Quand je reviendrai...

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Le 16 mars 1917

  Mon amour,

  Les cieux se referment sur nous, alors que les bombardements secouent la terre. Le bruit est assourdissant, et je compresse mes mains sur mes oreilles, afin d’amortir le son qui me détruit les tympans. De projectiles invisibles qui s’écrasent sur le sol, s’échappe un lot de fumée qui nous engloutit. Elle nous brûle la peau, la taillade, la déforme. Le sang, la poussière se collent à nous, attisent nos plaies et nous pouvons à peine respirer.
Une nouvelle journée en Enfer. La dernière pour bon nombre de mes camarades. Nous pleurons nos morts tous les jours, mais ne sont-ils pas les plus chanceux ? Ils quitteront cet endroit. Bien qu’un autre Enfer doit surement les attendre de l’autre côté.
  Aujourd’hui encore, certains de mes amis mourront. Non pas seulement de nos adversaires. Mais par mes propres choix.
  Arthur avait pris une balle dans la jambe. Quand il s’était effondré près de moi, il était encore vivant, et se tenait le tibia en gémissant. Il ne pouvait plus se battre, ni même courir. Les balles fusaient. Et les avions commençaient à nous survoler. Je l’ai donc abandonné.
  Pierre avait un œil blessé. Je le sais. Un éclat d’obus lui avait lacéré la peau lorsqu’il m’avait protégé d’une explosion. Un sacrifice animé par l’amitié. Au nom des nuits passées à chanter ensemble, quand les combats étaient finis. Un grand homme. Mais qui ne trouvait pas sa hauteur chez ses amis, notamment chez moi. Et quand nos ennemis nous ont attaqués par surprise un matin, je n’ai même pas pris le temps de le réveiller.  
  Jacques avait été mutilé lors d’une bataille. Il aurait dû quitter le camp pour repartir dans sa campagne natale. Auprès de sa famille, qui soignerait ses blessures physiques, et psychologiques. Malheureusement pour lui, la faim arriva. Les approvisionnements ne nous parvenaient plus. Et Jacques ne pouvait repartir. Nous ne pouvions gâcher nos dernières réserves de nourriture, pour ceux qui ne pouvaient plus se battre. J’ai fait ce qu’il y avait faire.
  Charles voulait dénoncer un être aussi exécrable que moi. Il était idéaliste, prévenant et charismatique. Tout le monde l’appréciait, moi de même, pour la force qu’il parvenait à insuffler à ses camarades.  Au final, je ne pouvais quand même pas le laisser faire. Ça signifierait l’exécution. J’ai donc choisi de le tuer.
 
  Ma douce, je t’aime tellement.
Si tu savais à quel point tu me manques. Seuls tes derniers mots, en te quittant sur le quai de la gare, m’animent. Essaye de survivre ! Et reviens moi vite. Je me rends compte du poids de ces mots, qui me semblaient si évidents. De belles paroles, qui seront rapidement trahies par la mort. Mais elles se sont incrustées dans mon âme, et y ont fusionné. Elles sont devenues mon obsessionnel objectif, pour m’aider à survivre dans cet Enfer.
Certains m’ont traité de lâche. Le mot traître n’avait même plus sa place, me concernant. Je ne suis pas un traître. Juste un égoïste. Charles était bien le seul à m’avoir parfaitement compris. Ne lui impose pas un tel fardeau, m’avait-il conseillé, avant de mourir.
Mais, si l’Enfer est aussi bien sur Terre que dans le Ciel, alors je préfère vivre dans celui où mon espoir vivra. Mon amour, si tu es avec moi dans ce monde, je pourrais affronter la honte et toutes ses plaies.
Pardonne-moi. Ne devrais-je pas te demander ça. Mes choix m’appartiennent. Et seront mes propres cauchemars.
 
  Mon choix n’était pas de choisir entre la vie et la mort. Mais entre l’honneur et l’amour.
Quand je reviendrai...
              je te laisserai le choix.

 

            Les doigts refermés sur une tasse de thé, la jeune femme n’y trouva pas assez de chaleur pour se réchauffer. Elle posa la dernière page du journal démantelé en une pile de feuille. Pour la vingtième fois, elle relisait ses lignes, griffonnées à la hâte. Du poison envoyé depuis les fronts. Mais elle ne pouvait se résigner à les jeter. Elles étaient tout l’amour que son mari lui portait.

Une petite fille jouait dans le salon, avec quelques jouets en bois. La jeune femme l’observait, puis se leva pour l’étreindre. L’enfant y répondit affectueusement. Elles se bercèrent l’une contre l’autre pendant quelques minutes. La femme, réfléchissant à qui elle était vraiment.            

            La cloche sonna. La jeune femme jeta un coup d’œil à travers la vitre. De timides flocons de neige tombaient. Et de la buée commençait à suinter sur les carreaux en verre, outre une ombre qui s’y étendait. Une personne se dessina à la fenêtre, mais les rideaux en dentelle ne laissait percevoir que sa silhouette. Quittant sa fille, elle hésita soudainement. L’allure du visiteur lui était familière. Et nostalgique.

Au bas de l’entrée, la femme posa la main sur la poignée. Elle attendit encore un peu. La silhouette ne bougeait pas. Elle patientait. Le cœur de la jeune femme battait. Son rythme s’accélérait progressivement. Un tourbillon d’émotion se déchaînait en elle. Et dans ce fatras, ses pensées se mélangeaient, s’emmêlaient, et ne se discernaient même plus. Comme brasser toutes les couleurs, donnant pour seul résultat un amas boueux. Elle ne chercha pas à distiller ses sentiments. Elle fixait les gravures dans le bois de la porte, tout simplement.

La femme ouvrit. L’homme leva doucement les yeux vers elle. Il portait encore son uniforme militaire. Sale et troué. Sa peau s’était noircit, et sa barbe recouvrait une bonne partie de son visage. Ses traits fins d’autrefois étaient creusé et fatigués. Il avait bien changé. Seule la couleur de ses yeux demeurait aussi sombre. Autrefois, des lueurs venaient éclaircir leur noirceur. Des éclats excitaient leur chaleur. Son image y miroitait inlassablement. A présent, ses prunelles étaient parfaitement impassibles.

            Prudemment, il la jaugea. Ne demandant pas d’entrer, ne repartant pas non plus. Il resta au pas de la porte, attendant son jugement. 

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