Lui, comme elle, comme toi ; vous tous. Je vous observe tous. C'est la dernière fois que je suis ici pour le faire. J'ai le privilège de vivre la nuit sans en être comme vous un éphémère passager. Je suis payé pour être là, observant peu d'éclats pour tant de déchéances. Pour vous voir tous ; pour cet autre, là, ivre et criant des " Je t'aime " comme des " Je vais pisser " ; pour celle là, qui danse les yeux fermés, pour que le vertige de ses arabesques se confonde avec un oubli aveugle du monde ; pour celui-là, qui croit que personne ne remarque qu'il ne danse que tout près de cette fille qui ne le regarde jamais ; pour celle-ci, qui ne le regarde pas car son regard inquiet, elle le garde pour son copain qui est assis près de là sur une banquette humide ; pour celui-ci, qui est assis dans une flasque de vodka, lui-même n'ayant plus sur lui la moindre liquidité, hormis celle qui perle au bout de son haleine fétide d'alcool refoulé ; pour celle-ci, qui vient de mettre la main sur le portefeuille qui trainait près de cet autre, et qui a trouvé là un moyen de vivre plus libre quelques heures encore ; pour celui-là, qui voit celle-ci partir du club et s'amuse en la voyant s'échapper sans y paraître de la voir siffloter en sortant des lieux. Et pour moi. Et pour moi, je crois, qui n'interviendrai pas ce soir pour corriger cet ultime larcin.

 Je suis videur. Je suis physionomiste de boîte de nuit. Et je vous vois tous quand la nuit vous met en boîte. Je suis voyeur, par nécessité et bientôt par déviance. Je vois les autres. Je vois tous les autres. Je connais tant d'histoires. Je suis la nuit. Anonyme et sombre. Certains, comme cet autre-là, et ses " Je t'aime " interminables, vois en ces heures un havre de folies permises. Moi, je n'y vois qu'une ironie : le goût du laisser-aller. Laissez-vous donc aller. Vous tous, mes petits seigneurs, des dindons bien gras, vous toutes mes demoiselles malhabiles sur vos talons plastifiés. Vous tous, enrubannées de gels pour ces messieurs, de parfums pour ces dames. Je ne goûte plus vos plaisirs comme un observateur bienveillant. Je n'y suis plus tenu.

 Avant cette dernière petite nuit de travail, on m'a signifié que mon contrat était rompu. Fin de cycle. La direction s'autorise à rajeunir les personnels. C'est d'ailleurs en substance ce que ma femme m'a signifié en partant avec l'un des ces autres, là. Et ce que mon gamin m'a appris, en préférant la compagnie de ce dernier à moi-même. Je n'ai plus le goût des fêtes. Ce soir, pour la dernière fois, je serai pour vous tous le visage impersonnel de la nuit des plaisirs ; celui qui vous autorise ou non à entrer dans les lieux. Mais ce soir, sous son costume trois pièces de circonstance, le videur aura sans que vous le sachiez une larme, elle aussi anonyme. Je viens de revoir, alors que cet autre là vient de vomir sa vodka sur celui-ci qui hurle " Je t'aime ", un petit miracle. Si petit, si rien. Un souvenir, un effluve, si fragile. Une dame, élégante paysanne vieillissante dans sa robe rare, regarde attendrie son Jules qui dance dans son complet du dimanche sous des lampions chamarrés de couleurs criardes. Mes vieux, il y a longtemps, dans ce petit bal, qui s'appelait, qui s'appelait ... C'était leur première nuit. Je n'existais pas encore, et pourtant je les vois, là, juste là. C'était leur première nuit. Et voici ma dernière. Je suis la nuit. Je suis toutes les nuits. J'arrive, j'arrive, mes vieux. Je nettoie ce vomi, et j'arrive. Je suis la nuit. Je suis toutes les nuits. Je suis la vôtre, et je suis la leur. Je suis la nuit.