Chapitre 3 (1ère partie)

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  Le ciel, quoique la lune n'y brillât pas, était particulièrement clair ce soir. Les étoiles scintillaient silencieusement depuis des distances inimaginables, vertigineuses et, si de plus près elles devaient sans doute être identiques à l'idée que l'on se fait généralement de l'enfer, d'ici elles ressemblaient plutôt au paradis, à la douceur et à la beauté. Un long trait lumineux s'inscrivit fugitivement vers l'est, une étoile filante venait de naître et de mourir en ce bref instant traduisant ainsi la vie d'un homme au regard de cet univers immense, paraissant éternel, mais encore incompréhensible.

  Talline cessa de regarder par la fenêtre depuis son lit et ferma les yeux. Il se souvînt alors, d'autres étoiles filantes, en Italie, il avait alors, fait un vœu qui ne semblait pas devoir se réaliser. Il laissa son esprit errer de pensée en pensée puis s'endormit.

  Le matin très tôt, la chaleur est déjà lourde, elle deviendra accablante l'après-midi ; L'étoile filante a emporté la fraîcheur de la nuit en s'éteignant.

  Peut-être, Talline, te remémores-tu ta jeunesse quand, assis à même le sol, les jambes croisées, en plein soleil, tu assistes à des scènes barbares, quelquefois cruelles ou insoutenables ?

  Peut-être crois-tu encore en l'homme ? En sa bonté, en sa soif de justice et d'équité, en sa capacité à se dépasser pour définir puis atteindre l'absolu, le divin ? Non ?

  C'est alors, probablement, que tu as douté de Dieu, de son pouvoir, de son existence, de ta propre finalité.

  C'est alors que la religion t'est apparue telle qu'en elle-même, sans support divin, sans justification, ne soutenant rien ni personne, approfondissant les fossés existants entre les hommes, renforçant leur intolérance naturelle.

  C'est alors que tu as pu appréhender l'immense vacuité qui t'entourait. Et peut-être, alors, as-tu eu peur ?

  Peur de cette solitude, peur que ton combat n'ait finalement aucune signification ni aucune justification.

  Peur d'être là, enfermé dans cette prison, sans raisons ou pour des raisons incompréhensibles.

  Peur de devoir mourir pour rien, sans avoir pu exprimer ce que tu voulais faire ou dire. Sans avoir pu faire comprendre ce à quoi tu croyais, ce pour quoi tu te battais.

  Non ! Plus tu avances dans ta réflexion et moins tu doutes de l’existence de Dieu.

  Non ! Il fallait que Dieu existât pour que ton combat, ta vie, ton passé, ton présent et peut-être ton avenir et celui des tiens aient un sens. Tu dois croire encore et encore et toujours !

  Tu dois croire en l'homme surtout. En sa capacité à surmonter son égoïsme, sa soif de pouvoir sur les autres. Tu dois croire en l'homme sans quoi tu ne peux croire en Dieu et tu as besoin de Dieu. Tu as besoin de combler le vide spirituel.

  Depuis seize mois, tu es enfermé dans ce camp, sans jugement : une mesure d'éloignement (pour activisme politique ?). Sans doute la conséquence de délations, mais sans preuve. Ils ne savent rien et tant mieux pour toi, tu ne serais pas là !

  Étrange monde où, dans la patrie des droits de l’homme, en principe Etat de droit, on peut emprisonner quelqu’un au mépris des lois, le bannir, sans autre forme de procès en utilisant les techniques et les méthodes nazies que tu as combattues pour défendre ceux qui aujourd’hui s’en servent.

  Cependant, la vie dans ce camp n'est pas aisée. Par deux fois, tu as réchappé à la mort. Bien souvent, tu n'as pu éviter les coups, les brimades, les sévices de toutes sortes. Mais tu crois en ton combat, en ta cause. Tu ne sais pas encore que la trahison de tes derniers amis passés de l'autre côté, va faire basculer le gouvernement. Amère victoire ! Tu ne peux pas le savoir, cela n'arrivera que dans quelques mois. En ce moment, les combats redoublent d'intensité, les engagements les plus rudes sont en cours, mais tu n'en sais rien. L'issue militaire n'a en fait plus d'importance, la véritable bataille a lieu sur le terrain politique et cela, tu le savais. Mais elle s'est engagée sans toi et tu l'ignores, là, en plein soleil, par terre, assis sur tes talons, dans la poussière, au milieu des autres détenus, tu regardes les paras, à l'autre bout de la cour, près de l'entrée, ils viennent chercher quelqu'un pour un interrogatoire.

  Étrange monde que celui-ci où, après avoir libéré des camps de concentration où régnait l’horreur innommable, en Allemagne et en Autriche en 1945... on t’interne dans l’un d’eux à quelques lieux d'Alger..

  Les journées sont interminables, les nuits également. Tu es seul avec tes souvenirs, tes angoisses, tes regrets, tes espoirs. Tu écris souvent, tant de lettres qui ne parviendront jamais à leur destinataire car jamais transmises, tant de lettres bouteilles à la mer, bouées de sauvetage d'un prisonnier, tant de lettres libertés, tant de mots d'amour, d'espoir, de vie ! Tant de lettres pour rassembler tes souvenirs, pour rester toi-même, vivant ! Tant de mots que tu ne peux pas dire qui se dessinent seulement entre les lignes. Tout ce que l'on exprime par le regard, l'attitude, les silences, toi, tu l'exprime par des mots non écrits qui sont autant d'appels au secours, des mots invisibles, à peine devinés, catharsis incontrôlée, inconsciente, des mots suggérés par leur absence même. Des mots pour être libre, comme la pensée qui les conçoit, des mots qui s'entrechoquent au détour des neurones, des mots enfin pour apaiser sa peur, sa haine, sa honte, des mots pour guérir l'injustice et hurler sa peine sans un bruit. Des mots... tonitruants…clamés… bramés…gueulés…mais silencieux !

  Un nuage vient de passer la haut devant le soleil, mais le ciel, un instant assombri, a vite repris sa luminosité intense, ce bleu brillant, mais semblant brumeux dans le lointain, à cause de la chaleur, ce bleu magnifique sur les plages du bord de mer, mais si exténuant depuis cette prison. Ce bleu couleur horizon enfin ! Cet horizon si lointain, presque inaccessible, à la fois rêve et cauchemar du détenu !

  Subitement, provenant de la partie droite de la cour, des bruits de voix qui montent, une sorte de charivari, une querelle qui se noue. C'est Monk, le nain qui vient de se faire éjecter sans ménagements d'une partie de dés. Après avoir jeté un regard mauvais sur ses partenaires qui n'en ont cure, il s'éloigne en grommelant et boitillant. Il boite en fait, depuis le dernier interrogatoire musclé que lui ont fait subir ses geôliers. C'est son drapeau, sa légion d'honneur. Le fait qu'il ait été frappé, torturé jusqu'à en être estropié, démontre qu'il a su tenir sa langue. Du moins, c'est ce qu'il croit, et il est étonné par le peu de respect prodigué par ses camarades. Mais les autres savent bien que s'il n'a pas parlé, c'est qu'il ne savait rien et puis, ce nabot, comme ils disent, n'est pas des leurs, c'est un "droit commun", pas un "politique", ils s'en méfient un peu. Il est différent physiquement et cela suffit déjà à le maintenir à l'écart, mais il est aussi différent mentalement et socialement, les discussions politiques ou philosophiques, les projets de société ou les discours militants, tout cela lui échappe, ne l'intéresse pas, il s’en fout et puis, dit-il égoïstement, si le pouvoir change de main, ça le fera t-il grandir ?

  Talline, lui, l'aime bien. Ce nain coléreux lui plaît car il est "vivant", dit-il, c'est à dire plein de vie, direct et puis il le plaint un peu d'être ce qu'il est. Alors que les autres ont grandi et connu une vie normale (mais qu'est-ce que la normalité ?), lui est resté petit et difforme, en butte aux lazzis et aux moqueries, sans pouvoir se défendre, seul contre tous, mais ce fût également sa force, les autres étaient devenus son bouclier. Dans son esprit, perdu au milieu d'une haine immense pour les autres qu'il ne pouvait extérioriser, ne régnait qu'un bonheur insolite, comme une île paradisiaque, havre de paix au sein des flots déchaînés d'un gigantesque océan. La mort pourtant ne lui faisait pas peur. D'ailleurs, la comprenait-il ?

  Après tout, qu'est-ce que la mort d'un nain pour les autres ? Pensait-il !

  Qu'est-ce que la mort tout simplement ?

  Il en avait vu, de ces gens qui pleurent un ami, un frère, une mère ou une épouse et qui peuvent à peine tenir debout, tant le poids de la douleur les écrase, les foudroie et puis s'en vont manger avec appétit en souvenir du défunt, dès la fin de la cérémonie, quand le repas ne se termine pas par des danses et des chansons, pas toujours de circonstance. Et tout ceci avant parfois, l'ultime empoignade qui permettra de décider qui hérite de quoi !

  Non, la mort n'est importante que pour ceux qui restent, le défunt, lui, n'en a cure !

JI 01/02/22  

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