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Je déblaie la neige sur le cadran de ma montre:  - 45 C° / 6 P.M.

On a bien avancé, on est dans les temps.

Il a fallu un moment pour remettre Dirk sur pied après la mort de Lara. Il voulait plus bouger. Mais à cette altitude, on ne peut pas rester immobile comme ça sinon on crève. Steve lui a proposé de redescendre avec son sherpa, il a accepté, puis alors qu'il s'apprêtait à nous faire l'accolade d'au revoir, il s'est immobilisé, a regardé le sol une bonne minute, puis il a dit:

  • On est à mille mètres du sommet. Je peux pas abandonner comme ça c'est trop con.

Il a relevé la tête, a resserré les bretelles de son sac, a réajusté son bonnet, sa capuche. Il nous regardé, la lumière de la détermination était revenue dans ces yeux. Impresionnant le gars, trente minutes après avoir perdu sa femme. On ne savait pas si c'était vraiment une bonne idée, on a hésité, puis Steve lui a fait une tape dans le dos pour l’encourager et on s'est mis en marche.

Nous remontons maintenant un étroit chemin de crête. Je m'arrête au milieu du chemin pour regarder la vue. Tout en bas, un immense fleuve de glace se fraye un chemin au milieu des montagnes. C’est une mer de glace grisâtre et translucide, le vent y taille des vagues. C'est comme regarder la mer depuis un avion.

Krishna se poste à côté de moi et regarde aussi. On reste là cinq bonne minutes en silence. C’est le genre de moment où j’aime bien les gens qui ne parlent pas trop.

  • On vient de passer la barre des 8000, dit-il. Dès que tu le sens, mets ton masque à oxygène. 
  • Ça va, je respire plutôt bien.

La seule chose qui m’inquiète un peu se trouve en fait dans ma tête: ce qui s'est passé dans le Couloir, j’ai beau essayé de ne pas y penser ça ne part pas. Il y a une heure c'était juste une confuse agglomération de sons et d’images qui s’évanouissaient aussitôt, j’arrivais à peu prêt à lutter, mais depuis dix minutes ces réminiscences ont gagné de la force et deviennent de plus en plus longues, perçantes, précises: les yeux apeurés de Lara, le bruit du couteau qui scie la corde, ces insoutenables hurlements stridents. C'est comme si j'étais encore la bas.

Nous nous remettons en marche. J’avance une bonne heure aves ces pensées mais ça ne passe pas. J'ai l'impression que ça empire. Je devrais peut-être en parler aux autres.

Quelqu’un pleure maintenant, une voix d’homme. Je regarde devant moi, il y a Dirk, non ce n’est pas lui il est trop loin. J’ai du mal à saisir d’où vient le son. Je me retourne. Bordel, la corde traîne toute seule dans la neige, Krishna s’est détachée, je ne le vois plus. Je me détache à mon tour et part en arrière à sa recherche.

Je le trouve vingt mètres plus bas recroquevillé dans la neige, il regarde la vue.

Je m’assois à ses côtés, je l'entoure de mon bras. Ma main touche un bloc de glace. Je le frictionne pour le réchauffer. D'une petite voix tremblante il dit:

  • Je peux plus mec. j’arrête là.
  • Qu’est ce qu’il t’arrive ?
  • Je suis bien, t’en fait pas. Mais j’arrête c’est tout.
  • Krishna, on peut pas arrêter comme ça, tu vas y passer si tu restes là, tu le sais bien.
  • Laisse moi je te dis. Vas retrouver les autres.
  • Tu peux pas abandonner comme ça, sans toi je suis foutu, allez mon vieux.

Je me relève et j'essaie de le mettre debout. Mais ma main glisse sur son bras et je manque de tomber en arrière. C'est un bloc entièrement gelé. Alors que je reviens pour une deuxième tentative, le bloc diffuse soudain une voix puissante et autoritaire :

  • T’es qu’un putain de meurtrier ! Laisse-moi maintenant ! 

La voix se répète, me pénètre, elle est partout en moi et autour de moi. Viennent s'ajouter les hurlements de Lara. Ma tête va exploser, c'est insupportable, je ne tiens plus debout. Une incroyable vague de chaleur m’enveloppe. Je sens la neige sur mon visage.

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