Cinquième morsure

7 minutes de lecture

 Les rayons du soleil berçaient la pièce dans un cocon de chaleur et venaient caresser sa peau d’albâtre. Groggy, le jeune homme luttait contre le sommeil lorsqu’un relent pestilentiel vint chatouiller ses narines. Son nez se retroussa en signe de dégoût, ses sourcils se froncèrent. Inquiet et perplexe, il attrapa les lunettes sur la table de chevet et les posa sur son nez. Dans un cri d’horreur, il se dégagea en trombe du lit. Sous la précipitation, ses pieds s’emmêlèrent avec les draps et il tomba sur les fesses.

 La vision sous ses yeux lui retourna l’estomac. Des éclaboussures écarlates maculaient les murs autrefois blancs. Vêtu de sous-vêtements bleus, le cadavre d’une femme baignait dans une effroyable mare de sang séché. L’abdomen en partie dévoré par les asticots exposait ses entrailles. L’avant-bras droit avait été arraché, de la chair pendait de l’épaule gauche atrocement déchiquetée et la tête, détachée du reste du corps, reposait à quelques centimètres d'où se trouvait auparavant celle du garçon.

 Le jeune homme ne put se retenir plus longtemps et gerba sur le parquet. Le relent du dégueulis se mêla très vite à l'odeur de la mort. Un hoquet prit d’assaut l’humain qui vomit une nouvelle fois. Son ventre se tordait, lourd comme du béton. Il se sentait nauséeux, son corps tremblait, des perles salées dévalaient ses joues.

 Désespéré, il tentait de se souvenir de la nuit dernière, mais le brouillard dans son esprit l’en empêchait. Il ne voyait désormais plus que du rouge, cette atroce couleur qui continuait de lui coller à la peau. Que s’était-il passé ? Où se trouvait-il ? Qui était cette femme ? Était-il responsable de ce massacre ?

 À cette idée, le garçon fut pris d’un violent vertige. Une douloureuse boule obstrua sa gorge. Ses poumons se contractèrent, son cœur tambourina dans sa poitrine, son souffle erratique et bruyant s’accéléra. La souffrance tiraillait chaque organe. Sa tête tournait, la sueur perlait sa peau. Il était brûlant pareil à des flammes.

 À travers ce capharnaüm, une voix douce et lointaine lui soufflait de se calmer.

 — Maman…

— Respire par le nez, mon grand, voilà, comme ça. Ensuite, bloque quelques secondes et expire doucement par la bouche, comme si tu voulais éloigner tous tes soucis. C’est bien, mon trésor, continu. Tu es très courageux.

Avec la plus grande bénignité, la main délicate de la femme caressait les cheveux de son fils, tandis qu’elle lui chuchotait des paroles rassurantes accompagnées par une berceuse. Dans ses bras protecteurs, elle le sentit se détendre peu à peu jusqu’à entendre un souffle régulier. Elle baissa le regard et sourit. Le garçon s’était endormi.

La mère essuya les joues rondelettes du bambin, déposa un léger baiser sur sa tempe, puis le coucha dans son lit, entouré de ses peluches d’animaux.

 Les pleurs s’étaient tus. Au fur et à mesure des secondes, le jeune homme retrouvait un semblant d’accalmie et était à nouveau maître de ses membres. Il effaça les traces de larmes lorsqu’il remarqua du sang sur ses mains. Terrorisé, il aperçut la porte ouverte de la salle de bain adjacente au lit et s’enferma à l’intérieur. Face au miroir, il écarquilla les yeux d’effroi. Du sang séché colorait son visage et ses habits.

 Ses jambes manquèrent de l’abandonner, mais il se retint in extremis au lavabo.

 — Bien dormi, Mon Roi ?

 Surpris, Chung-hee releva la tête et fit face au reflet de son vampire. La colère déforma ses traits.

 — Toi ! grogna-t-il. Qu’est-ce que tu as fait ?!

 — Moi ? Rien du tout, pourquoi ?

 — Ne te fous pas de moi ! Cette fille, elle… Elle est… puis tout ce sang…

 — Ah, oui ! Cette fille-là ! feignit-il de se rappeler.

 Le sourire du vampire s’élargit. Chung-hee, lui, sentait la haine bouillir dans ses veines.

 — Puisque Mon Roi ne me nourrit jamais, j’étais affamé et je me suis servi à ma guise, mais cette idiote n’arrêtait pas de se débattre et de hurler. Elle m’empêchait de manger en paix et tu sais à quel point j’ai horreur qu’on me dérange en plein repas. Elle allait finir par alerter les autres alors je l'ai faite taire. Et je dois dire que c’était très grisant.

 L'hôte pâlit.

 — Les… Les autres ? Comment ça les autres ? Combien de victimes as-tu fait ? Où sont-elles ? Qu’est-ce que tu leur as fait ?!

 — Mon Roi est un peu sur les nerfs, j’ai l’impression. Détends-toi, on commence à peine à s’amuser.

 — S’amuser ? Parce que tu crois que c’est amusant de massacrer des gens ? Tu n’étais pas obligée de tuer cette pauvre fille ! Tu pouvais te contenter de lui boire un peu de sang si tu avais faim, pas… ça !

 Le vampire haussa les épaules, indifférent à la colère de son hôte.

 — Et moi qui voulais t’aider à te débarrasser de ces deux nuisibles, voilà comment tu me remercies ; me tancer comme si j’étais un petit garçon. Quel ingrat !

 Chung-hee fronça les sourcils, plus inquiet encore.

 — De qui parles-tu ?

 — Aurais-tu déjà oublié la raison pour laquelle nous avons échangé nos places ?

 — Je n’aurais jamais accepté de te laisser mon corps, sale enflure, quelle qu’en soit la raison ! Tu as sûrement dû profiter d’un moment d’égarement de ma part pour…

 — Il est si facile d’effacer de notre mémoire ce qui nous arrange, n’est-ce pas, Chung-hee ? lui coupa-t-il la parole. Mais si tu n’es pas content, tu n’as qu’à te débrouiller tout seul, moi, je me casse. À la prochaine, Mon Roi, et d’ici là, évite de mourir.

 — Non, attends, dis-moi au moins où je suis… !

 Trop tard. Le vampire avait mis fin à la conversation. De rage, Chung-hee frappa dans le miroir qui s'éparpilla en morceaux sur le comptoir. Du sang coula de ses doigts et tacha le carrelage immaculé.

 — Merde !

 Le jeune homme passa la main blessée sous l’eau froide et l’enroula dans une serviette. Il s’activa ensuite à effacer le sang sur son visage. Dans ce silence de mort, Chung-hee sentit de nouvelles larmes lui monter aux yeux. Pourquoi avait-il hérité de cette ordure ? Pourquoi l’avait-il transformé, lui ?

 À la pensée du créateur, le garçon envoya son poing dans le lavabo qui se fracassa sur le sol. Tout ça, c'était de sa faute ! Il n'avait rien demander, encore moins devenir un monstre !

 Son sang pulsait, son cœur s’affolait et l’énergie de son pouvoir commençait à suinter à travers son corps. Quand il s’en rendit compte, Chung-hee s’empressa de reprendre le contrôle et sécha ses larmes. Pas le temps de s’apitoyer. Il devait d’abord sortir de ce pétrin.

 Au moment de sortir de la pièce, il tomba sur le cadavre d’un homme avachi contre le mur, la gorge tranchée où le liquide avait coulé telle une cascade incandescente.

 Pris de panique, Chung-hee se retint de vomir une nouvelle fois et dévala les escaliers à toute allure.

 Fuir, vite, loin.

 Sa course rythmait les battements de son cœur affolé. Arrivé au rez-de-chaussée, son sang se glaça, plus violemment que la première fois. Il faisait face à une véritable boucherie.

 Dans la grande pièce à vivre, des corps de femmes et d'hommes gisaient au milieu de bouteilles d’alcool, empilés comme des poubelles laissées à l’abandon depuis plusieurs semaines. Le parfum nauséabond de la mort s’imprégnait dans les murs défraîchis. Des membres esseulés étaient jetés au milieu de ce tas d’ordures. Les mouches volaient tout autour, les asticots grouillaient sur les carcasses, les restes putréfiés sortaient par leur nez et leur bouche et ce spectacle macabre se noyait sous ce liquide pourpre.

 Le jeune homme ne pouvait détourner les yeux sans tomber sur une vision pire que la précédente. Il eut l’impression que la pièce tanguait. Un nouveau vertige le bouscula.

 Fuir.

 Les jambes de Chung-hee suivirent le chemin de cadavres. Son esprit semblait avoir quitté son corps. Il ne prêtait plus attention où il posait les pieds qui marchaient parfois sur des doigts, tapaient dans des têtes ou des restes de corps. Au fur et à mesure que sa carcasse avançait, il se sentait de plus en plus englouti par la peur et le désespoir. Son regard fixait le vide, alors qu’il franchit la baie vitrée pour se retrouver devant un grand jardin verdoyant et fleuri.

 Tel un robot, le jeune homme sortit son téléphone et composa le seul numéro qu’il connaissait par cœur. Après de longues secondes, un léger grognement lui répondit :

 — Allo…

 — Séra ? murmura-t-il entre deux tremblements dans sa voix. C’est Chung-hee.

 Un sanglot lui échappa.

 — Aide-moi…

 — Où es-tu ?

 — J’en sais rien… Du sang… Ils sont tous…

 Cette fois, Chung-hee ne put retenir ses larmes.

 — Il est revenu, Séra. Il… Il ne me laissera jamais tranquille... J’ai besoin de toi, viens me chercher.

 — Reste en ligne, je vais te retrouver.

 De l’autre côté de l’appareil, la jeune femme fit taire son angoisse et s’activa derrière ses écrans. Il ne lui fallut qu’une poignée de minutes pour localiser le portable de son colocataire.

 — Alors tu te trouves actuellement à Philadelphie. Il me faut deux heures de route. Reste où tu es, j’arrive, d’accord ?

 Chung-hee hocha la tête, oubliant que Séra ne pouvait pas le voir.

 — Ne t'inquiète pas, mon petit Chaton, je serai là. Garde ton calme, respire, inspire. Tout va bien se passer, on va s’en sortir, O.K. ?

 Dans un souffle, il répondit par l’affirmative.

 — Reste au téléphone avec moi, s’il te plaît. Je ne veux pas me sentir seul.

 — Tu n’es pas seul, Chung-hee, plus jamais. Je suis là, je reste en ligne.

 Le garçon garda l’appareil contre son oreille et, dos au spectacle, se laissa glisser contre la fenêtre. Il entendit son amie claquer la porte de leur appartement, pendant qu’elle lui racontait son aventure avec sa dernière conquête. Il n’écoutait que d’une oreille distraite, mais la voix de son amie suffisait à le tranquilliser.

 Deux heures. Il devait tenir jusque-là.

Annotations

Vous aimez lire Anne O'Delly ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0