(Extrait) 1. Edwige de Malines

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La fillette hurle à fendre le cœur. Au milieu de la poussière et du bataclan miséreux, son petit corps est emmailloté dans un drap de laine à la blancheur discutable, où s’épanouissent doucement des fleurs écarlates. On dirait une chrysalide contuse, d’où s’extirpent un joli visage brouillé par les larmes et des bras frêles dont les doigts grattent le tissu avec frénésie.

Au chevet de l’enfant se tient une jeune femme qui, à son regard implorant, ne peut être que sa mère. Les yeux cernés de fatigue, la coupe défaite et les mains serrées contre sa poitrine, elle adjure d’une voix tremblante :

— Dame Bénigne, s’il vous plaît faites quelque chose, je vais devenir complètement folle !

— Si elle pouvait s’abouaquer enfin ! répond Bénigne, tapie dans un coin sombre de sa masure, touillant d’un bâton la mixture qui bouillonne dans un grand chaudron.

La mère indignée, ne voyant de la guérisseuse que son gros dos couvert d’une laine crasseuse, pince les lèvres et se signe, avant de reporter un regard attendri sur sa petite.

— Au moins est-elle toujours vivante.

— Ben dame ! s’exclame la vieille tout à côté d’elle, un bol en bois rempli d’un liquide puant entre les mains.

La jeune femme sursaute, à la fois surprise et effrayée, et se signe à nouveau. Bénigne marmotte quelque chose, roule des yeux fous, enfoncés dans un visage marqué de profonds sillons, au-dessus d’un sourire gâté.

— Elle vivra, dit-elle enfin en tournant la tête vers la môme qui braille toujours. Mais d’abord, faut qu’elle arrête de chioler, pi d’gigasser. Va donc te cuter plus loin, la mère. Dehors, par exemple.

Incapable de protester, la jeune femme est comme poussée par une main invisible vers la porte de la masure. Au moment de lever le loqueteau, une sensation désagréable la fait chanceler. Elle se sent comme plongée dans l’eau et ballottée cul par-dessus tête par un courant fort et glacé. Alors que son cœur accélère et que la panique l’envahit, tout s’arrête soudain.

Pleine lumière.

— Edwige très chère, vous voilà enfin ! Cela fait des heures que vous êtes rentré dans ce taudis !

Des… heures ?

Edwige avale l’air comme si elle avait manqué se noyer. Des haut-le-cœur lui secouent l’estomac. Elle plisse les yeux, assommée par les rayons du soleil qui se tient haut dans le ciel.

Tout pourtant lui semble s’être passé très vite : leur arrivée sur les lieux — à l’aube, elle en est certaine ; Bénigne, avertie par un valet, plantée devant sa porte avec dans les bras un linge humide, pour aussitôt envelopper Hermance qui s’époumone dans sa basterne depuis des heures ; son entrée dans l’habitat sombre et malpropre ; sa fille qu’elle porte et dépose à même une table ; son éviction après que la vieille femme se fut traînée près de sa casserole. Tout cela ne peut, en toute logique, avoir duré plus de quelques minutes.

— Souhaitez-vous vous asseoir, Madame ?

Confuse, Edwige attrape la main tendue d’Amandine, sa dame de compagnie, et se laisse entraîner de l’autre côté du chemin.

L’agitation du campement la ramène doucement à la réalité. Tout d’abord, elle perçoit le tintamarre des domestiques, occupés à sortir et installer vaisselles, crémaillères et trépieds, coffres et chaises ciseaux, lanternes et crochets pour le dîner du soir. Ensuite le tapage des valets, tout à leur tâche de monter les tentes et assister le palefrenier dont la voix, tonitruante, couvre le hennissement des chevaux. Enfin, elle distingue le timbre de son mari, sans doute logé sous le pavillon principal, à boire et converser avec ses hommes. Toute cette effervescence, ordinaire et familière, souffle telle une brise le désarroi suscité par sa rencontre avec la vieille femme.

La rebouteuse. La sorcière.

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