Red-Settlers - nouvelle

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"Chers Red-Settlers, ici votre hôte..." La voix chaude et grave sortait avec force des haut-parleurs. "Je vous prie d'observer à travers les hublots de tribord. Admirez cet objet qui est bien plus qu'un simple rocher ; il s'agit de Phobos."

"Avec Déimos, son frère, il surveille l'entrée dans le domaine martien ; montrez lui donc du respect."

Le groupe rassemblé dans le carré du vaisseau se tenait silencieux. Sous la lumière bleutée, activée pour stimuler le réveil des voyageurs tout juste sortis de leur hibernation, baignait la musique de Holst dont les sonorités des cuivres et les battements de timbales emplissaient l'espace.

Le satellite était parfaitement discernable à une distance de cent kilomètres. Sa forme irrégulière laissait apparaitre un environnement de failles, de cratères, de monticules. Son albédo élevé le rendait éblouissant en contraste avec le noir sidéral d'arrière-plan. Les reliefs multiples dessinaient comme le visage effrayant et torturé du propre fils du dieu de la guerre.

L'autre lune de Mars, Déimos, était invisible ; elle orbitait à l'opposé de leur position actuelle.

"Dans deux jours, chers Red-Settlers, nous serons arrivés à votre destination finale. Préparez-vous ensuite à entrer dans l'Histoire!" Le départ était à présent loin dans les esprits ; dix mois qu'ils cohabitaient en promiscuité dans ce vaisseau. L'ensemble des vingt-neuf équipiers, nombre premier choisi à dessein pour favoriser la dynamique du groupe, était composé de personnes de tous métiers et origines, jeunes et âgés, mais certainement ni spationautes, ni scientifiques.

Ils avaient juste en commun la caractéristique d'avoir été sélectionnés dans un casting extraordinaire qui avait attiré environ deux-cent-cinquante-mille personnes de tous pays. Il s'agissait bel et bien d'un reality show extravagant.

Un autre projet similaire avait bien été initié auparavant. Seulement, le groupe de médias Alpha Scorpii reprit l'idée dès son début et se lança dans une course effrénée pour envoyer des volontaires sur Mars avant 2024, date annoncée par son concurrent. L'enjeu était clair : lui damer le pion.

L'arrivée sur le sol rouge fût un moment de grande émotion, relayé par une dizaine de chaînes de télévision internationales. Ils se posèrent au bord de la fosse d'Ulysse, large dépression de 850 km. Chaque Red-Settler fut immortalisé par les caméras embarquées au moment où, vêtu de son scaphandre intégral couleur vermillon, il posait le pied dans la poussière ocre. Tous avaient en tête la phrase que Neil Armstrong avait dite en posant le pied sur la Lune quelques cinquante années plus tôt. Cependant, aucun n'osa la reprendre par modestie ou peut-être plutôt par superstition.

L'installation dans la base fut couverte en détail par les médias, l'ensemble de la station était déjà connu dans ses recoins extrêmes par tous les fans. Les vingt-neuf Red-Settlers, à présent rebaptisés tels des légionnaires, effaçant ainsi toute leur vie antérieure, étaient adulés comme des conquérants modernes. L'environnement immédiat de la base était retransmis par une webcam ; les terriens pouvaient admirer le coucher du soleil, qui comme sur la terre se répétait toutes les vingt-quatre heures et qui là-bas, projetait des ombres orangées et illuminait de rares nuages d'altitude couleur indigo.

Chaque jour comprenait une expérience scientifique à mener, une exploration en rover, des travaux en vue de préparer le projet phare de terraformation, objectif majeur et annoncé de l'opération. Le quotidien était aussi ritualisé d'interviews plus ou moins indiscrètes sur la vie courante et les états d'âme de chacun. Tout, pratiquement tout, était partagé et retransmis aux terriens avides de ces informations super exotiques.

Ce matin-là, trois membres de l'équipe, Cepheus, Cassiopea et Vela se préparèrent avec tout le soin et la rigueur qu'exigeait l'environnement martien. Lentement, il enfilèrent leurs scaphandres, ils s'appliquèrent mutuellement les règles de vérification contradictoires sur tous les équipements portés: le casque, l'unité d'oxygène, la radio.

L'objectif de la mission était d'aller rendre visite au rover Opportunity qui continuait seul depuis déjà vingt ans sa besogneuse mission d'étude en quête d'éléments nouveaux et de preuves d'eau dans le sol martien.

Leurs scaphandres en place, la tête dans un casque bardé de signaux qui affichait en temps réel les paramètres extérieurs et les instructions de mission, ils sortirent un à un par le sas du module de vie. Le spectacle était époustouflant : au loin culminait le mont Olympus, le plus grand volcan du système solaire. Son cône énorme montait en pente régulière vers le sommet en haut duquel on pouvait apercevoir des volutes de poussière brunes, soulevées par un vent violent.

Le ciel matinal était d'une couleur violacée ; les étoiles étaient encore visibles et laissaient deviner les contours des constellations, identiques à celles que l'on peut observer sur Terre.

Le sol était caillouteux et poussiéreux ; les rochers et les météorites posés çà et là formaient comme un jardin japonais ; ils n'étaient en fait que les seuls éléments qui pouvait donner un peu de variété dans le paysage proche. On sentait un vent qui soufflait en bourrasques violentes. Des tornades de poussière, nommées à propos Dust Devils, couraient sur la surface comme si elles cherchaient à happer ces nouveaux arrivants, damnés sur ce sol. Bien évidemment, protégés comme ils étaient, les aventuriers ne pouvaient pas sentir si l'air était chaud ou froid, dense ou non ; c'était en fait mieux comme cela : sans protection, ils ne pourraient survivre: en ce printemps ensoleillé, le thermomètre indiquait tout au plus les moins cinquante-cinq degrés.

Cepheus s'était perdu. L'expédition organisée le matin s'était en fait mal engagée. Le groupe des trois Red-Settlers avait dû quitter le rover surchargé d'équipements vidéo et l'accompagner à pied. Cepheus fermait la marche. Ils devaient faire cinq kilomètres à pied jusqu'au promontoire de roche basaltique en forme de glaive où une base de repos devait être établie. L'avancée était pénible, trébuchant dans les cailloux, luttant contre les bourrasques chargées de poussière. Or tout d'un coup, il se rendit compte qu'il avait perdu ses équipiers. Il était désormais seul dans un brouillard épais et orangé.

La liaison radio avec la base, perturbée depuis le début de l'expédition, ne permettait à présent plus aucune communication. Le soleil commençait à décliner, la lumière autour prenait des teintes cramoisies. Avec inquiétude, Cepheus ressentait le froid qui le gagnait : son scaphandre déclinait en énergie ! L'indicateur d'oxygène, affiché en vision haute sur son masque, lui prévoyait une fin des réserves d'ici une heure au plus. Impossible de s'en sortir, étouffer dans ce scaphandre sur cette planète si lointaine !

Le ciel s'obscurcissait. Le recoin dans lequel Cepheus s'était réfugié faisait une maigre protection contre les furieuses rafales qui résonnaient d'un son métallique au travers de son casque.

La nuit était tombée, la sensation de froid gagnait de plus en plus ; cependant Cepheus étouffait dans son scaphandre. Etourdi, poussé par le désespoir, il dégrafa le casque et l'ôta d'un geste, se disant qu'il valait mieux inhaler l'atmosphère toxique et ténue et de Mars que celle confinée de son équipement. Tel un apnéiste au bout de sa plongée, il bloquait sa respiration jusqu'au moment crucial où il ne tint plus et aspira ce qu'il pouvait.

..."Je respire"... "L'air est froid, mais pas si glacial"..."Il y a du vent mais j'entends d'autres sons plus familiers autour de moi, des bruissements, comme une présence"...

"Et, dans le ciel, que vois-je à présent ?"

Au-dessus de lui, un croissant bien familier occupait un demi-degré du ciel : il était évident à ses yeux, ce n'était ni Phobos, ni Démios. Auparavant, il ne l'avait jamais remarqué à travers la visière de son casque.

Au loin, à environ un kilomètre en direction opposée à la chaîne de montagnes, il identifia un filet de fumée reflétant la lumière lunaire. La tempête de sable ne semblait d'ailleurs même pas avoir eu lieu, l'air, certes froid, était parfaitement limpide.

"Quelle idée a donc pu avoir ce Stéphane ? s'exclamait, furibond, le Docteur Crimson. Pourquoi a-t-il ôté son casque comme ce que viennent de nous indiquer les capteurs de relevés permanents ? A cette heure, il aura certainement compris où il est réellement, peut-être même qu'il aura rencontré les tribus nomades de ce désert du Kyzylkoum ! Heureusement qu'ils ne pourront pas se comprendre et qu'il n'y a probablement pas de moyens de communication là-bas.

  • Je suis tout autant surpris que vous.", répondit Georg, le chef du projet Alpha Scorpii, en charge de toute l'organisation du show, sa bouche faisant une moue incrédule. On les avait suffisamment prévenus sur la danger de l'atmosphère de Mars. Il a agi par désespoir, c'est évident.
  • Bien, mais que faire à présent ? Les autres membres de l'équipe sont déjà en train de lancer des alertes. Vous les avez bien bloqués, leurs messages, Georg ? Les médias ne les reçoivent pas, vous en êtes certain, non ?
  • Effectivement, M. Crimson, nous avons coupé l'ensemble des communications. Nous avons fait savoir à la communauté de fans qu'il y avait actuellement des perturbations magnétiques empêchant tout échange avec Mars. Mais cela ne va pas pouvoir durer, il faut bien résoudre le problème.
  • Certes, pensait, soupirant, le docteur en planétologie."

Lui qui était parti d'un projet si noble de colonisation d'un autre monde, le Dr. Crimson s'était empêtré dans des arrangements avec les industries médiatiques afin d'obtenir des fonds suffisants. Cette expérience Red-Settlers, qui devait bien être un test sur Terre avant les travaux de fond sur l'expédition, s'était transformée en mascarade télévisuelle en compétition avec le projet Mars One qui n'avait pas encore atteint le même niveau de visibilité mondiale. Tout avait été camouflé et habilement détourné : le décollage, le voyage en hibernation. Autant les Red-Settlers que les téléspectateurs du monde entier avaient cru les simulations qu'Alpha Scorpii avait diffusées.

"Il faut que Cepheus réintègre l'équipe ! Mais dans ce cas, qu'il fasse profil bas, qu'il ne dévoile pas ce qu'il a découvert, avança Georg.

  • Georg, vous êtes un peu naïf ! Pensez-vous vraiment qu'il va admettre la supercherie et qu'il va porter ce secret durant tout le reste de l'expérience ? Je vous rappelle qu'elle est prévue durer au moins deux ans, le temps entre deux oppositions de Mars. Je crains fort qu'un jour, il se trahisse. Imaginez qu'il décide un jour de retirer ne serait-ce que partiellement, ses vêtements pour la simple raison qu'il fasse trop chaud ? Je vois d'ici la surprise des téléspectateurs ! Je ne vous parle pas de nos affaires…
  • Normalement, les équipements étaient prévus pour parfaitement isoler les personnes, et même plus : leur donner toutes les sensations attendues par l'expérience comme l'aisance des mouvements due à la faible pesanteur, l'impression du froid extérieur, la couleur du ciel. On avait avec nous la durée du jour et la taille du soleil qui sont pratiquement comme sur terre. Il n'y avait qu'à équiper les masques d'une interface de réalité augmentée pour cacher les objets typiquement terrestres tels que la Lune et en afficher d'autres comme les satellites de Mars, les Dust Devils et la masse de Mons Olympus au loin. On avait même fabriqué une réplique exacte d'Opportunity, qui les attendait dans ce qui devait être le cap Byron.
  • Oui, tout était prévu, reprit le Dr. Crimson, mais la technologie nous a joué un tour, ou alors, ce Stéphane a paniqué en croyant qu'il était à court de sa réserve d'air. Ce paramètre nous a échappé.
  • Il faut alors mettre en œuvre sa disparition, …effective, avança Georg, de l'hésitation dans sa formulation. "

La tempête s'était calmée.

Stéphane, toujours coiffé de son casque, la visière ouverte car son couvre-chef ne lui servait à présent plus qu'à se protéger du froid, avançait sur le sable caillouteux en direction de ce qui lui semblait être un feu de camp.

Le chemin lui paraissait interminable, chargé de ce scaphandre inutilement renforcé pour supporter la pseudo-pression martienne. Stéphane titubait, mais restait focalisé vers cette preuve de vie, si exotique en ces lieux terrestres.

Titubant de fatigue, il fût récupéré par les bergers nomades. Monté à présent sur un chameau, il était conduit vers un campement de yourtes.

Seul un bourdonnement troublait à présent le glissement régulier que faisaient sur le sable les pieds de ces grands et paisibles animaux.

Le drone de la production Alpha-Scorpii retransmettait en direct la scène.

Le monde entier réalisait maintenant.

"Désert terrestre, désert vivant..."

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