04 - Une ville agitée - partie 1

11 minutes de lecture

 La capitale était bien plus peuplée que je ne l’aurais imaginé.

 Nous passâmes d’abord l’immense palissade d’enceinte formée de succession de troncs plus larges les uns que les autres, et avançâmes sur le doux sol battu qui formait la large rue principale. Quand bien même je ne voyais encore personne, je savais à la vue des habitations qu’un bon nombre de mammifères de toutes espèces devaient vivre aux abords de cette voie : les grandes maisons de vie, faites de bois et de terre, possédaient presque toutes un étage, et étaient si proche les unes des autres que leur long toit de chaume se touchait par endroit. Je pouvais aussi entendre un fort brouhaha lointain m’indiquant qu’une forte agitation avait lieu dans une autre partie de la ville.

 Nous approchâmes ensuite sur une large place, se trouvant au milieu même de la cité, d’où toutes les autres rues partaient. Cela donnait une forme d’étoile à la capitale, dont certaines y voyait la symbolique d’un gros carrefour du vivant. Cet endroit faisait parvis à un grand bâtiment central, entièrement fait de bois et s’élevant en forme de tour de plusieurs étages.

 Si j’avais pu apercevoir une ou deux filles sortir des maisons précédentes, sans que celles-ci ne nous adressent le moindre regard, trop concentré sur leur tâche probable, ce fut maintenant que je pus voir l’ampleur de la population. Les gens allaient et venaient, s’approchaient et s’éloignaient, se croisaient, se parlaient, se séparaient. Tout ce beau monde s’activait devant des étals de marchandises, principalement de nourriture, mais aussi de quelques outils et ornements forgés, et de quelques rares tissus.

 Malheureusement, les étoiles que j’avais dans les yeux en découvrant un tel endroit tombèrent bien rapidement quand mon regard croisa ceux des autres. En nous approchant, je réalisai que toutes nous évitaient d’un bon pas, comme si nous dégagions une aura néfaste. Des coups d’œil en coin nous étaient adressés, et j’entendis quelques chuchotis peu discrets malgré le tumulte environnant.

 – …regardez-ça, et ça se pavane fièrement…

 – …plus de respect pour toutes celles qui donne…

 – …inconscientes qui risque bêtement leur vie…

 Je tentai vainement de me changer les idées en portant mes yeux au loin, sur les autres grands quartiers de la ville. Je pus voir tantôt une rue pleine de forges fumantes de noirceur, tantôt un groupe de jeunettes se regrouper pour retourner dans leur classe à l’opposé, tantôt une barricade secondaire, plus petite, cernant les baraquements des guerrières de la milice. Il semblait même y avoir un secteur entier où des bâtisseuses s’affairaient à repousser l’enceinte en vue d’agrandissement.

 Riza continua d’avancer tête haute, insouciante de notre entourage. Moi, je me fis petite, cachant mon corps, et surtout la marque qui me faisait honte, presque à l’aide de son dos et de mes mains. J’avais la sensation que toutes les personnes présentes portaient un jugement sur moi, d’autant plus que certaines firent une moue de dégout lorsque leurs yeux descendaient sur mes cuisses. Je me dis qu’elles avaient sûrement raison, puisque ma condition était aussi de ma faute, étant toujours vierge de portée. Si j’avais encore des poils sur la nuque, ils se seraient tous dressés. Etait-ce ma tête trop embrumée qui m’empêchait de modérer mes émotions ?

 La panda se dirigeait droitement vers le haut édifice, que je devinais être le bureau de la mairesse. Je la suivis jusqu’à en apercevoir le rez-de-chaussée, et principalement la plateforme contigu à celui-ci. Eploré, je m’arrêtai brutalement, stoppant aussi maladroitement la guerrière. Cette dernière jura, pensant que je me stoppai juste à la vue de quelque chose que je voulais m’acheter, avant de voir mon visage déconfit et la direction de mon regard.

 Elle me sortit de mon accablement de sa forte voix. Elle m’ordonna de me ressaisir et de cesser de croire que la vie était un conte simple et féérique, encore une fois, puis me dit d’ouvrir les yeux. Je dus prendre un instant, sous son regard foudroyant, pour comprendre ce qu’elle attendait de moi.

 Plus j’observai les personnes nous entourant, plus je l’apercevais. Il était de bien des formes et de bien des aspects, parfois simple, parfois sculpté, parfois sales, et parfois brillant. Plus de la moitié des mammifères qui s’affairait à droite et à gauche arborait un collier, de fer ou de cuir, à chaînes ou à tissus. Comment toutes ces filles pouvaient rire, sourire et être si insouciante en portant si simplement l’objet de leur asservissement ? J’étais même persuadé d’en voir une montrer fièrement les bijoux qui ornaient le sien. J’étais médusée.

 – Du mal ? ricana Riza. Viens là, elles te feront comprendre elles-mêmes.

 Elle me tira vers l’estrade en bois qui m’avait originellement choquée. Dessus, surveillée par une soldate en son centre, se trémoussait et s’affairait une poignée de jeunes adultes au collier de fer plus gros que le mien, avec chacun une chaîne si longue qu’elle tombait au-delà de leur hanche. L’une d’elle avait un public, qui écoutait silencieusement la musique de son étrange instrument d’épaule, une autre était accroupi pour se vendre à de potentielle acheteuse avec qui elle discutait. Riza m’amena jusqu’à une fille seule, une lapine proprette, assise au bord et lisant son livre.

 – Eh bien, gamine, c’est pas le succès ! lança Riza sur son ton railleur habituel. T’apporte quoi de beau à la vie ?

 – Rien de spécial aux rodeuses et leurs animaux de plaisance, répondit aussitôt la questionnée sans même lever les yeux.

 La suite se devinait sans peine. Je ne vis pas Riza s’armer que sa hache était déjà planter avec force et fracas dans le bord du podium, juste à côté des jambes de l’effrontée. La tigresse chargée de la surveillance se tourna promptement vers nous, une main sur la garde de son épée, mais resta néanmoins immobile. Elle et Riza se firent un duel de regard assassin, avant que cette dernière ne revînt sur son interlocutrice en récupérant son arme lourde sur l’épaule, en signe d’intimidation, pendant que la première la scrutait.

 – Je crois que j’ai trop de terre dans les esgourdes, à force de roder sur les chemins. J’ai pas bien saisis tes talents. J’suis sûre que tu auras tout le temps de m’expliquer si je t’embarque, pour le plaisir. Alors ?

 La lapine, tétanisée, ne cessait de jeter des coups d’œil implorant vers sa gardienne. Tristement pour elle, celle-ci ne fit aucun pas dans sa direction. Elle comprit qu’elle devrait se débrouiller.

 – J-je… hum, ma place… Je sais…

 Elle prit une grande inspiration.

 – Je suis issue du grand centre éducatif de notre belle capitale, où j’ai fait deux saisons de plus que la plupart des autres travailleuses pour m’investir dans les domaines de la connaissance. Je suis donc très ordonnée et studieuse, et féru d’histoire. Comme vous pouvez le constater, je sais lire, écrire, ainsi que compter, ce qui me donne du potentiel évident pour toute tenue de boutique ou de commerce. D-donc… Vous conviendrez que je ne, euh, conviens pas à une… une… une nomade aventureuse. Je n’ai pas du tout d’endurance, je ne serais qu’un poids à trainer. S-s’il vous plait…

 Satisfaite, Riza lança une dernière boutade sur la pauvre fille apeurée, puis reprit le chemin de son objectif premier.

 – Alors ? m’interrogea Riza. Elle t’a paru traumatisée, la rongeuse de papier ?

 – Ça dépend, après ou avant vous avoir parlé ?

 Elle apprécia ma boutade. J’avais tout de même cerné ce qu’elle voulait dire. Ces travailleuses peu combatives se satisfaisait d’obtenir la chaleur et la sécurité d’un foyer, qu’importe les moyens employés. La liberté avait donc bien un prix, trop lourd pour la majorité d’entre nous.

 Mais plutôt que de me résigner, plutôt que de m’effrayer, cela me conforta étrangement. S’il fallait que d’autre se lève pour défendre les impuissantes, j’en ferais parti.

 Nous montâmes les marches de la mairie, passâmes entre deux gardiennes, et entrâmes dans le vestibule d’accueil. Dans la trop grande salle de réception se trouvaient deux gazelles, derrière leur gichet et des piles de papiers. Ces travailleuses jumelles devaient être différentiable par leurs collègues uniquement grâce à leur coiffure en miroir, chacune ayant des mèches de long cheveux dans un sens opposé.

 – Hey ! Toujours fidèle au poste, les blondinettes ! Z’inquiétez pas, je connais le chemin.

 Sur ces mots, Riza fila d’un pas rapide vers le fond de la salle et l’accès aux étages. Je la talonnais difficilement.

 – Attendez, vous ne pouvez pas ! objectèrent à l’unisson les pauvres travailleuses snobées. Elle est en entrevue capitale !

 Leurs dernières paroles audibles furent un cri pour appeler les soldates de l’entrée. Toutefois, cela n’inquiéta pas ma comparse, qui continua son ascension jusqu’au bout.

 Nous arrivâmes finalement dans un long couloir en coin, longeâmes les multiples fenêtres desquelles je pus apprécier toute l’immensité de la ville, et nous stoppâmes devant une large double-porte accompagnée d’un doux tapis rouge. Je pouvais entendre les bruits de pas se rapprocher derrière nous.

 Riza s’invita dans les bureaux de la mairesse d’une façon bien à elle : d’un coup de pied qui dégagea complètement l’ouverture.

 – Eh bien, chattons, tu ne tiens plus tes heures de visite ?! s’esclaffa-t-elle en entrant complètement.

 Deux personnes se trouvaient en réunion, penchées sur la large table de travail. Une chatte d’un certain âge, au visage fatigué et rayé de quelques fines cicatrices, à la coupe très courte de cheveux blanchis, et à la chaude toge de laine claire, se rassis sous la surprise. Quant à sa consœur, une doberman à la fourrure sombre, à l’armure propre et brillante, et au casque de capitaine qui ne laissait voir que ses deux yeux d’un rouge brillant, elle se tourna vers nous dans un reflèxe de combattante, son épée sortie de moitié de son fourreau.

 Commença alors une engueulade qui mon accompagnatrice sans manières prenait clairement comme une amusante joute verbale de piques et de vannes. S’ajouta ensuite les deux soldates que nous avions à nos trousses, et la cacophonie fut totale.

 – Veuillez prendre congé ! hurla à plein poumon la féline, frappant des paumes sur la table.

 Je ne pus m’empêcher de faire les yeux ronds, tant sa voix domina celle des autres. Je n’y aurais jamais cru, à la vue de son gabarit, si je n’y avais assisté.

 – Je vais m’occuper rapidement de cette chieuse, et nous reprendrons ensuite. Laissez-nous.

 Les gardes obtempérèrent, non sans se lancer un regard étonné d’abord. La chienne me toisa un instant, puis fit de même ; je pus lire dans ses yeux tout le dégout que je lui inspirais.

 Un silence agréable s’installa, le temps que les bruits de pas disparaissent.

 – Sérieusement… soupira la mairesse en s’affalant. Ce boulot aura ma peau. Tu as toujours été rustre, Ri, mais là, tu bas des records.

 – Oh, lâche-moi les ovaires, Kathy, je t’aide à faire une pause dans tes emmerdes. Je t’apporte un nouveau trésor de guerre que tu aimes tant !

 Avec un grand sourire à pleine dent, elle prit le sac purulent et le déposa sur la table. La pauvre chatte eu tout juste le temps de retirer ses courriers pour éviter qu’ils ne finissent crasseux, en ronchonnant dans sa moustache. Elles débattirent un instant du prix de la récompense.

 – Okay, okay ! abdiqua la féline. Va pour vingt cristaux, mais c’est bien parce que c’est toi. Mais je ne te donne que le tarif minimum pour la gamine, tu as endommagé la propriété d’une autre…

 – Hein ? Oh, nah, t’hérisse pas le poil sur elle, je me charge de son petit cul.

 – Oui, j’avais bien compris, ça. Enfin, ça m’arrange, avec tous mes… travaux.

 Je voulais objecter. J’en avais assez de passer pour un simple bien que d’aucunes pouvaient utiliser et jeter. Mais je n’osai pas. Comment pourrais-je tenir tête à deux telles femmes de pouvoir, l’une ayant une armée à ses ordres, l’autre étant probablement capable de me tuer de son petit doigt. Et moi, j’avais une laisse et des pensées déviantes.

 Kathy alla chercher un livre dans l’une de ses bibliothèques proche, se rassit, et commença à feuilleter.

 – Montre-moi ta marque, que je fasse tout de même ton recensement.

 Une fois de plus, mésaise, je montrai ma cuisse nue. La mairesse referma alors brutalement son livre, et resta immobile, comme geler. Son regard insistant sur le bas de mon corps me fit rougir, avant que je ne comprisse qu’elle avait les yeux dans le vide.

 Riza souffla bruyamment des naseaux, se défit de ma chaîne et s’approcha d’une fenêtre voisine pour contempler le paysage. Puis elle partit sur des mondanités :

 – Je vois que tu cherches toujours à satisfaire trop de monde. Pas trop dur de supporter un tel poids ? Je veux dire, te courber devant toutes ces… bourgeoises ?

 Je vis un étonnement traverser le visage de la chatte, à la sortie de sa torpeur.

 – Sérieusement ? répondit-elle avant de jeter un dernier regard dans ma direction. Tu… tu me connais quand même. J’ai toujours su rester droite, quoi qu’il m’arrive et quoi qui m’oppresse.

 – Bien, bien, marmonna la panda. Tiens, justement, j’ai pas reconnu la moitié des bleubites en passant. Tu dois en avoir, de ces débutantes, qui porte le casque de traviole, non ?

 – Plus de la moitié…

 Riza serra les poings, toujours de dos. Son interlocutrice baissa les yeux. Commençant à trouver le temps long devant cet échange banal de veilles connaissances, je me trouvai un siège dans un coin pour me poser.

 – Ça doit pas plaire à madame balais dans le cul, ça, entendis-je Riza dire.

 – Lise ? Tu n’as pas eu ma lettre alors ? Elle… est tombée.

 L’aventurière se retourna d’un seul mouvement. Si son visage resta stoïque, son corps trahit un grand degré d’énervement.

 – Qui ?! Comment ?! s’exclama-t-elle d’un ton qui trahissait ses émotions.

 – Elle… Tu la connais, elle n’a jamais su s’arrêter, qu’importe le danger. Alors elle a été à la pêche au gros. Et elle en a trouvé, faut croire…

 – Elle m’avait parlé vaguement de quelque chose. Un lien avec les jeunes cueillettes, donc ?

 La mairesse acquiesça lentement.

 – Elle s’est fait surprendre. Deux coups dans le dos. Cette salope… Cette saloperie de monochromar avait une tête plus brillante que les autres.

 Elle fit une pause. Riza, qui l’avait écoutée attentivement, ne sembla pas non plus vouloir continuer la discussion. Je comprenais. Se voir annoncer la mort de quelqu’un, visiblement proche d’elle, touchait même les plus aguerries.

 L’instant de flottement passa. Kathy secoua soudainement sa tête, comme pour se remettre les idées en place, puis elle attrapa un parchemin vierge, sortit son roseau de la bouteille d’encre, et se mit à écrire frénétiquement. Riza se jeta inexplicablement sur elle, lui arrachant le calame des mains.

 – Espèce de sombre… grogna-t-elle entre ses dents, avant de prendre une grande inspiration. Tu sais très bien que je ne prends pas de mandat public, je fais mes propres achats. Donne-moi juste mes vingt grammes en petit bout.

 La chatte, qui s’était retrouvée au fond de son siège, pantoise, s’exécuta. Elle prit le sac pourri jusqu’à un bac, puis hors de la salle, et revint avec une petite bourse à la sonorité évidente. La panda s’en empara avec grand plaisir. Elle profita aussi de leur proximité pour enlacer son amie.

 – On repassera, ma femme voudra se recueillir sur sa tombe, dit-elle calmement à son oreille.

 – O… Ok. Ça lui fera plaisir.

 – Et pour la petite sucrette que j’embarque, t’inquiète, je la gère. On va faire en sorte de pas trainer.

 Riza me fit un signe de tête, indiquant qu’il était temps de partir. Je voulus lui redonner ma chaîne, mais elle ne me prêta pas la moindre attention. Alors je l’enroulai autour de mon bras. Nous passions le seuil de son bureau lorsque Kathy nous lança un dernier au revoir :

 – Passe quand même une nuit dans l’un de tes trous habituels. Il ne faudrait pas que vous tombiez dès le petit matin.

 Un dernier signe de main, et nous fûmes partis.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Loup Solitaire ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0