I

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— Ma dame. Il est temps, il faut partir.

La reine se dirigea d’un pas lent vers l’encadrement de la fenêtre ovoïde qui perçait le dernier étage de la tour. Le vent frais de l’aube lui caressa le visage de la plus douce des manières. Il transportait avec lui l’odeur iodée de la mer, les mille arômes de ce pays qu’elle avait toujours connu. Ce pays dont elle avait toujours été la reine.

Jusqu’à aujourd’hui.

La souveraine de Göl-ini accorda finalement un regard à sa suivante dont la panique perlait au coin des yeux.

— Je le sais bien, Më-éve. Ils sont là, à nos portes, je peux les sentir d’ici.

— Alors, hâtons-nous, je vous en prie.

Mais la supplique resta sans réponse. Phÿ-rexia se passa une main dans les cheveux. Avait-elle peur ? Assurément. Pour son peuple, sa culture, sa ville.

Les tribus de Söl et de Gïl n’avaient jamais réussi à s’entendre, cependant pour la première fois de leur histoire, la guerre éclatait. Et les Söl n’avaient pas le dessus.

Seule leur restait la fuite.

Toujours silencieuse, Phÿ-rexia ramassa son sabre d’apparat qui trônait contre son couchage de cristal et posa tendrement une main maternelle sur l’épaule de sa servante.

— Allons-y

Më-éve ne se le fit pas répéter. Elle se précipita vers le rideau gris qui délimitait la chambre royale, le tira et s’immobilisa de l’autre côté en attendant sa maîtresse.

Cette dernière la suivit d’un pas lent et commença à descendre une par une les marches de l’escalier en colimaçon qui les mena quelques instants plus tard au bas de l’édifice de quartz.

Phÿ-rexia soupira. Un nouveau zéphyr fit voleter sa crinière noir corbeau en un nimbe d’obsidienne. Encore un zéphyr agréable, reposant, qui invitait à la sérénité.

Pourtant là-bas, vers la forêt, c’était tout l’inverse qui se jouait. La guerre pointait son groin, grattant les murailles de ses griffes immondes, lacérant sans répit les fondations qui cimentèrent, plusieurs siècles plus tôt, la société prospère sur laquelle elle régnait seule.

D’ailleurs jamais elle ne s’était sentie si seule qu’à cet instant. Un peuple entier comptait sur sa sagesse, ses décisions éclairées comme un phare dans la tempête. La vérité était qu’elle n’avait pas la moindre idée de la marche à suivre.

Phÿ-rexia aimait lire plus que tout au monde et les bibliothèques Tän-agyd se remplissaient plus vite qu’elle n’en consommait les incunables. Mais très peu détaillaient la réaction à tenir en cas d’invasion d’un clan ennemi à des fins d’annihilation.

Seule, elle l’était également sur les quais de Göl-ini. Une foule l’entourait, mais personne n’osait l’approcher, personne n’osait lui parler. Personne n’osait parler. Pas même Më-éve.

Au loin une explosion terrible retentit. Mais Phÿ-rexia ne sursauta point. Les Gïl devaient s’engouffrer dans une ville déserte, la bave aux lèvres, prêts à occire la moindre âme. Ils étaient si lents et si prévisibles.

D’un simple geste de la main, la monarque invita ses sujets béats à embarquer dans les navires amarrés.

Quatorze mille deux cent trente-sept braves Söl devaient monter dans quinze vaisseaux tout juste sortis des chantiers navals de la cité.

L’attaque des Gïl avait été préparée dans ses moindres détails, le plan d’invasion était prêt depuis des lunes et des lunes. Mais les espions Söl avaient permis d’anticiper l’assaut et ces navires devaient servir de réponse.

Il n’y avait plus qu’à espérer que cela suffise.

Rigoureux et dociles, les derniers Tän-agyd montèrent à bord tandis que les halos nimbés d’orange et de rouge de l’ennemi traversaient les dernières venelles menant au port.

Phÿ-rexia elle-même franchit en dernier la passerelle du Connaissance sans se retourner ni même faire attention aux flèches qui se fichèrent dans le bois sombre de la coque du bateau.

Lorsque les silhouettes des soldats Gïl se découpèrent sur les pierres de l’embarcadère, les quinze navires filaient déjà plein ouest à la faveur d’un vent qu’accompagnait l’aube enflammée.

Ou peut-être étaient-ce les multiples incendies qui rongeaient sa cité adorée.

Phÿ-rexia ne put retenir une larme qui roula sur sa joue, son menton, jusqu’à se noyer dans la mer Nül-naya.

Depuis la poupe du Connaissance, elle ne pouvait détourner son regard du sommet de la tour de cristal qui luisait de ses derniers instants comme une bougie à peine consumée. Les reflets ardents des feux de misères brillaient à travers elle ; candélabre majestueux dans un brasier sauvage.

Voilà cent-vingt ans que la reine gouvernait. Et cinquante-deux sans partage. Ce dernier demi-siècle avait brillé par sa solitude.

Lasse, désabusée, Phÿ-rexia fit demi-tour, laissant définitivement derrière elle sa gloire passée qui s’éloignait implacablement. Elle sentait sur elle peser les regards d’un trop grand nombre d’âmes apeurées. Elle voulait les fuir. Au moins un moment, se retrouver, se recentrer, réflechir. D’un pas lent, mais mesuré, résigné, mais immanquable, elle passa en silence devant ses sujets, serviteurs, ministres et grands-prêtres, jusqu’à disparaître derrière le rideau gris de sa suite.

Seule.

Dans la pièce faiblement éclairée, il n’y avait pas grand-chose d’important. Un lit en quartz, quelques meubles, son armurerie personnelle et un miroir. Un magnifique miroir en pied, ovale, et décoré par les meilleurs joailliers de Göl-ini.

La figure royale se défit de son immense robe noire, se libéra de son corset trop serré et se délivra de ses ultimes étoffes cachant les dernières parcelles de sa peau.

Le miroir lui renvoya une image d’elle que Sa Majesté contempla sans honte. Sa peau aux mille teintes violettes incrustée d’une myriade de cristaux brillait outrageusement. Elle était belle. Comme elle était belle.

Elle aimait ses cheveux noirs légèrement bleutés aussi lisses et raides que les spaths taillés de son palais.

Elle adorait son visage anguleux, allongé, percé de deux petites narines sans aucun nez, au-dessus desquelles ses yeux d’ambre dévisageaient son glorieux reflet.

Elle adulait ce buste mauve aux arrêtes saillantes, seulement adouci par la courbe de ses seins. Et ces bras, fins, mais durs terminés par ces mains graciles et pourtant si puissantes.

Enfin, elle vénérait ces solides jambes symétriques, seulement séparées par ces nymphes discrètes.

Elle était belle. Comme elle était belle. Cependant depuis la mort du roi, elle était seule, comme elle était seule.

Elle savait, pourtant que c’était l’apanage des Tän-agyd. En vérité, rares étaient ceux qui accédaient à l’amour. La plupart regagnaient l’Ailleurs sans jamais connaître ce sentiment aussi pur que merveilleux. Mais Phÿ-rexia n’était pas de ceux-là. L’amour, elle l’avait connu, aux bras d’Aüs-lous. Quarante-huit ans durant, cet amour leur avait permis de régner sur les Söl, puisqu’ils étaient les seuls Völ-amori, les élus de Völ, divinité de l’amour.

Mais la vie est moqueuse, joueuse, et la mort faucha Aüs-lous cinquante-deux ans plus tôt, d’une maladie unique et incurable. La solitude retomba aussitôt sur la veuve.

Si cet amour restait l’unique raison de son ascension au trône, l’absence de nouveau couple éternisait son règne et, en cet instant, Phÿ-rexia ignorait si c’était une bonne chose ou non.

Elle s’assit sur le rebord de sa couche. La nudité lui allait bien. Car elle était belle. Belle, mais vulnérable.

Le roulis du bateau berçait ses songes comme un souvenir d’enfance. Elle s’allongea, savourant le contact froid de la pierre sur sa peau et le crissement léger des cristaux contre le quartz la rassura quelque peu.

Quelle était la suite ? Qu’allait-il advenir des Söl ?

Cette guerre n’avait aucun sens.

— Pourquoi nous attaquent-ils, Më-éve ? Demanda la souvreaine, équanime.

Elle fixait le plafond de bois sombre verni sans ciller. La servante referma le rideau derrière-elle, une tasse d’un breuvage aux odeurs âcres à la main.

— Je l’ignore, ma reine. Gïl et Söl sont deux divinités si différentes. Peut-être est-ce là leur volonté ? Sont-ils tant enemis dans l’Ailleurs qu’ils veulent que nous nous terrassions ici ?

La jeune Tän-agyd avança sans faire craquer la moindre latte tant elle se déplaçait avec légerté. Elle déposa délicatement la tasse en verre sur la table de cristal qui s’opacifia sous l’effet de la chaleur.

— Merci Më-éve.

— Votre Majesté.

La servante s’inclina et s’éclipa sans s’attarder. Phÿ-rexia put retourner à ses réflexions.

Puisqu’il lui fallait réfléchir : elle ignorait jusqu’à la destination même de l’exode de son peuple. Simplement que plus ils allaient à l’ouest, plus ils s’éloignaient de l’ennemi. Mais qu’y trouveraient-ils là-bas ? Les cartes des anciens mentionnaient un territoire nommé Väl-rina, la Terre de danger. Accueillant.

Quoiqu’elle fasse, les mêmes questions l’assaillaient en permanence, tournaient autour d’elle dans une farandole aliénante, et elle ne parvenait à répondre à aucune d’entre elles. Bientôt, ces questions lui seront posée par une foule de Tän-agyd perdu, sans repères, possiblement affamés et assoiffés. La patience ne brillerait pas parmi leurs vertus.

Ainsi elle se leva avec souplesse, accorda une gorgée à sa boisson encore fumante et recoiffa sa longue cascade d’obsidienne. Il ne lui restait qu’une et une seule alternative : consulter les grands-prêtres.

Elle se rendit sur le pont tandis que le jour dardait maintenant sa lumière infecte sur la surface de Nül-naya.

Les Söl, à l’inverse de Gïl, préféraient le confort et la sérénité de la nuit à l’agressivité et brutalité du jour. Mais elle ne pouvait pas attendre davantage.

Elle traversa l’esplanade de bois anthracite ; déserte à cette heure-ci ; puis la passerelle qui reliait les deux hémisphères du navire jusqu’à la structure jumelle à sa propre cabine.

Sans prendre la peine de s’annoncer, elle entra. Elle accueillit l’obscurité ambiante avec un soulagement non-feint. Les huit grand-prêtres se relevèrent de leur couche respectives comme un seul homme. Surpris par la visite à l’improviste de leur reine, la moitié en oublia de la saluer avec les manières. Mais Phÿ-rexia passa outre le manque à l’étiquette ; il y avait plus urgent.

— Messieurs, je quémande votre aide pour trouver des réponses à mes questions, des conseils à mes hésitations.

L’ecclésiaste soumis à Mär, divinité du blanc, de la vie, de la lune et du foyer s’avança.

— Bien entendu, ma reine. Parlez, nous vous répondrons.

— Nos navires font voiles vers l’ouest, vers Väl-rina. C’est là l’unique certitude que nous avons. Une fois sur place, j’ignore ce que nous y trouverons ni même que prioriser.

Sans attendre de réponse, elle alluma quelques bougies qu’elle positionna au centre de la table ovale qui trônait sur la gauche de la pièce. Table spécialement prévue pour les conciles tels que celui-ci.

Les grands-prêtres vinrent rapidement trouver leur place, sans toutefois se précipiter. Uns fois tous assis, la monarque reprit :

— Les cartes de cette région sont vieilles et peu précises. Mes lectures ne me permettent pas de me vanter d’y connaître quoi que ce soit. L’un d’entre-vous sait-il quelque chose à propos de cette terre et de ce qu’elle cache ?

— Oui, ma reine, répondit sobrement Shä-ana, grand-prêtre de Söl.

— Parle.

— Oui, ma reine. Väl-rina n’est pas si hostile que le laisse entendre son étiquette. D’après les écrits du missionnaire Sön-valta, il s’agirait d’une forêt dense, humide mais aux ressources abondantes. Nulle peuplade Tän-agyd ne semble y avoir posé ses fondations d’aussi loin que remontent nos écrits. Il se pourrait donc que nous y trouvions un sanctuaire.

Les épaules de Phÿ-rexia se défirent immédiatement d’un poids colossal. Elle connaissait bien l’œuvre de Sön-valta et avait toute confiance dans les écrits de ce dernier.

— Très bien, merci Shä-ana. Espérons que Väl soit avec nous et que les cultures y poussent aussi bien qu’à Göl-ini. La carte indique également de montagnes encore plus à l’ouest. Elles nous fourniront les pierres et le minerais pour nos constructions.

Le conseil dura encore de longues heures durant lesquelles furent débattues toutes les questions relatives à l’installation de plus de quatorze-milles Tän-agyds sur des rivages méconnus.

Mais tandis que le porte-parole de Nül, divinité bleue de la confiance, des mers et du voyage expliquait que les côtes seraient en vue sous quinze à dix-huit jours, une agitation inhabituelle pour cette heure indue se fit entendre. Des cris grinçant éructés par les gardes du gréement .

Phÿ-rexia se leva et se dirigea d’un pas vif vers le rideau menant au dehors. Une détonation retentit, suivie peu après par un craquement sinistre. Un craquement qu’accompagnèrent les hurlements de mille âmes.

Sur le pont, la reine assista à un spectacle atroce. À bâbord, le Repenti sombrait dans les abîmes. Les coques de ses deux hémisphères percées de dizaines de brèches béantes. Il fallut quelques secondes à Phÿ-rexia pour réaliser d’où venait la menace. En face, détachés sur l’azur d’une mer calme, plusieurs navires inconnus faisaient pleuvoir sur la caravane Söl un nombre incalculable de projectiles incandescents. Ceux-ci s’abattaient sans mercis sur les embarcations, arrachant les voiles, défigurant les ponts.

— Ils ont surgit de nulle-part et ont attaqué sans sommation !

Il n’y avait pas plus de courage dans les yeux du jeune Tän-agys qui faisait son rapport à sa reine que dans le cœur des innocents qui se noyaient à sa gauche.

La reine ne répondit pas. Que pouvait-elle faire ? Qu’est-ce que les mots pourraient changer à l’apocalypse qui leur pleuvait dessus ?

— Ma reine… supplia la vigie.

— Que tous les navires se regroupent autour du Connaissance et filent droit devant, toutes voiles dehors, dit finalement la nue sans émotion. Que tous ceux qui parlent un tant soit peu à la magie l’utilise pour nous défendre. Si un seul navire doit passer ce blocus, c’est celui-ci. Maintenant, va.

Le valeureux Tän-agyd se précipita auprès de son premier confrère venu et lui récita les ordres. Quelques instants plus tard, du haut du grand mât central, l’on put entendre ces mêmes ordres résonner par un gueulard.

La formation des quinze navires, déjà réduits à treize se réunirent autour du Connaissance. Il n’y avait dans cet ordre aucune vanité, aucune lâcheté, mais dans les tripes du vaisseau, dormait l’intégralité de la bibliothèque de Göl-ini. Un trésor qui valait plus que la vie de quiconque.

Une nouvelle salve fut crachée par les gueule de fer sombre qui dépassaient du bastingage adverse. Deux autres navires Söl furent envoyé par le fond.

Mais les survivants ne ralentirent pas. Ils fonçaient sans peur ni crainte sur la douzaine de bâtiments ennemis, prêts à les percuter de plein fouet. S’ils parvenaient à traverser le blocus, ils survivraient. Le vent soufflait dans leurs voiles et le temps que les agresseurs fassent volte-face, ils seraient déjà loin. Trop loin.

Mais combien passeraient ?

Pas plus de dix, puisque le nombre se réduit encore après une nouvelle attaque.

Mais qui les attaquait de la sorte ? Et quelle était cette magie que dégueulait ces tubes de fer, capable de couler une nef aussi facilement ? Quoi qu’il en fut, la main des Gïl signait cet acte d’une manière ou d’une autre, Phÿ-rexia en avait la certitude.

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