enfants. Quoi, vous tenez tant à connaître les futures mésaventures de la cruelle pirate ? Soyez sages, et je vous conterai demain.

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