Milonga

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I


Ça sentait le parfum de femme et peut-être la sueur sur la piste encombrée, il n’y avait pas eu de cours depuis que…

Qu’il était parti.

— Pauvre homme ! et quel danseur ce Mario.

Pas de mp3, il y avait orchestre ce soir-là, le bandonéon se tordait au rythme d’un tango, le piano sursautait et le violoncelliste caressait ses cordes.

À la buvette, pour ceux ou celles qui ne dansaient pas, des regards furtifs allaient de Francesca à Mohamed. Sûrement parce que ce dernier portait une veste noire comme celle de Mario. Avant…

Sûrement parce que sur son habituel t-shirt noir se dessinait ce soir-là, le visage du Ché. Sûrement parce que la divine veuve aujourd’hui était simplement là pour la première fois depuis le décès de son mari.

Elle aurait dû porter sa robe noire que tous lui connaissaient et pourtant ce fut la rouge. La noire était peut-être trop courte, pour un deuil et aurait découvert ses longues jambes fines et musclées de danseuse. La rouge et son dos nus, la rouge longue et fendue d’un seul côté jusqu’au milieu d’une hanche, ça le ferait quand même parce que la vie continuait, pas vraie ?

Les regards furtifs ne trouvaient pas la moitié de Mohamed, ne trouvaient pas Farida, celle qui complétait le second couple vedette. Quand le premier était Mario et Francesca, un couple d’Argentins venus s’établir ici dans cette ville de province depuis une dizaine d’années.

C’est Fari qui avait traîné son compagnon dans ce club de milonga, parfait pour une remise en forme dans le cadre de sa convalescence. Mais ce dernier ne s’y était jamais senti à l’aise bien que ses progrès en tango soient à la hauteur de son retour en vigueur.

Les discours policés au tempo mesuré, les sourires et faux semblants des belles qui attendaient le cavalier, alignées sur des chaises, le gavaient. Il préférait, sur le parquet, le bonheur d’une marche ou d’un va-et-vient facile avant un renversé à la dernière note du bandonéon. Il aimait le simple et l’efficace, aux pas plus compliqués dans lesquels il s’emmêlait les pinceaux, et ça faisait son effet. Même si l’esprit du Milonga, tango intimiste pour préserver l’espace de la piste parfois bondée, était à cet instant malmené. Encore fallait-il que ce soit avec Fari sans quoi il se laissait mener.

Mohamed et sa compagne formaient un couple merveilleux qui forçait l’admiration des plus aguerris comme des professeurs, dans cet aréopage de quinquagénaires suspicieux. Enfin, « des » professeurs, de Francesca surtout !

Ce soir l’athlétique et jeune Mohamed était seul en face d’elle dont les jambes croisées jaillissaient de sa robe fendue, dont les pieds cambrés sur des chaussures aux talons vertigineux battaient la mesure.

L’orchestre fit une pause, le bandonéoniste but au goulot son eau minérale puis les premières mesures le Libertango s’accompagnèrent de quelques roulements de chaises qui stoppèrent net quand Bakar se leva et marcha lentement vers Francesca. Tout le monde se rassit et la divine Argentine marcha vers Mohamed. Le « cabécéo », cet appel du regard discret du cavalier, si tant est qu’il y en eût un, fit qu’ils se trouvèrent au centre de la piste. La musique n’avait pas commencé, seule une volée de percussion des pieds des musiciens ou d’une main sur la caisse du violoncelle comme un tam-tam, annonçait ce classique d’Astor Piazzola.

Le commissaire leva sa main gauche et Francesca posa sa droite dessus, longue et s’effilant sur des ongles félins. Il glissa sa main droite sur la hanche de sa cavalière maladroitement pour rester sur le tissu si rare, elle glissa doucement la sienne de l’avant-bras de son cavalier à son épaule droite puis jusqu’à l’épaule gauche, forçant leur buste et bientôt leur bassin à se serrer, forçant la main de Bakar à glisser de ses hanches au creux des lombes de Francesca à même la peau de son dos nu. Ils restèrent ainsi collés au centre de la piste, leurs joues scellées, alors que les premières notes sonnaient comme un bruit de bottes.

Le parfum de la femme en rouge nimbait le couple. C’est elle qui déclencha deux pas en avant, c’est elle qui mènerait, car elle connaissait bien Mohamed pour l’avoir cent fois guidé lors de son apprentissage. Ils étaient seuls sur la piste et pourtant collés, dans une marche langoureuse et dans le tempo lent qu’imprimait le bandonéon qui s’éveilla soudain.

Un tango rythmé par cet étrange piano à bretelle, déroula sa mélodie aussi clinquante que le nom de l’Argentine, aussi lyrique que l’immense et verte pampa ou que les terres gelées de Patagonie, parfois légère quand un archet s’envolait sur les glaciers de l’Aconcagua et qu’une jambe nue de Francesca venait s’enrouler sur celle de son partenaire. Mais pour Bakar c’était un air sinistre qui vrillait ses oreilles, c’était le chant des suppliciés de l’Avenida del Libertador quand le violoncelliste faisait cavalier seul et qu’il s’abandonnait à un crissement qui résonnait comme un cri.

Enivré par les fragrances de Francesca et totalement abandonné dans ses bras, Mohamed s’envola en pensée dans le salon de cette dernière où s’était déroulé leur premier entretien le lendemain de la mort de Mario.



II

Elle remuait la cuiller de son café nerveusement, les traits tirés et le visage pâle dans sa robe de chambre qui laissait dépasser un genou quand elle croisait les jambes. Elle n’était que l’ombre d’elle-même.

— Je l’ai trouvé dans son bain sans connaissance. J’ai appelé le SAMU, mais il était trop tard m’a dit le médecin.

Elle ravala un sanglot. Francesca restait fière et sa main ne tremblait pas quand elle porta la tasse de café aux lèvres. Sans rouge, elles restaient désirables, ses lèvres et Francesca…

— Vous me pardonnerez de vous imposer cet interrogatoire, mais le décès de Mario semble soulever des interrogations.

Mentait-il bien Mohamed ?

Une pantoufle tomba et découvrit un pied cambré aux ongles vernis, alors il retrouva Francesca, la Francesca, celle qui mettait un halo de séduction sur ses élèves pour mieux les héler dans ses pas, dans le tourbillon du tango quand il s’emballe et que le cavalier novice s’oublie dans les bras de sa maîtresse de danse.

— Je comprends mieux fit-elle d’un air agacé, votre visite sans Fari.

— Non, pas vraiment, elle est en stage à la Réunion pour quelques jours et vous transmet ses condoléances.

Un ange passa.

Elle se leva et laissa apparaître la naissance de ses seins en se penchant doucement pour remettre sa pantoufle. Tous ses gestes étaient millimétrés comme les passes du tango qu’elle exhibait avec Mario quand il était là. C’était quelque chose, quand ils se balançaient dans une milonga serrée, elle la main sur sa nuque, lui sa main sur la peau nue de son dos. On en oubliait la différence d’âge, vingt ans peut-être trente.

Oui, mais non, fallait pas s’écarter du motif de sa visite chez Francesca, se dit le commissaire Mohamed Bakar.

— Un autre café ? Je vais en refaire…

— Non merci, Francesca. Je suis désolé, croyez-moi, mais cette conversation en privé et chez vous sera moins pénible qu’au commissariat avec mon collègue.

À ces mots, Francesca interrompit quelques secondes les gestes familiers qu’elle opérait devant sa cafetière expresso dernier cri.

Le dos tourné, ses longs cheveux noirs tombaient lascifs jusqu’à sa ceinture et elle balança le poids de son corps sur une jambe pour soulever un talon et découvrir la plante d’un pied. Bakar ne put empêcher son regard de plonger sur la peau blanche de ce dessous de pieds cambrés qui tranchait avec sa peau bronzée semblait-il partout ailleurs.

Pourquoi s’empressa-t-il de dérober sa cuiller oubliée sur la table et la glisser discrètement dans un sachet ?

— Alors, commissaire je vous écoute ! fit-elle avec un sourire feint.

Le sourire de Francesca, c’était quelque chose ! C’était ses dents blanches qui faisaient soudain oublier ses lèvres. C’était le désir de sentir s’entrechoquer l’émail dans un baiser sous le coussin tendre d’une bouche charnue sous le charme de ses yeux discrètement bridés et de son teint naturellement hâlé.

Mohamed avala sa salive et tourna sa langue quelques fois avant d’entrer dans le vif du sujet.

— Mario avait un passé trouble qui interroge les services de police. Connaissez-vous un certain Alvaro Sanchez ?

Francesca fronça les sourcils.

— Non ? Dois-je le connaître ?

Elle revint vers son fauteuil. Sa robe de chambre un peu moins serrée, elle s’assit face à Mohamed avec d’infinies précautions pour ne pas renverser son café ni dévoiler ses jambes au-delà du raisonnable.

— Pas forcément, c’est un nom de ses connaissances qui m’a été soufflé. Oubliez…

— Mario ? Un bandit ! Enfin, Mohamed, vous le connaissiez.

— Je ne connaissais que le séduisant danseur de tango.

— Séduisant oui ! Nous nous sommes connus à Buenos Aires. J’étais danseuse dans un cabaret. Je n’y dansais pas que le tango, là. Il a aimé mon spectacle, il m’a aimée le soir même, nous nous sommes aimés jusqu’à… hier, il n’était pas bien et vous vous êtes gentiment proposé de nous raccompagner puis vous êtes resté un instant ici même.

— Il était fatigué et paraissait contrarié, je m’en souviens, il s’est excusé pour aller prendre un bain et vous l’avez précédé pour le préparer.

— Et vous êtes partis Fari et vous avec la veste de Mario qui ressemble tant à la vôtre.

— C’est pourquoi je suis revenu quelques minutes plus tard. J’ai sonné, mais ça ne répondait pas. Des voisins m’ont dit avoir entendu des cris brièvement après notre départ.

Francesca parut surprise par cette révélation.

— Je l’ai laissé dans son bain, il allait mieux et il m’a dit que je pouvais aller et je suis partie faire quelques courses, peu après. C’est à mon retour que je l’ai trouvé gisant dans l’eau. J’ai appelé le SAMU, mais ils n’ont rien pu faire.

— Pourtant, j’avais essayé de l’appeler de la rue, pour récupérer ma veste, mais en vain. La petite fenêtre de la salle de bain était entre ouverte malgré le froid qui régnait. Êtes-vous partie longtemps ?

— J’ai l’habitude d’aller au grand CASINO, mais vous savez ce que c’est pendant les fêtes. Embouteillage, se garer, puis temps qu’on y est on fait la galerie puis on va faire un tour plus loin vers les Costières sud. Bref, je suis rentrée trois bonnes heures plus tard.

— Me soupçonnez-vous commissaire ? fit-elle une larme à l’œil.

— Pas le moins du monde Francesca, fit Bakar qui n’était pas insensible à cette cuisse bronzée malgré la saison et qui se découvrait doucement au rythme de ses genoux qui se croisaient et se décroisaient, au rythme d’une nervosité qui la gagnait peu à peu.

— Je vous sens déprimée Francesca et on le serait à moins, vous devriez consulter. Puis-je voir la salle de bain ?

Elle se leva pour le conduire. Elle glissa son bras sous le sien avant d’entrer.

— Pardonnez-moi, c’est l’émotion, fit-elle gravement.

La pièce était nickel, un ménage soigneux avait été fait. Seule une poignée au-dessus de la baignoire était partiellement descellée et un petit chauffage d’appoint soufflant traînait dans un coin dans son carton d’emballage. Comme Bakar semblait s’intéresser à l’accessoire,

— Il ne marche pas, j’allais le renvoyer. Ces trucs commandés sur internet…

Ils allaient sortir de la pièce carrelée et chaude, mais elle fit soudain face à Mohamed, les yeux en pleurs. Sa robe de chambre s’était entrouverte sur sa ceinture en dévoilant un long triangle de peau jusqu’au nombril. C’est dans cette pose, face à face, qu’un désir incontrôlable de glisser une main loin dans le dos de Francesca s’empara du commissaire. Il tendit l’autre qu’elle saisit. Francesca glissa doucement une main d’une épaule à la nuque de Bakar pour resserrer une étreinte qui mettait en contact leur bassin et leur buste. Immobiles, oreille contre oreille comme un couple de milonga qui attend les premières notes pour s’élancer. Bientôt, les deux mains serrées se séparèrent pour caresser le dos de l’autre et leurs têtes s’écartèrent un instant pour un furieux baiser.

Bakar avait une envie soudaine de leçons particulières.




III


Dans la mémoire de Mohamed, un bandonéon s’étirait et perfidement le violon sonnait presque faux. Trop d’éléments l’avaient intrigué, lui et lui tout seul, concernant la mort de Mario. Quelque chose ne collait pas dans l’enchaînement des événements Mais rien ne semblait plus poser de problèmes à ses collègues.

Il avait contacté Carrière.

Le couple était arrivé d’Argentine en 2006 sous le nom de Sargin. Pas de casier transmit et le passeport en règle. Mario très pieux fréquentait les milieux catholiques et se rendait à la messe très souvent. Sa participation musclée à une manifestation contre le mariage pour tous avait motivé une garde à vue à Paris et une surveillance discrète depuis. C’était bien tout. Mario était bel et bien mort d’un infarctus dans sa salle de bain vers 20 h comme l’avait constaté le médecin et confirmé Francesca qui avait découvert le corps sans vie à son retour des courses ; pas d’ennemis ni de menaces selon elle. Le corps avait été pris en charge par la médecine légale par pur principe. Les nombreux amis du couple, juges, avocats et politiques divers et variés élus ou pas essentiellement de la droite locale étaient au-dessus de tout soupçon.

Pourtant, Francesca mentait. Mohamed avait attendu plusieurs minutes en bas et dans la poche de la veste de Mario échangée involontairement, il y avait une lettre de menace adressée à un certain Alvaro Sanchez et un billet d’avion pour Buenos Aires.





IV


Mais dans cette salle de bain qui sentait bon le parfum et où il faisait bon à se déshabiller et à se mettre nu, tiens tant qu’à faire ! Et laisser ses mains courir sur le corps de Francesca, nul besoin d’un gadget soufflant et d’une chaleur d’appoint. Francesca avait une envie furieuse du corps athlétique de Mohamed. Une envie de se plaquer sur le carreau froid, de se laisser hisser sur le lavabo, là tout de suite sans préliminaires ou presque. Un pied posé sur la baignoire, la longue cuisse opposée sur l’avant-bras de fer du commissaire. Une envie sauvage s’emparait d’elle et elle ne savait pas pourquoi.

Elle était souple, elle était jeune de vingt-cinq ans la cadette de Mario. Il dansait comme un dieu, elle glissait comme une déesse sur le parquet du salon de danse.

Mario aurait-il pu glisser sur le rebord de la baignoire et tomber dans l’eau du bain ? Un bain qu’elle avait préparé. Cela Bakar se le rappelait très bien comme la mine contrariée, les grimaces et le souffle court de Mario avant son départ précipité vers la salle d’eau.

Peut-être, présentement, Francesca avait-elle envie d’un lit et d’une étreinte plus douce avec Mohamed. Mais ce dernier était ailleurs dans ses pensées. Est-ce que Mario avait désiré sortir subitement du bain en s’agrippant à la poignée, poignée qui avait cédé comme le laisser imaginer le chrome décelé et le plâtre à nu ?

Bakar avait la déconcertante capacité de penser et de faire mille choses à la fois comme à cet instant où le pied de Francesca glissa comme son sexe sur le sien et qu’elle ne dut son équilibre qu’à l’autre avant-bras de Mohamed qui lui saisit le bassin en plaçant une main sous une fesse de la belle.

Rien n’était prévu ou presque, dans cette étreinte féline. Tout filait plus vite que son désir à lui, Mohamed, tout devenait surréaliste à côté de la baignoire où était mort la veille le professeur de tango.

Le soufflet du bandonéon s’agitait, et les cordes de l’orchestre vibraient quand la mémoire de Bakar faisait remonter la douceur de la peau de Francesca. Il y avait chez cette femme une force sensuelle irrésistible proportionnelle au mystère qu’elle dégageait à cet instant. Et les mystères, Bakar, ça le mettaient dans des états…








V


Le lendemain, le labo du légiste était aussi blanc, lisse et carrelé que la salle de bain de Francesca. Le toubib était chauve, joyeux et sympathique dans sa blouse blanche maculée de taches noirâtres ou jaunes. Il faisait moins d’effet au commissaire…

— Oui, une mort par infarctus massif récent. Une température corporelle à 37 degrés l’attestait.

— Sauf si l’eau du bain était encore à 37 degrés.

Le légiste parut surpris par cette affirmation de Bakar. Il fouilla son dossier.

— 36 °8 exactement.

— Ça fait chaud pour un bain de trois heures avec la fenêtre de la salle de bain ouverte.

Le toubib resta muet et dubitatif…

— Rien d’autre de suspect ?

— Ah ! Oui ! De l’épiderme sous les ongles. L’analyse génétique est en cours.

— Ben, pour la peine, tu me feras celle de cette cuiller.

Et Bakar tendit l’objet qu’il avait dérobé chez Francesca.

— Entre nous peu importe, il est bien mort d’un infarct et il en avait plein d’autres en préparation. S’il avait échappé à celui-ci, même un pontage coronaire ne l’aurait pas sauvé. Son cardio l’avait averti, il le savait depuis longtemps. Après, un stress, une émotion ou un effort soudain et hop ! fit le toubib débonnaire.

Ou les trois en même temps, pensa Mohamed quand l’image de l’épaule griffée de Francesca quand son peignoir tomba la veille, revint à son esprit.





VI



Bakar revint quelquefois encore chez la veuve, mut par il ne savait quel désir. L’enquête ? Ses caresses ? Le mystère qu’elle portait sur elle et qu’elle exhalait dans les mensonges qui sortaient de ses lèvres entre deux baisers ? Le mariage forcé pour survivre ? Le calvaire d’une femme jeune avec un vieux de trente ans son aîné ? Sa violence sous-entendue ?

Enfin, le calvaire, bien confortable tout de même ! Une vie bourgeoise dans un appartement luxueux en centre-ville. Deux chambres, une télé dans chacune, deux salles de bains distinctes et dans ces deux intimités pas l’ombre d’une trace de l’un chez l’autre pour ce que Mohamed avait pu explorer discrètement lors de ses visites. Une vie bourgeoise de vieux couple qui ne semblait pas déplaire à Francesca, d’autant que Mario ne lui imposait pas ses amitiés bigotes avec la « bonne société » friquée de Nîmes.

Mohamed se vautrait dans le lit de la danseuse argentine, se noyait dans le stupre de l’engeance dévote. Il se noyait dans ses seins, dans la cambrure de ses reins et dans la soie de ses cheveux d’ébène entre deux étreintes, deux chips en passant pour caler sa faim, car le frigo était vide, entre deux cigarettes de Francesca et quelques rares confessions.

— Ce ne devait pas toujours être drôle dans cette ambiance ?

— Mario était très pieux c’est vrai, il allait à la messe tous les soirs, mais je ne l’accompagnais plus. Notre relation était devenue tendue.

— Et toi, des amants ? fit Bakar en caressant ses fesses pour déjà se faire pardonner de cette indiscrétion.

— Deux fois, deux fois surprise, deux fois corrigées.

— Et les amants ?

— Disparus, fit-elle.

— Morts ?

— Disparus, envolés ! Mario m’avait dit qu’il se chargeait d’eux.

Silence, gênant. Elle en faisait trop, elle en disait trop ou pas assez.

— Ta mère ?

Elle se leva soudainement nue et sans répondre.

Malgré ces confidences équivoques et rares, Mohamed se laissait pourtant aller aux caresses suaves de son amante.


Le commissaire ne croyait pas en ce couple. Il avait ressenti l’inquiétude sincère de Francesca quand les douleurs de l’infarctus de Mario avaient débuté la veille en sa présence, ses attentions, peut-être trop… Mais au fond de lui, il avait la conviction qu’il s’était passé quelque chose dans la baignoire entre son départ et la constatation de son infarctus fatal quelques heures plus tard. Peut-être pendant l’absence de Francesca…

Il fouilla les relations de l’Argentin.

Rien de très brillant, ça priait et « goupillonnait », mais certains soirs la messe achevée, il allait rejoindre des amis de la ligue du Midi. Ce mouvement d’extrême droite affichait une foi chrétienne de bon aloi dans les manifs pour tous puis pour soutenir les candidats verts de gris des filles Le Pen.


C’est ce que lui expliqua un agent des RG qui surveillait Mario discrètement depuis l’incartade parisienne du danseur argentin. Ce ne fut pas sans mal pour lui tirer les verts de nez au vieux flic.

— Je ne vois pas pourquoi je répondrais à vos questions commissaire, vous êtes là sans habilitation et vous sentez le soufre, non ?

— Ba, n’allez pas croire tout ce que l’on dit sur moi, cher collègue, vous êtes bien placé pour savoir la valeur d’une rumeur et vous n’allez pas pleurer parce que j’ai secoué un mobo ou deux, non ?

— Bon, OK pour les mobos, ce n’était pas volé. On ne verra bientôt qu’eux. Ils sont aujourd’hui les vedettes dans des séries TV policières, ces cons-là !

La vieille guerre entre la police nationale et la gendarmerie n’était pas prête de s’éteindre malgré les apparences et Bakar était de la maison et savait en jouer.


— Mario est allé deux fois dans un village près de Nîmes pour soutenir un conseiller général élu FN qui siégeait au collège. Ça chauffait tous les mois entre antifa et vieux skins retirés des « cadres » du GUD, Groupe Union Défense, organisation étudiante d’extrême droite réputée pour ses actions violentes qui se trouve une nouvelle jeunesse au sein de la ligue du Midi, organisation plus mûre et plus « respectable ».

— Donc quelques anars pouvaient lui en vouloir.

— C’est possible, mais qui le connaissait ? Il n’avait pris aucune responsabilité au sein de ce mouvement. Je ne vois pas, à part peut-être ce vieil Argentin réfugié en France dans les années soixante-dix et qui n’est jamais retourné au pays. Il fricote depuis avec la mouvance d’extrême gauche.

Un certain Hidalgo Vièro. Il était présent à la manif devant le collège, si mes souvenirs sont bons. C’est marrant deux Argentins de la même génération dans les rangs opposés d’une même manif dans un petit village du Gard à des milliers de kilomètres de Buénos Aires !

La prochaine c’est pour demain, peut-être y sera-t-il.

Ce qui était sûr c’est que Bakar y serait.




VII


Devant le collège, l’ambiance était tendue. Un cordon de mobos séparait une poignée d’antifascistes en tenue folklorique, jean sombres et capuche noire qui arboraient un drapeau rouge et noir. Tous avaient moins de trente ans. Quelques quinqua en tenues plus discrètes essayaient de garder un certain calme. Mais la tâche était rude face à une cohorte de guerriers de la ligue du Midi qui cachait mal un racisme anti tout ce qui n’était pas blanc, chrétiens et hétérosexuel. Ces derniers étaient là pour soutenir le conseiller général FN qui siégeait au conseil d’administration du collège avec la bénédiction de la majorité socialiste du département. Le FN était devenu fréquentable même si ses fréquentations ne l’étaient pas.

L’ambiance était lourde sous les néons du parking où les invectives de musculeux en tenues paramilitaires fusaient.

Passaient les noms d’oiseaux, passaient les mâles invectives homophobes, mais des menaces plus directes partaient comme des coups de poing.

— Ils sont où les petits PD ? Où ils sont les antifa ? Il est où Clément Méric ? Au père la chaise ! Où ira-t-il l’assassin d’Alvaro ? À la gégène !

La référence au jeune militant antifasciste assassiné à Paris par des skins était odieuse. Mais le nom de cet Alvaro fit tilt en revanche aux oreilles du commissaire qui observait la scène.

Certains plus musclés allaient jusqu’à bousculer les gendarmes qui faisaient preuve d’une tolérance suspecte. De quoi donner des sueurs à la poignée de militants anti-fascistes muets et bien seuls pour une cause qui ne semblait guère motiver la gent de « gôche ».

Hidalgo bouillait, les poings serrés dans son parka. Son esprit s’envolait quarante ans plus tôt dans la très catholique Argentine péroniste. Ils n’étaient guère plus nombreux à braver les paramilitaires du triple A (l’Alianza Anticomunista Argentina)1 qui prépara avec zèle et application le coup d’état de la junte militaire, les mêmes menaces de mort, les mêmes provocations, la même sympathie des forces de l’ordre.

C’était Cédron et son quartet qui régalaient alors les oreilles des danseurs dans les salons de milonga de Buenos Aires. Les pulsations de son bandonéon semblaient planer sur ce parking entre passé et présent, au rythme des vagues d’injures et de provocations. Comme si rien n’avait changé depuis quarante ans sur les rives des deux continents.

Là, aujourd’hui, devant hidalgo, les héritiers de l’Algérie française et de l’OAS vociféraient. Devenus Ordre Nouveau dans les années soixante puis Front Nationnal dans les années soixante et dix sous l’impulsion de Jean-Marie Le Pen.

Ah ! ce Jean-Marie avec sa sale gueule avait fait merveille pendant la bataille d’Alger où les méthodes de terreur de l’armée française aux pleins pouvoirs offerts par le socialiste Guy Mollet, inspirèrent la junte militaire Argentine. Cueillir et torturer les opposants et leur famille, puis leurs amis et les amis de leurs amis, ce « Facebook » sinistre et secret au service de la gégène et du crime avait semé la terreur dans Alger et la sema vingt ans plus tard dans toute l’Amérique latine. Il savait Hidalgo, ce que l’histoire de France omet aujourd’hui d’avouer encore.

Il n’en pouvait plus, il fonça sans réfléchir dans le rideau de Mobos. Il ne fallut que quelques secondes à ces derniers pour le plaquer au sol et lui asséner quelques coups inutiles, histoire de lui faire cracher des injures qui auraient aggravé son cas. Il n’y en eut pas. Il allait être menotté quand Bakar avança, sa carte de commissaire en avant.

— Libérez-le, je m’en charge pendant que vous allez enfin serrer ces agités homophobes.

Le capitaine des GM avait bien lu commissaire sur la carte. Il ordonna à ses pandores de relâcher l’Argentin, mais pas de sauter sur les fachos.

Mohamed prit Hidalgo sous le bras et ils s’éloignèrent sans mots dire.

C’est devant une bière dans un café près de la gare que les deux hommes se posèrent, loin du tumulte et des provocations des ligueurs.




VIII





— N’allez surtout pas croire que je vous soumets à un interrogatoire. Vous pourrez ne rien me dire si vous le désirez et repartir chez vous tantôt.

L’homme repoussa sa chaise et se leva. Mohamed le retint par le bras.

— Connaissiez-vous Mario Sargin ?

Hidalgo s’arrêta à ce nom et se rassit doucement. Puis ses yeux dans les yeux de Bakar :

— Il ne s’appelle pas Mario Sargin mais Alvaro Sanchez. Vous les avez entendus ces ordures, il est devenu leur idole. Il semblerait qu’il lui soit arrivé une bricole.

— Vous ne croyez pas si bien dire, il est mort !

L’homme ne sourcilla pas, même si cette révélation arrêta net son désir de partir.

— Je ne le pleurerai pas.

Mohamed glissa sur la table la lettre qu’il avait trouvée dans la poche de Mario.

— Reconnaissez-vous cette écriture ?

— Oui, c’est la mienne et si vous pensez que je l’ai tué, allez-y arrêtez-moi !

Et Hidalgo enchaîna sur une longue histoire qui mena Bakar dans l’Argentine des années sombres de la junte militaire. Au centre de Buenos Aires dans le CCD (centre clandestin de détention) de l’ESMA (École Supérieure de Mécanique de l’Armée) précisément au 8200 de l’Avenida del Libertador où son épouse enceinte périt assassinée après la naissance de leur bébé.

L’officier responsable de ce camp s’appelait Alvaro Sanchez plus connu sous le surnom de l’ange noir.

Cet ancien officier de l’armée de l’air d’Argentine avait été d’un zèle remarquable dans le largage à dix mille pieds des opposants au régime. Le général Massu quelques années plus tôt avait expérimenté cette méthode en Algérie pour éliminer et faire disparaître les membres du FLN pendant la bataille d’Alger.

Alvaro dirigeait les tortures avec soins, aidé par sa compagne Olga Sanchez que l’on surnommait la Mona Lisa pour son sourire énigmatique quand elle posait la perfusion d’anesthésique sur les futurs « transports » pour un aller simple au-dessus de la mer.

Hidalgo avait fui l’Argentine en 1980 pour échapper à la dictature.

C’est devant le collège qu’il était tombé par hasard sur la sinistre silhouette du tortionnaire argentin lors de l’avant-dernière manif.

— Mais la Mona Lisa est encore en vie, elle ! Elle est avec lui ! Je me suis renseigné.

Bakar eut à ces mots quelques sueurs froides dans le dos.

— Je peux vous certifier que son épouse actuelle ne peut pas être cette Mona Lisa. Elle est beaucoup plus jeune.

— Plus jeune ?

— Oui, elle se prénomme Francesca et a trente-cinq ans sur son passeport !

— Sur un faux passeport que vaut cet âge ?

— Je l’ai vue, elle les fait.

— De la chirurgie esthétique ! répliqua Hidalgo sèchement.

Les ondulations du corps de Francesca sur le sien revinrent à l’esprit du commissaire et une certitude, la femme qu’il serrait alors était jeune et ferme, les seins sans cicatrices avaient une souplesse naturelle et la forme oblongue de leurs poids. Le visage de Francesca n’avait pas la parésie désolante que confère un lifting et rien d’un portrait du Léonard.

— Elle a trente-cinq ans c’est une certitude, elle vivait avec Alvaro sous le même nom de Sargin, fit le commissaire sur un ton qui ne souffrait pas d’autres objections.

À ces mots, Hidalgo resta pétrifié.

— Cette Francesca, trente-cinq ans dites-vous ? Brune ? Un visage typé ?

Mohamed hocha de la tête affirmativement ne sachant où voulait en venir cet homme brun, la soixantaine peut-être, difficile à en juger sur ce visage amérindien. Le commissaire allait sortir ses menottes quand :

— Les cinq cents ! Sophia ! s’écria Hidalgo en frappant du poing sur la table et assez fort pour que les soiffards au comptoir se retournent.





IX


Le bandonéon pleurait toujours Libertango dans le salon de danse. Dans la semi-pénombre d’un angle mal éclairé, Mohamed et Francesca étaient seuls à présent sur la piste et seuls au monde leur semblaient-ils, quelques jours après leur étreinte sauvage.

— Tu as mis la veste de Mario ?

— Oui, j’en profiterai pour te la rendre après ce dernier tango.

— Ce dernier ? Fari va revenir ?

— Oui, demain matin. Et toi tu pars ce soir.

— Pourquoi ? fit Francesca qui surprise, s’écarta soudain, alors qu’un violon lançait la mélodie du standard d’Astor Piazzola.

— Parce qu’il y avait un billet d’avion pour Buenos Aires dans la veste et qu’après vérification, c’est Mario qui te l’avait réservé.

Francesca fit une firulete magique et Mohamed sembla s’envoler.

— Tu souhaitais partir, non ?

— Je n’avais pas le courage de le lui dire de vive voix avec son cœur malade.

— Il a pris pourtant ce billet pour toi seule. Il en était affecté d’où son état et les grimaces de quelqu’un qui souffre quand nous vous avons raccompagnés Fari et moi.

— Oui, il était très mal…

— Peut-être comme un père qui va perdre sa fille et qui lui prend un billet pour Buenos Aires, pour la préserver.

Ces mots firent tressaillir Francesca.

Mohamed enchaîna :

— A-t-il voulu utiliser l’appareil de chauffage défectueux et pris une pêche, ça l’a déséquilibré, il veut se rattraper à la poignée, mais elle cède et il tombe dans l’eau brûlante du bain. Un chagrin, un coup de ju, un bain trop chaud tout était là pour achever cet infarctus qui avait commencé quelques minutes plus tôt en notre présence et dont tu ne pouvais que connaître l’imminence. Il a appelé et crié, il t’a même griffée sur l’épaule ! Mais tu n’as rien fait que le regarder mourir. Car tu n’es pas partie. Ton frigo était trop vide le lendemain pour quelqu’un qui a fait ses courses, durant trois heures la veille et j’ai attendu et sonné assez longtemps en bas pour le savoir. Quand le SAMU est arrivé trois heures plus tard, ils ont pensé à une mort subite récente, trompés par une température corporelle à 37 ° qui correspondait à l’eau du bain encore chaude compte tenu d’une température initiale brûlante.

— Ta réputation n’est pas surfaite Mohamed ! Mais je te jure que ce n’était qu’un accident !

Bandonéon, violon, piano et violoncelle se renvoyaient des politesses et les jambes de la belle se glissaient entre celles de Mohamed puis les lui saisissaient, les enveloppaient en découvrant la chair bronzée de ses membres loin au-dessus des genoux, aussi loin que la fente de sa robe l’autorisât. Les mains du commissaire en pressant le bas du dos nu de Francesca accentuaient sa cambrure et tendaient plus encore le tissu.

Les pulsations du bandonéon à cet instant se firent courtes et saccadées et imprimaient un rythme rapide.

— Ne jure pas Francesca Sanchez, car vérification faite, tu es la fille d’Alvaro Sanchez allias Mario Sargin et non sa femme et tu pourrais aussi bien être la fille de la Mona Lisa tortionnaire du CCD de L’ESMA située en plein Buenos Aires.

Vous viviez ici Mario et toi sous une fausse identité.

Et c’est le violoncelle qui pleura à cet instant quand la cadence du piano à bretelle s’apaisa.

Les yeux de Francesca prirent une lueur étrange dans la semi-pénombre. L’éclat de ses larmes brillait sur des paupières écarquillées. C’était bien ce qu’elle avait lu aussi sur l’une des lettres anonymes qu’elle recevait quotidiennement depuis 1 mois.

Le soufflé magique retombait sur les genoux du musicien soudain abandonné par les cordes d’un violon seul à pleurer dans l’intimité.

— C’était un tortionnaire ! Et une lettre parlait d’une Mona Lisa, mais je ne savais pas que c’était le surnom de ma mère adoptive. Elles parlaient aussi de l’ange noir et j’y ai reconnu mon père…

— Je connais le corbeau, fit Bakar et il ne t’a pas tout révélé. Mario en a reçu aussi, des plus menaçantes encore. C’est pour cela qu’il avait pris pour toi ce billet pour Buenos Aires pour t’éloigner et c’est pour cela que son cœur fragile a lâché.

Le bandonéon finit sa course presque sur une fausse note et dans le crissement discordant des cordes du violon et de la contrebasse.

Les doigts du pianiste frappèrent le dernier accord.

Ils sortirent de la salle par une porte dérobée, mais cette fuite n’avait pas échappé à la curiosité des élèves huppés et « bien-pensants » de Francesca.

— Ces lettres révélaient des crimes horribles, je ne voulais pas le tuer, je voulais le punir, le voir souffrir à son tour. Quand il a saisi imprudemment le radiateur, que le disjoncteur a sauté et qu’il est tombé dans l’eau brûlante de la baignoire, que la poignée a cédée, j’ai regretté, j’ai essayé de le retenir et il s’est agrippé à moi. Puis il a perdu connaissance et je crois qu’il est mort aussitôt. J’étais anéantie et j’ai pleuré durant ces heures. Pourtant, je suis un monstre comme lui !

Bakar enleva sa veste et la posa tendrement sur les épaules de Francesca prise d’un tremblement nerveux.

— Je n’ai pas pour habitude d’aimer des monstres. Tu es une victime Sophia !

Elle resta un instant interdite. Pourquoi ce prénom ?

— Mario n’était pas ton père. Ton ADN n’a rien à voir avec celui d’Alvaro Sanchez. Mais on le retrouve sur une banque de données concernant les bébés volés pendant la dictature militaire. Les tortionnaires attendaient la naissance des bébés des prisonnières enceintes des CCD, les bébés étaient ensuite séquestrés, leur identité supprimée puis on exécutait les mamans.

On a recensé cinq cents nourrissons ainsi subtilisés par la dictature et remis au tortionnaire ou à des couples stériles de dignitaires du régime. On les localise peu à peu, tu en faisais partie.

On peut détruire un état civil, mais pas un ADN. Tu es, et avec certitude, la fille de Raphaella Vièro, ta vraie mère et compagne du célèbre opposant à la junte, Hidalgo Vièro membre des FAR guévaristes dans les années 1970. Ce jeune couple alors, désirait t’appeler Sophia avant l’arrestation de ta mère enceinte de 7 mois.

Ton père, émigré politique en France, a retrouvé la trace de Mario au hasard d’une rencontre, il y a un mois.

Francesca resta muette dans la voiture qui la menait à l’aéroport. Olga était morte peu de temps avant son départ d’Argentine, quand le président Néstor Kirchner en 2005 décréta anticonstitutionnelles les lois d’amnistie pour les anciens dignitaires de la junte et leurs complices. Elle aurait pu alors se poser des questions.

Elle suivait ces dernières et sinistres révélations comme un film. Mais un film qui ne lui était pas étranger, presque familier depuis son départ en catastrophe d’Argentine, comme le dénouement d’un cauchemar qu’elle pensait sincèrement sans objets, qui la poursuivait depuis son enfance et dont elle ne pouvait saisir alors la signification. Même l’âge et le temps qui passait ne l’avaient pas extraite du déni du passé de ses parents, prête à gober tous les mensonges d’Alvaro, ces fumeux complots que les « communistes » fomentaient pour salir leur mémoire et qu’il matraquait inlassablement comme paroles d’évangile à sa fille d’adoption.

Un Déni pesant qui s’était achevé symboliquement par une décharge électrique accidentelle et fatale dans une baignoire, méthode que les tortionnaires de la junte argentine tout comme ceux de l’armée française en Algérie n’auraient pas désavouée.

Bakar l’accompagna jusqu’à l’embarquement. Hidalgo Vièro attendait et les regardait s’approcher.

— Ton père est là et qui t’attend, fit enfin Bakar. Tu vas retrouver ta famille là-bas, la vrai. Ici, c’est la prison que tu risques de trouver jusqu’à ton procès, mais la justice est déjà faite, tu l’as faite. Sans toi, Alvaro serait mort d’un infarctus comme n’importe qui. Un Argentin anonyme comme trop de tortionnaires comme lui sont morts dans leur lit après les lois d’amnistie des années 80. Ici, tu as vengé la mémoire d’une héroïne antifasciste, ta vraie mère.

Ces mots de réconfort étaient sans effet, ils lui paraissaient étranges et loin de tout ce qu’elle avait vécu. Elevée dans la sécurité d’une vie bourgeoise par un salaud qui n’était pas son père, libérée à présent par un héros qui serait son père pour un avenir effroyablement incertain qu’elle n’aurait jamais imaginé, il y avait à peine une heure.

Ils restèrent muets jusqu’au dernier baiser de Francesca, le seul geste qui lui donna le courage de fondre dans les bras de ce père inconnu qui espérait sa Sophia, sa fille chérie sans trop y croire depuis trente-cinq ans. Ce dernier fit un signe de reconnaissance à Bakar qui voulait dire :

« Hasta la victoria siempre camarade ». Comme le vieux guévariste qu’il était encore. En fait c’est ainsi que le perçu Mohamed, le cœur gros lui aussi sous le dessin du Ché qu’arborait son tshirt caché sous la veste de feu Mario.

Quand l’avion a décollé, le téléphone portable de Mohamed a bipé.

Vous avez un message de Fari…

« Je reste trois jours de plus pour apprendre à danser le Mapoka »

C’était laconique et bref… Comme toutes ses communications depuis son départ.

Le Mapoka, pourquoi pas ! pensa Mohamed. C’était tout Fari ça et c’est pour ça qu’il l’aimait.

Il repassa le sourire aux lèvres devant les CRS qui gardaient l’aéroport dans le cadre de l’état d’urgence fraîchement instauré par les fils spirituels de Mollet…

Il mima deux pas de danse en chantant :

— Tsoin ! tsoin !


1Organisation d’extrême droite qui sévissait en Argentine

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