La chapelle du bout du monde, partie 4

5 minutes de lecture

Je riais aux éclats et cette euphorie s'était communiquée à toute la classe. J'étais en train de revivre exactement ce que j'avais vécu des années auparavant, sauf que cette fois ci j'avais réussi à provoquer un fou rire général. J'étais en train de prendre conscience que l'état dans lequel je me trouvais quelques minutes auparavant n'était absolument pas le fruit du hasard, mais je ne comprenais pas comment ce phénomène avait pu se produire. Je savais seulement que j'avais droit à une seconde chance, et j'étais bien décidé à la saisir sans me poser de questions.

Je trouvais très agréable de savoir à l'avance ce qui allait se produire et je pense que vous êtes aussi en mesure de deviner la suite des événements qui ont suvi. Bien entendu, ma professeure de français a demandé à me parler après les cours et elle m'a proposé de participer au concours de diction. Elle était restée la même et ne semblait pas s'apercevoir que quatorze ans s'étaient écoulés depuis qu'elle m'avait déjà fait cette proposition. J'ai accepté de nouveau, avec autant d'enthousiasme que la première fois, mais à ce moment précis j'étais bien décidé à demander l'autorisation à mes parents. Et comme je l'avais supposé des années plus tôt, ils n'ont pas accordé beaucoup de valeur à ce que je venais de leur expliquer. Ma mère s'est contentée de dire: "Tu ne vas pas encore nous embêter avec ton théâtre" et comme mon père ne disait rien, elle s'est empressée de rajouter: "On ne fait pas toujours ce que l'on veut dans la vie". Cette lithanie je la connaissais par coeur et je l'avais tellement entendu souvent que je me demande comment j'ai réussi à ne pas devenir sourde. Bref, rien n'avait changé, bien que mon frère était totalement absent de ce passé du futur. Car non seulement je venais de revivre la scène avec ma professeure de français, mais en plus les autres scènes que j'avais vécu avant que je quitte le domicile familial se répétaient encore. Cela n'avait pas de sens et j'avais l'impression de tourner en rond et je n'avais absolument pas la moindre envie de recommencer à supporter les mêmes situations, même si je devais rajeunir de quatorze ans. En vérité je ne croyais plus du tout à une seconde chance et je pensais seulement que j'étais en train de faire un cauchemar et que j'allais bientôt me réveiller. Mais le lendemain j'étais toujours dans mon corps d'adolescente et j'ai tout de même eu le courage d'avouer à ma professeure de français, et sans la moindre honte, que mes parents ne m'avaient pas donné l'autorisation de participer au concours. Je reconnais que je n'avais pas du tout insisté pour obtenir leur signature et que je l'avais un peu regretté, mais j'étais ainsi faite. Je ne tapais pas des pieds, je ne boudais pas et je ne faisais pas de chantage. D'ailleurs un jour mon père avait dit de moi que j'avais été une enfant obéissante. C'était sa façon de voir les choses, mais en réalité dès l'âge de huit ans j'étais révoltée contre mes parents. J'avais simplement une façon différente d'exprimer cette révolte et j'attendais patiemment d'être adulte pour pouvoir faire ce que j'avais envie de faire. Et la liste était longue, très longue...

Le surlendemain je me suis enfin réveillée de ce mauvais rêve, mais c'était pour me retrouver encore dans la même salle de classe, au même moment. Sauf que cette fois ci je jouais encore un petit peu mieux le rôle de Zerbinette, et que ma professeure de français avait écrit une lettre à mes parents, pour leur expliquer la situation en détail et leur demander de signer l'autorisation. Je lui avais simplement dit que mes parents ne seraient peut être pas d'accord et j'étais soulagée d'avoir osé dire cela. Mon père a accepté de signer l'autorisation et ma mère s'est empressée de rajouter: "De toute façon cela ne marchera pas". Et je n'ai pas gagné le concours. Les choses étaient redevenues exactement ce qu'elles étaient autrefois et je n'avais plus qu'à courber l'échine. Je commençais sérieusement à avoir peur d'être prise dans une espèce de boucle temporelle et je pensais que j'avais gâché ma deuxième chance de gagner ce concours, mais je préférais croire à la théorie du cauchemar. J'espérais que que j'allais crier et me réveiller pour de bon et j'ai essayé de crier, mais aucun son ne sortait de ma gorge et je me suis endormie pour de vrai.

Le lendemain je me suis encore réveillée dans la même salle de classe, au même moment, sauf que cette fois ci je jouais divinement bien le rôle de Zerbinette. J'avais une sensation de chaleur intense, des picotements parcouraient tout mon corps. Bref j'étais en transe et exactement dans le même état que ce fameux jour où j'avais assisté au spectacle qui m'avait tant fasciné. J'ai retrouvé cet état de transe bien souvent par la suite, et à chaque fois que je suis dans cet état je peux avoir la certitude que tout se passera bien pour moi. Mais à ce moment du récit je savais seulement que quelque chose de nouveau venait de se produire et j'avais de nouveau confiance. Je redevenais celle que j'étais avant de basculer quatorze ans en arrière.

Et sans que je lui demande ou que je lui explique quoi que ce soit, ma professeure de français m'a proposé de rendre visite à mes parents, pour leur exposer la situation. Je savais que c'était gagné d'avance, car mes parents accordaient trop d'importance au qu'en- dira-ton pour oser dire non ou me faire la moindre réflexion déplacée devant ma professeure de français. Mon père a signé de bonne grâce et ma mère avait l'air enchantée. J'ai travaillé très dur et j'ai été reçue première au concours. J'étais heureuse comme une petite reine, mais lorsque j'ai annoncé la bonne nouvelle à mes parents ma mère m'a dit: "toi tu fais toujours mieux que les autres". Le ton était encore plus aigre qu'autrefois et pourtant j'ai êté prise d'un incroyable fou rire. Je riais, je riais, je riais... Je ne pouvais plus m'arrêter de rire. Et lorsque je me suis réveillée j'étais de nouveau installée dans la voiture et mes amis riaient à côté de moi. Ils riaient de me voir rire et ne pouvaient plus s'arrêter de rire, mais je n'ai jamais osé leur raconter cette drôle d'aventure.

Le soir même nous devions fêter mon anniversaire, certes avec quelques jours de retard, mais je ne savais pas du tout que mes amis avaient prévu d'organiser une vraie fête et que pour cette occasion ils avaient souhaité faire quelques courses dans la ville la plus proche, sans que je sois présente. Et lorsque j'ai ouvert mon cadeau j'ai eu les larmes aux yeux, car aucun de mes amis n'était au courant de cette histoire de concours et pourtant ils m'avaient offert une très ancienne édition des Fourberies de Scapin, une très belle édition avec une couverture en cuir rouge et des lettres dorées. Et ce livre avait été dédicacé vingt huit ans plus tôt à ma professeure de français, ma merveilleuse professeure de français.

Ce jour là j'ai compris que la Magie existe vraiment et c'était le plus beau jour de ma vie.

Annotations

Vous aimez lire Irène Martinelli ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0