Offrande

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Il pleut.

Pas de cette bruine charmante qui drape la forêt d’immeubles dans son brouillard aimant. Ces traits de larmes célestes cinglent les carreaux ; manifeste de la furie d’un quelconque dieu oublié. Dehors, les passants s’empressent et s’embouteillent, la houle des parapluies s’agite et se heurte sans cohérence.

Tasse fumante à la main, j’essaye de conjurer mon marasme dans le calme chaleureux de ce café prétentieux. Les tentacules feuillus de malheureuses plantes trop grasses s’étirent sur les vitres. Un cocon douillet ; un carcan végétal. Une musique sans panache nappe la salle de ses notes paresseuses. Des peintures ocre aux sérigraphies chamarrées, tout se conçoit en faveur du bien-être d’une clientèle pinailleuse. À mi-chemin entre tradi et modernisme. Ça et là, les ordinateurs portables derniers cris côtoient sur les tables les cafetières à piston kitchs et les sucrettes rétro. Un autel consacré à l’individualisme et au repli sur soi. Nul autre bruit que le tapotement des claviers et le sifflement des machines à expresso ne se risque à troubler l’apaisante mélodie de jazz.

Qu’est-ce que je fous là ? À touiller misérablement ce breuvage trop dilué. C’est un lieu pour Thibault, ça. Mais Thibault s’est enfui de ma vie. Alors, à quoi bon singer des habitudes qui n’ont plus cours ? Tire un trait, David. Passe à autre chose.

Cet écrin de verdure, à l’abri des trombes torrentielles de l’extérieur… ce n’est pas pour moi.

Je me sens soudain mû d’une envie fugace, mais furieuse de me ruer là, dehors, sous la pluie diluvienne et hurler. Hurler cette frustration trop longtemps contenue, laisser libre cours à ma peine et la diluer dans l’averse ; doucher cette catatonie qui m’enracine depuis des mois. Oublier, et revivre quand, enfin, le premier rayon percera les nuages noirs.

Mais cet imbécile de soleil a décidé de se pointer, là, dans ce café, à ma table !

L’étranger sans-gêne prend place sur la chaise d’en face. Je veux bien que ces maudites tables aient été pensées pour deux personnes. Mais deux personnes qui se connaissent. Un couple ! Qui peut bien avoir l’audace de s’inviter dans le vis-à-vis d’un inconnu ?

Un de ces canons de beauté tout droit extirpés d’un tableau de la Renaissance.

Il a troqué le brocart contre la tenue décontractée mais chic des dimanches pluvieux de ce quartier. Néanmoins, pour le reste… Les boucles dorées effleurent l’ovale de ses joues aussi délicatement que le pinceau sur une toile précieuse. Une teinte vermeille insuffle la vie dans cette peau de nacre et les traits savamment esquissés s’animent pour accompagner le ballet de ses lèvres. Un sourire suave et nullement innocent me provoque. Ou cherche à m’amadouer.

— Excuse-moi, ça te dérange pas que je m’assoie ici ?

Quelques mots acérés voudraient se frayer un chemin hors de ma bouche, mais s’échouent sur le rivage de mes lèvres.

Son arme éclatante et déloyale me terrasse au premier coup. Tu es faible, David. Ces frasques avec Thibault ne t’ont-elles rien enseigné ? Il savait cacher chaque duperie sous ses sourires enjôleurs, alors j’ai appris à lire le vrai dans ses yeux. Je m’attarde sur ceux de l’étranger.

Rien. Je ne discerne rien. Ou plutôt, un vif frisson. Comme un courant d’air qui serait parvenu à s’immiscer dans l’antre ouaté du café. J’avais rarement vu pareil regard, si sombre que la pupille se fond dans l’abysse de son iris. Si les yeux sont les fenêtres de l’âme, alors la sienne accapare et emprisonne toute lumière.

Le sourire perd sa superbe. L’inconnu se lève et lâche dans un soupir.

— J’imagine que oui.

Mon esprit divaguant revient sur terre à la menace de son départ. Pourquoi m’en soucierais-je ? Et pourtant, je réagis dans un empressement imbécile.

— Non, non, bien sûr que non. Tu peux rester, il n’y a pas de problème.

La gaité se ravive sur ses traits. Pire qu’un enfant à la veille de Noël. Je me surprends à vouloir qu’il soit réellement ce rayon de soleil ; tombé du ciel pour chasser les nuages de mon esprit et sécher ma peine.

Il parle. Beaucoup. Il dit s’appeler Arthur, mais le prononce bizarrement, comme si un serpent s’était glissé dans sa gorge pour faire siffler le premier R. Il vit dans le quartier, il vend des fringues pour l’argent et chante pour la passion. Je lui dis que j’aimerais bien l’entendre, curieux. Il se penche sur moi, malicieux. Son sourire enchanteur suggère mille promesses et son chuchotement complice glisse avec tentation jusqu’à mes oreilles.

— Pas ici.

J’ignore comment je me suis retrouvé dans son sillage, me frayant un chemin à travers le vacarme des voitures, longeant la ruelle aux auvents ruisselants. Au trot, pour ne pas laisser la pluie nous abimer. Lorsque sa clé s’engouffre dans sa serrure, c’est avec un soulagement non feint que je fais de même dans l’âtre réconfortant de son foyer.

Son appartement fait honneur à son exubérance. Une tornade semble avoir balayé livres et vêtements ; les deux s’agglomèrent dans un chaos fabuleux et masquent les défauts d’un parquet d’époque. Comme au café, les plantes encombrent l’antre. Plutôt que de souffrir de la taille d’un propriétaire méticuleux, elles s’épanouissent sans règles, sans barrière. Les canapés désassortis concourent à celui qui exhibera le plus de blessures de guerre entre griffures de chats invisibles et tâches non identifiées.

Je me sens bien au cœur de ce bazar vivant. Ici, je n’ai pas le sentiment qu’on essaye de passer la pommade sur mes émotions douloureuses. Je me vois déjà les laisser batifoler, libres, comme les vrilles invasives de son philodendron.

Il nous sert un vin rouge, étrangement acrimonieux et presque ferreux. Pas mauvais. Au bout de deux gorgées, ma tête tourne déjà. Arthur extirpe alors une guitare de son désordre et fait danser ses doigts sur les cordes. Je m’installe dans un fauteuil trop mou et contemple l’artiste à l’œuvre. C’est vrai qu’il est doué. Lorsque les notes pincées cèdent le pas à la voix, je me laisse happer dans cette nouvelle dimension d’ivresse et de lyrisme. Avec lui, la musique ne se contente pas « napper » l’atmosphère. Les arômes graves de son timbre me transpercent à chaque vocalise. Chaque fluctuation transporte mes émotions au seuil. Mon cœur pourrait éclater au prochain vibrato, mais je voudrais voir, avant, l’aria toucher de sa grâce un royaume céleste.

Pourtant, c’est vers moi que ses yeux se tournent. C’est à moi qu’il adresse cette offrande. Sa voix balaye le mauvais temps et ramène le printemps. Une flamme de bonheur ressuscite en mon être, là où le froid imposait ses lois depuis des mois. Lorsqu’un rayon de soleil déploie ses reflets sur sa chevelure d’or, je ne peux plus résister.

Je me rapproche de lui, de ses lèvres, les emmure avec passion et scelle mon destin.

*

Une proie facile.

C’est ainsi que je l’étiquette lorsque je le repère avec sa tasse fumante et inviolée entre ses doigts. Sa statue de mélancolie admire passivement le chaos du dehors. Digne, malgré la tempête qui déferle en lui. À la fois fragile et inébranlable. Le genre de beauté contrasté qui me touche.

Je fonce. Autant y aller franco si je veux espérer attiser une flammèche dans ce cœur pris en glace. Lorsqu’il me rattrape, je sais déjà que la partie est gagnée d’avance.

Il me dit son nom. Je ne le retiens pas. Ce n’est pas ce qui m’importe.

Une fois dans mon antre, je lui sors le grand jeu : breuvage acétique et hommage liturgique. La consécration quand il me tombe dans les bras. Je n’ai plus qu’à l’emmener à l’autel. Nos corps se meuvent dans une danse envoûtante jusqu’à la chambre. Lorsque les étoffes n’en peuvent plus de se froisser, ce sont nos peaux qui s’épousent. La mélodie rompue, ses soupirs remplacent mon chant et mes yeux se ferment pour mieux profiter de leur tessiture.

Il me dit qu’il n’avait pas connu cela depuis longtemps. La passion. De celle qui implose dans son être en une supernova.

Je suis heureux de cette confession. Heureux de pouvoir lui offrir cette belle dernière expérience. Jouissance, comme souffrance, il s’en abreuve pareillement. Lorsque sa gorge se cambre dans un ultime râle de plaisir, le fil de ma lame caresse tendrement ses veines saillantes. Pulsante et avide, cette chair semblait prier qu’on l’agite de soubresauts d’extase, puis d’agonie.

Pourtant, je n’ai pas ressenti sa terreur à ce moment-là. Peut-être ne s’est-il pas rendu compte. Peut-être s’y attendait-il. Peut-être qu’en tendant suffisamment l’oreille, je pourrais percevoir au-delà du gargarisme sanglant, le chuintement d’un merci. Merci de l’avoir allégé de ses peines. Merci d’avoir détourné son âme des errances terrestres vers une destination plus signifiante.

Je dispose soigneusement des coupelles pour recueillir le fluide précieux et tends ma langue pour goûter à la source. Succulent.

Tapie dans l’ombre, sa présence liminale trouble à peine la scène. Quelques ondulations microcosmiques et vibrations muettes. Les signes me suffisent.

Je sais qu’Hastur se satisfera de mon offrande.

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