01 - Une fuite incertaine - partie 1

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 J’avalais quotidiennement plus de liquide corporel que d’eau et de nourriture.

 A cause de mon état second, et de mon interdiction formelle de m’approcher de près comme de loin de l’entrée, je ne savais pas combien de temps j’avais passé à les satisfaire. J’avais tout d’abord passé les premiers mois dans une passivité des plus extrêmes. Je me faisais souvent trimbaler d’un lieu de vie à un autre sous le bras, tel un sac d’aliments. Après quelques temps, je retrouvai assez de force, et rassemblai mes pensées pour réussir à me mouvoir toute seule. Je n’étais pas plus considérée par mes maîtresses, mais je pouvais au moins me nourrir moi-même, me reposer dans mon coin ou les suivre quand elles voulaient mes services. Certaines profitaient de mes maigres forces pour me pousser du petit doigt et exploser de rire en me voyant m’écraser au sol. Heureusement, sur la fin, j’avais repris le plein contrôle de mon corps.

 Je m’étais bien gardée de le leur signaler, et prenais soin de jouer la comédie lorsqu’elles me maltraitaient. Je continuais à me laisser faire dans leurs mains, à tomber dans leurs bousculades, et à réagir comme une idiote sans réflexion quand elles me parlaient. Même si de toute façon mon esprit restait très vague. J’étais aussi parvenue à subtiliser l’une de leurs plus lourdes épaulières d’entraînement, et me servait de son poids afin de gagne le plus de muscle dans les jambes. Si je voulais m’échapper d’ici, il me fallait être sûre de ne trébucher à aucun moment.

 Dans mes moments de repos, j’avais pris l’habitude d’aller m’asseoir à la première croisée des couloirs de la grotte. Je pouvais ainsi voir toutes les allées et venues de chacune des truandes et leurs rondes sans que l’on vienne me soupçonner de m’approcher de la sortie. Leur organisation et leur nombre étaient proche d’un petit village, toutes ayant des tâches à accomplir à tour de rôle, comme je me souvenais faire avant mon enlèvement. Bien qu’ici, les corvées étaient surtout constituées de rapines, de brutalités et, bien sûr, de dressage sur leurs domestiques. Par chance, mes observations m’avaient permis de trouver des failles dans leurs surveillances.

 Le jour où je m’étais décidée vint. C’était un jour de départ d’une mission de rapt. Assise sur mon bout de coursive habituel, je me savais tranquille pour la journée, la moitié des bandits étant sur le départ, les autres réorganisant la vigie. J’attendis sagement de voir décroître l’intensité lumineuse de la mousse, signalant le crépuscule du jour.

 Je me levai, et écoutai un instant les alentours si le moindre son surplombait celui de la cascade lointaine. Persuadée qu’il était temps, j’avançai à pas feutrés jusqu’à l’entrée. La grande pièce était vide, à l’exception de quelques cordages et quelques sacs dans un coin de l’estrade. Je courus sans me retourner pour rejoindre la grande mare, et plongeai dedans sans la moindre hésitation. Je n’avais jamais appris à nager, n’en ayant pas eu l’utilité jusque maintenant, mais je réussis instinctivement à me mouvoir comme il le fallait. Je gardai donc, par crainte, la tête sous l’eau, et sortis de cette maudite caverne.

 Mon objectif était d’aller le plus loin possible sous le couvert de la rivière. Malheureusement, mon état vaseux couplé au chahut soudain de l’eau lorsque je traversai la chute me valurent de boire la tasse. Je dus sortir en panique, à peine plus loin que le chemin de galets. Je m’arrachai donc au court d’eau, et toussai bruyamment à plein poumon, allongée sur le sol. Je me concentrai de toutes mes forces afin de ne pas perdre connaissance, et tentai de me redresser contre un arbre. Quand bien même mon ivresse me coupait une partie des sensations, un simple coup d’œil dans le ciel me suffit à comprendre pourquoi je grelottais tant : le soleil bleu signifiait que nous nous trouvions en saison froide. Mon énergie commençait déjà à s’évaporer. Et comme il est d’usage de dire : un malheur n’arrive jamais seul.

 Sur l’autre rive, deux truandes sortirent des fourrées en pleine discussion. L’une d’elle était une coyote toujours de mauvais poil, et sa comparse une ourse qui la dépassait largement d’une tête. Il ne leur fallut pas bien longtemps pour m’apercevoir et me reconnaître. Elles entrèrent alors dans la rivière pour me rejoindre, en y allant de leur commentaire :

 – Je crois que notre putain s’est égarée et a failli se noyer.

 – On lui rappelle les règles ensemble, cette nuit ?

 Le stress m’envahit, mes larmes coulèrent. Je n’allais pas seulement échouer ma tentative actuelle, je savais qu’elles ne me laisseraient pas recommencer. Il me fallait agir maintenant. Sous l’impulsion de l’adrénaline, je leur tournai le dos et filai aussi rapidement que je pus, titubant à de trop nombreuses reprises. Je les entendis hurler une multitude d’ignominies à mon égard, cependant je savais au moins que le bruit de la cascade les empêcherait d’appeler des renforts.

 Je couru à en perdre haleine, pendant un temps certain que ma tête embrumée ne sut retenir. Je courus à en avoir le tournis et l’envie de vomir. Et je courus jusqu’à m’effondrer dans une éclaircie du bois. Mais je n’avais pas couru assez. Je les entendais toujours derrière moi, jurant tout ce qu’elles pouvaient.

 Pourtant, une lueur d’espoir me regagna lorsque j’aperçus s’élever dans le ciel une fine fumée noire. Un feu, de la chaleur, des gens, de l’aide. Je repris mon chemin, cahin-caha. Elles me rattrapaient si facilement, maintenant.

 J’atteignis malgré tout la clairière d’où la fumée s’échappait, suppliant et appelant à l’aide. Tristement, personne ne fut présent pour me répondre. Il n’y eut que le silence pour m’accueillir. Un lourd silence. Je regardai par-dessus mon épaule, et ne vis plus rien bouger derrière moi. Avaient-elles cru aussi que des gens seraient présents ? Je m’approchai du tas de bois fumant mais sans flamme. Une forte agréable chaleur s’en dégageait encore, me faisant penser que quiconque avait voulu faire son campement ici ne devait pas être loin.

 Ne voulant pas rester seule au même endroit trop longtemps, je ne profitai du foyer que peu de temps avant de repartir dans ma quête de secours. J’avançai à vive allure sur un passage visible, avant de me faire stopper net. Une poigne griffue m’attrapa par la gorge, me plaqua contre un arbre voisin et me décrocha du sol. Le choc de mon crane contre le bois faillit m’assommer, et je gardais la tête levée, les yeux fermés, pour éclaircir mes idées. Je n’avais pas besoin de voir pour comprendre que la sensation glacée qui me passait sous la fourrure était une épée aiguisée.

 – Je recommencerai plus, répétai-je en boucle dans des couinements étouffés.

 Mon attaquante passa le fils de sa lame entre mes jambes, m’obligeant à écarter les cuisses. Puis elle poussa un juron et me jeta brutalement à terre. J’attendis qu’un jugement s’abatte sur moi, mais elle se contenta de cracher d’autres insultes.

 – … Marquée au fer. Couillonne de bétail, retourne à ta vie facile d’esclave merdique, loin de moi. Je cherche pas l’emmerde au ranch.

 Comprenant qu’elle n’était pas des leurs, je me décidai à ouvrir les yeux. Une panda rousse, à la carrure forte et à l’équipement lourd, agitait son arme devant moi comme l’on cherche à faire fuir une bête sauvage. Ses yeux rouge clair brillaient de sévérité au milieu d’une tignasse sombre mi longue en bataille. Le reste de sa fourrure alternait en rayure brune, grise et blanche, de sa tête jusqu’au bout de sa queue. Malgré mon corps raidi par le froid, la chaleur de l’espoir se raviva en moi. Je me prosternai devant elle en la suppliant :

 – Aidez-moi, s’il vous plaît ! Les deux bandits qui me suivent, elles veulent me ramener. Protégez-moi !

 Je faillis une nouvelle fois perdre conscience lorsqu’elle me frappa violemment sur la tête avec le plat de son épée. Elle en profita pour me passer une ficelle autour du cou et m’attacha à un arbre en y allant de son commentaire :

 – Une catin indocile en plus. Bien mon bol. J’ai assez de chiottes comme ça, fait avec les tiennes.

 Elle se tourna une dernière fois vers moi pour s’assurer que je ne la suivrais pas. Lorsqu’elle croisa mon regard silencieux en pleurs, elle détourna le sien en réajustant sa tenue. Elle s’éloigna lentement sans s’arrêter de maugréer. Je tentai une dernière supplication, baragouinant des mots incompréhensibles entre mes gémissements. Ses bruits de pas cessèrent. Elle serra les poings et se retourna vers moi. Elle profana encore des ignominies, ces dernières dirigées contre elle-même. Un sourire maladroit se dessina sur mon visage tandis qu’elle faisait demi-tour.

 Elle s’arrêta cependant à mi-chemin, le visage fermé. Elle n’avait plus les yeux sur moi, mais juste derrière. Une main attrapa le cordage et me força à me lever, en m’étranglant à moitié. L’ourse blanche de deux fois ma taille prit plaisir à me soulever à plusieurs reprises pour me voir m’étouffer. Sa comparse arriva elle-aussi à côté, et me piqua du bout de son couteau, jusqu’au sang et à plusieurs reprises.

 – Alors, mon sac à mouille, on fait sa petite randonnée. Je vais te faire passer l’envie de nous faire courir.

 L’aventurière, fidèle à ce mots précédents, resta immobile un instant avant, à nouveau, de tourner les talons et de repartir. Cependant, les truandes, dans leur habituelle arrogance, n’était pas prêtes à laisser partir cette intruse passant trop près de leur territoire.

 – Attends un peu, ma grosse rougette, s’enflamma la coyote. Tu crois qu’on t’a pas vue abîmer notre marchandise…

 – C’est une personne, pas un objet ! coupa sèchement sa destinatrice, par-dessus son épaule.

 – Qu… Et tu oses ouvrir ta grande gueule, en plus ?

 Outrée, la première attrapa sa dague, arma son bras et lança de toutes ses forces le projectile coupant. Elle rata largement sa cible sans que celle-ci n’eut à esquiver, et le poignard finit sa course planté dans un tronc plus loin. La voyageuse continua de marcher jusqu’à ce dernier afin de récupérer l’arme. D’un même mouvement agile, elle se retourna et renvoya le bien à sa propriétaire. La coyote poussa un cri strident quand la lame se figea dans son épaule.

 Furax, la bandit arracha l’arme de son corps et la jeta à ses pieds. Elle défeurra son épée d’une main tremblante, affaiblie.

 – Je vais te faire la peau, cul-terreuse ! Et quand j’en aurai fini avec toi, je te ferai vendre 3 cristaux 6 sous !

 Malgré la situation qui empirait à chaque action, la baroudeuse restait incroyablement calme. Sous une pluie d’insultes crachées sur sa personne, elle prit le temps de détacher, lentement, la claymore de son dos, et de se mettre en garde. Ce fut l’affront de trop qui rendit son adversaire hystérique. Répandant son sang un peu partout, la canine se rua sur son opposante.

 C’était le combat de la rage contre la grâce. La première sautait dans tous les sens, lançait des coups de toutes parts et beuglait à en perdre haleine. La seconde en revanche se contentait de parer sur place, ou esquivait les attaques avec une souplesse insoupçonnée vis-à-vis de sa carrure. Un coup d’épée sauté évité d’un pas sur le côté. Un estoc dévié du plat de la lame. Une taille horizontale basse éludée par-dessus. Une atteinte au flanc renvoyée avec un contrecoup. Je fus surprise cependant que la panda ne tente aucune action à l’encontre de son ennemie, quand bien même elle en avait eu l’occasion plus d’une fois. Espérait-elle toujours s’en aller tranquillement une fois la coyote à bout de souffle ? Allait-elle m’abandonner, même après avoir changé d’avis ?

 Voyant son acolyte dans le mal, l’ourse me jeta comme une malpropre, attrapa sa hache et se dirigea vers le champ de bataille. Voyant que plus personne ne faisait attention à moi, je m’avançai prudemment vers le couteau délaissé afin de me libérer.

 Avant que l’autre truande n’ait le temps d’entrer sur le terrain de jeu et voyant que son adversaire ne la laisserait pas partir sans un peu de persuasion, l’aventurière se décida à lancer une action offensive. D’un même mouvement, elle para une fois de plus l’épée hostile, prolongea le mouvement de glisse de sa lame sur l’autre, et atteignit la main de l’opposante. Puis, d’un bon coup d’épaule, elle envoya son adversaire désarmé se cogner contre un arbre, et la regarda tomber sous le choc à ses pieds, tout en rengainant sa longue arme.

 – Je ne suis pas une faible bête à dresser. Reprenez votre esclave et lâchez-moi !

 – Tu… Tu te crois vraiment mieux que nous ? Tout le monde a son point de rupture. On finira bien par trouver le tien en te ramenant à la planque.

 La coyote palabra du mieux qu’elle put. Elle avait vu sa complice approcher discrètement dans le dos de la gagnante, et essayait de lui faire perdre un maximum de temps et d’attention. Suffisamment proche, l’ourse leva sa lourde arme et prépara un coup dévastateur. La panda eut tout juste le temps de réagir. Elle attrapa la canine par la fourrure, et échangea sa place avec elle dans un mouvement de valse. La hache se figea dans le crâne de la malheureuse, la tuant sur le coup.

 Réalisant ce qu’elle venait de faire, l’ourse lâcha l’arme du crime et tituba en reculant sur quelques pas. Je ne compris pas tout de suite pourquoi un tel monstre sans cœur était si horrifié à la vue du corps gisant de sa compère. La roussette, au contraire, sembla soulagée.

 – Tout… Tout ça… C’est de ta faute, bafouilla la plus grande. Elles vont le sentir… Tu l’as jetée…

 – Vraiment ? lança l’autre avec un sourire victorieux. Je suis à peu près sûre que lorsqu’une gardienne écailleuse va regarder dans nos yeux, elle te verra donner la frappe mortelle. On est pas loin d’une tour frontière, tu veux attendre pour vérifier ? Je te bride pas, va plutôt t’entomber dans le trou de merde qui t’a vu voir le jour, et n’en sors que si tu veux finir à la mine du volcan !

 L’aventurière parla avec une telle conviction que l’ourse ne mis pas bien longtemps avant de se décider. Cette dernière prit ses jambes à son cou sans regarder derrière elle, ni se soucier de me ramener.

 Dire que j’étais impressionnée à ce moment-là ne serait qu’une litote. Même en travaillant en groupe, les combattantes de mon village ne leur avaient pas tiré la moindre goutte de sueur ; et une vagabonde seule de ma taille s’était défaite de deux d’entre elles. Celle-ci était d’ailleurs occupée à contempler ses nouveaux gains, et particulièrement l’imposante hache, qu’elle ne semblait pas peu fière de posséder à présent.

 Je ne sus pas quoi entreprendre. Devais-je profiter que plus personne ne considère ma présence pour m’enfuir à nouveau ? Pour aller où ? Devais-je alors remercier la femelle qui m’avait aidée, quand bien même ce n’était pas sa première volonté ? Allait-elle encore m’attacher pour que je ne puisse pas la suivre ? Des dragonnes étaient-elles réellement en chemin ? Allions-nous finir asservies ? Trop de questions se bousculèrent ensemble, et mon incapacité à me concentrer n’aidait pas à diminuer mon mal de tête.

 Je décidai finalement d’aller vers la seule aide actuelle. Je n’aurai cependant pas dû être aussi timorée, m’annoncer ou au moins faire plus de bruit. Car surprendre une guerrière sur les nerfs dans le dos ne se révéla pas être une idée brillante. Je n’eus pas le temps de la voir bouger. Elle tourna sur elle-même avec l’agilité d’une danseuse, et profita de l’élan pour lancer un coup de hache. Si elle n’avait su s’arrêter, ma tête se serait décrochée de mes épaules. Malheureusement, aussi bon qu’étaient sa force et ses réflexes, la hache m’avait déjà partiellement tranchée la gorge. Je m’effondrai au sol, les mains plaquées sur le cou d’où s’écoulait un trop grand flot de sang.

 – Fait chier ! vociféra-t-elle en farfouillant précipitamment dans son sac. C’est conne jusqu’au bout, une apprivoisée. Hé ! Reste consciente ! Y a déjà eu assez…

 Mais je n’entendis pas le reste de sa grogne, et, cette fois, perdis connaissance pour de bon.

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