Chapitre 72

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     Avant d'accomplir un service militaire adapté aux privilégiés du Service de Santé des armées, je me suis renseigné auprès des copains qui connaissaient bien la situation pour l'avoir vécue eux-mêmes. Convoqué le premier octobre à Libourne pour être incorporé dans le contingent 74/10, ils m'avaient affirmé que je pouvais attendre quelques jours de plus car les incorporations se déroulaient sur une semaine. Ce que je fis bien entendu.


Ils m'ont dit également que les débuts ne seraient pas une partie de plaisir. En arrivant deuxième classe j'allais devoir bachoter pour obtenir, au terme de ce mois de classes, la moyenne au concours offrant le grade d'officier aspirant. Ainsi, j'aurais fière allure en arborant sur ma tenue un galon barré de deux traits et en me voyant salué par la formule consacrée, « mon lieutenant ». Une belle promotion en si peu de temps ! Et de plus, pendant toute la durée de mon service, je pourrais prendre mes repas au mess des officiers. Par contre, si j'avais le malheur d'échouer aux épreuves, je resterais deuxième classe et serais envoyé dans n'importe quel régiment où, avec un peu de chance, on m'utiliserait comme infirmier. En outre, ce concours permettait aux lauréats de choisir, en fonction de leur rang, une affectation convenable, en sachant que les derniers de la liste seraient envoyés en Allemagne. Ce que je voulais éviter à tout prix.


On imagine aisément dans quel état d'esprit de compétition j'allai m'immerger, au milieu de près de sept cents mâles apprentis médecins, pour la plupart non encore installés dans le monde du travail, peu enclins à copiner avec des psys, libérés de leur famille, de leur petite amie, et tout heureux de se vautrer dans l'immaturité libérée tels des collégiens facétieux. Mon sens de l'humour résisterait-il à pareille épreuve ?


Pour ce qui concernait mes préparatifs, j'avais mis un peu d'argent de côté afin de couvrir sans trop de mal cette année sans rémunération. Mes affaires encombrantes, je les laissai chez mes parents et je fis un adieu touchant à mes fiancées que je ne reverrai sans doute plus jamais.
Après un passage chez mon coiffeur pour la coupe réglementaire, la même que celle que l'on m'avait imposée durant toute mon enfance, j'installai ma valise contenant mes effets personnels dans le coffre de ma 204 et je pris la route pour Libourne. Il me fallut dix heures pour atteindre ma destination.


Finalement, mon humeur ne céda pas à l'angoisse, je peux même dire qu'elle était plutôt sereine. Je me trouvai de bonnes raisons pour assumer mon choix, parmi lesquelles ma curiosité à l'égard de nouveaux milieux sociaux à découvrir, l'armée n'en étant pas un des moindres. Elle entrait souvent dans les confidences de mon père, dans ses conversations avec ses amis et les hommes de la famille. Et je tenais, moi aussi, à payer ce crédit de citoyen envers l’État, tout en ne craignant pas de devoir reconsidérer mon anti-militarisme foncier. En fait, il a toujours été important pour moi de tenter de comprendre comment les institutions façonnent les individus.


J'arrivai à Libourne la veille de me présenter devant les autorités militaires. Outre le charme de la ville, il y avait ce fait intéressant qu'elle ne se trouvait qu'à quelques kilomètres de Saint-Emilion. Je louai une chambre d'hôtes à un jeune couple bien sympathique. L'homme, ingénieur dans le civil et sursitaire, accomplissait son service comme bidasse chargé de l'entretien et de la sécurité du centre d'instruction où j'allais être incorporé le lendemain. Sa compagne, plutôt jolie, accueillante et ouverte aux échanges verbaux, s'était mise en disponibilité de son emploi de secrétaire pour rester à ses côtés. La chambre était coquette, rustique et confortable. Elle possédait un lit, une armoire ancienne, une bureau et une cheminée opérationnelle que j'utilisais sous un temps assez frisquet sans modération et avec grand plaisir.


Le soir nous eûmes de longues discussions enrichissantes. Ces jeunes appartenaient tous les deux à la noblesse bordelaise la plus traditionnelle et la plus réactionnaire. Elle et lui, ou elle seule quand il était de garde la nuit à la caserne, me contaient par le détail les travers de cette caste imbue d'elle-même, rongée par la nostalgie du passé, attachée à des traditions ancestrales, qui organisait des fêtes et des rallyes pour arranger des mariages conventionnels au sein de leur foutue noblesse. Une caste dont ils avaient décidé de ne plus faire partie. Ils m'ont proposé de m'emmener à l'un de ces rallyes qu'ils accepteraient pour une fois de fréquenter, ce qui ne s'est pas réalisé car j'en savais assez et n'avais aucune envie de m'introduire dans ce milieu anachronique.

Leur compagnie fut pour moi un moment appréciable de convivialité et de tranquillité.

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