Toumim

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C’était une journée tout à fait ordinaire. Je rentrais de soirée avec mes deux meilleurs amis, Joshuan et Carla. Comme tous les jeudis soir, c’était « soirée étudiante ». On passait la nuit à danser dans notre boîte : le Nikki Club. À chaque fois nous finissions à 5h du matin complètement saouls au fond d’une ruelle du 11ème arrondissement. C’était souvent à ce moment-là que Carla vomissait ses tripes et que, Joshuan, toujours en forme, en profitait pour mettre Black Pink à fond et nous refaire ses meilleurs pas de danse ; comme s’il n’en avait pas eu assez de danser toute la soirée. Quant à moi, je me roulais par terre tellement il me faisait rire, en essayant de ne pas me pisser dessus à cause de tout l’alcool que j’avais bu.

Tous les jeudis soir, la ville lumière brillait avec nous. Nous savions que nous n’étions pas uniques, des étudiants saouls il y en avait des centaines dans la capitale. Nous étions des stéréotypes de notre société, des clichés du semblant de la jeunesse américaine rapatriée en France. Contrôlés par les challenges Tik-Tok et les stories Instagram, ayant pour objectif de devenir influenceurs ou youtubeurs, nous étions tous régis par Internet, notre dieu numérique. Des enfants fainéants, obnubilés par la popularité, leur image et les jeux en réseau. C’est nous qui avions joué à Fortnite à en avoir les yeux qui saignent, nous qui avions relevé tous les défis d’internet quitte à finir à l’hosto, nous qui avions regardés tous les épisodes des Marseillais au point de se demander si ce n’était pas une « bonne idée » de se refaire les seins à seize ans. Nous sortions toujours avec notre téléphone, jamais sans nos écouteurs. Nous n’avions jamais ouvert un livre hors d’une salle de classe et nous en étions fiers. Toutes nos conversations étaient futiles, plus rien n’avait de profondeur. Nous pensant en avance sur notre époque grâce au flux d’informations qui nous agressait 24h sur 24, nous avions tout fait trop jeune. C’est de cette manière que nous avions perdu notre virginité à douze ans et pris notre première trace de coke à quatorze. À peine arrivés à notre majorité nous étions cassés, capables de rien car déjà vides de tout. On se bourrait la gueule tous les soirs pour oublier nos conneries, et on se scarifiait tous les matins avec la sensation d’être déjà à bout. Nous étions pris au piège dans cette société qui prônait l’individualisme et, au fond de nous, nous nous sentions tous incompris. On priait pour que l’argent tombe du ciel et on chialait de temps en temps en demandant au bon Dieu pourquoi nous étions aussi cons. Nous étions l’avenir du monde, le futur commun, nous étions : la génération 2010.

Ce jeudi-là donc, bourrée comme un coing dans notre troisième ruelle préférée, je riais à gorge déployée. Joshuan dansait sur Ice Cream, recopiant la chorégraphie parfaite de Just Dance 2021. C’était déjà hasbeen à l’époque vu que nous étions en 2029, mais moi ça me faisait beaucoup rire. Bien sûr, nous étions en live sur Tik-Tok, chaque activité étant une opportunité de gagner quelques followers de plus. Comme à notre habitude Clara et Joshuan rentrèrent ensemble sur le coup des 6h et me laissèrent seule, regarder le lever du soleil. Je lançai Spotify et mis Il est cinq heures, Paris s’éveille de Jacques Dutronc, attendant que la chanson se matérialise sous mes yeux. Je faisais cela souvent ; mais cette nuit-là, ce fut bien la dernière fois.                       À peine dix minutes plus tard un petit garçon apparut au fond de la ruelle ; il devait avoir six ou sept ans. Sur le coup je ne me suis pas inquiétée, des gamins qui traînaient dans les rues la nuit c’était courant à notre époque. Le souci était qu’il s’avançait vers moi, doucement, souriant, et que la ruelle n’était pas une ruelle, mais une impasse. Par politesse, je rangeai mon shit et éteignis mon joint. La première idée qui me vint fut qu’il habitait ici, mais ce garçon n’avait pas une tête à vivre dans le 11ème arrondissement. Quelques mètres avant d’arriver à ma hauteur, il se mit à siffler. Je commençai à paniquer, mon cœur s’emballa sans crier gare. J’essayai de me calmer et puisai au plus profond de moi pour trouver ma fibre maternelle et lui demandai :

- Hey petit, tu es perdu ?

Aucune réponse. Il continua d’avancer dans ma direction. Plus il avançait, plus son visage me semblait familier, comme si j’avais déjà croisé ce garçon des dizaines de fois. Il se mit à siffler de plus en plus fort un air que je ne connaissais pas. En arrivant à ma hauteur il se tut et s’assit sur le sol, à côté de moi. J’étais apeurée, je n’osais plus bouger. Pire encore, je sentais que je ne le pouvais plus.  Il me fixa droit dans les yeux, un sourire dessiné sur son visage. Il mit ses mains dans son dos et me demanda :

- Quelle main ?

Sans vraiment réfléchir et sans doute à cause de l’alcool, je tendis mon doigt vers son côté gauche. Le garçon sortit de son dos une petite pierre noire, opaque. Il releva la tête vers moi, me prit le bras et posa délicatement l’objet au creux de ma main.

- Lucille, Tu as hérité de Toumim. Fais-en bon usage.

Après m’avoir dit ces mots il repartit de l’impasse, aussi sereinement que lorsqu’il était venu. Je voulus lui demander qui il était, qu’étais-je censée faire de cette pierre et qui était « Toumim », mais, jusqu’à ce qu’il disparaisse de mon champ de vision, j’avais perdu l’usage de la parole.

Je rentrai chez moi déboussolée, et passai les semaines suivantes à faire des recherches sur Internet. C’est là que je découvris la légende d’Ourim et de Toumim.                Les premiers temps, je jetai à plusieurs reprises la pierre à la poubelle mais systématiquement elle revenait à moi comme un aimant ; comme si j’avais quelque chose à lui prouver. Je tentai à maintes reprises de me servir de son pouvoir de décision, mais je compris bien vite que sans Ourim, une seule pierre ne m’était d’aucune utilité. Elle était devenue un fardeau, au lieu de m’aider elle me portait malheur… comme si elle me poussait au vice, à faire les mauvais choix. Les mois qui suivirent je commis les pires erreurs. Chaque décision que je prenais engendrait des conséquences, toutes particulièrement mauvaises. Je ne voulais plus sortir de chez moi car à chaque fois il m’arrivait des ennuis. Jambe cassée, droguée à mon insu, humiliation publique… je ne prenais jamais Toumim lorsque je sortais mais, chaque jeudi soir, à un moment dans la soirée, lorsque je mettais ma main dans mon sac, la pierre était là. Et souvent, j’étais tellement saoule que je ne me souvenais plus si je l’avais emmenée de mon plein gré ou non. Quand Carla et Joshuan comprirent qu’il ne leur arrivait que des galères lorsqu’ils étaient avec moi, ils m’expliquèrent gentiment que je leur portais malheur. Des dizaines de fois je leurs expliquai l’histoire d’Ourim et Toumim, je leurs montrai des tonnes de vidéos sur YouTube, mais rien à faire, ils ne me croyaient pas. Ils me comparaient à ces charlatans qui faisaient des vidéos douteuses sur Internet en montrant des objets bouger tout seul. Ils pensaient que j’avais déraillé, et que, cette nuit-là, étant complètement bourrée j’avais récupéré une pierre et que je m’en servais à présent comme excuse pour chaque mauvaise chose qui m’arrivait. Des centaines de fois je retournai chercher le petit garçon dans la ruelle, mais en vain. Je ne recroisai jamais sa route.                                        Après que Joshuan et Carla m’eurent lâchée, ma vie sociale fut une chute libre. Comme je ne sortais plus, je n’avais plus rien à poster sur les réseaux. Je perdais tous mes followers. Je tombai dans l’oubli et passai de l’autre côté de la barrière : celle des parias. J’étais maudite, en retrait à cause de Toumim. Ce monde virtuel, je n’en faisais plus partie, je ne vivais plus dans mon temps. Il ne restait plus que moi et ce fichu caillou.

Au bout de quelques temps, je compris que mon seul moyen de retrouver ma vie sociale était de me débarrasser de cette pierre, et que le seul moyen de me débarrasser de cette pierre était de retrouver sa sœur.                                     Lorsque je pris la décision de trouver sa jumelle, la pierre me fit un signe : elle s’illumina. J’avais lu assez d’articles et regardé assez de vidéos pour comprendre que ces pierres fonctionnaient par l’instinct. Elles représentaient la bonté, la lumière de Dieu. Étant athée, il m’était difficile d’y croire mais au vu des circonstances, je ne pouvais ignorer les pouvoirs de cette pierre. Toumim marchait par intuition humaine, au feeling entre nous-même et notre environnement ; soit tout le contraire de ma société actuelle. Nous n’avions jamais appris à réfléchir par nous-même, pire encore, nous ne connaissions même pas nos ressentis, ne s’étant jamais posé la question de trouver notre propre voie.

Je quittai le peu qui me restait et partis vivre ma quête. Cela fait maintenant trois ans que je vis sur les routes, et je n’ai plus rien à voir avec celle que j’étais. Je ne fais plus partie de ma propre génération. Je souris avec nostalgie quand je rencontre des personnes de mon âge qui vivent, elles, dans l’air de leur temps. Depuis que j’écoute Toumim, elle ne me porte plus malheur. Elle m’a conduite jusqu’au nord de la Suède, mais je sais que le chemin est encore long. J’ai enfin trouvé ma quête, j’ai accepté de ramener Toumim à Ourim et, je suis sûre que, quelque part dans le monde, une personne est occupée à ramener Ourim à Toumim, espérant elle aussi être libérée de cette malédiction et, remerciant chaque jour sa pierre de lui avoir fait quitter ce monde virtuel.

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Darshan voit la pancarte d’Oslo se dessiner au loin. Il sort Ourim de sa poche avec précaution, et elle s’illumine. Quelque chose lui dit qu’il est sur la bonne voie.

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