Deux semaines avant la soirée chez Linda Parks.

  Assise sur une caisse dans les coulisses, j'attendais patiemment qu'on m'appelle. Un assistant finit par me faire signe. Je descendis de mon perchoir et le suivis jusqu'à l'entrée du plateau.

  –Et c'est pourquoi, en exclusivité ce soir, j'ai l'honneur d’accueillir la seule, l'unique, Anastasia Baskerville !

  Un tonnerre d'applaudissement retentit couvrant pratiquement le morceau joué en direct par le groupe de musique. Je quittai les backstages et montai sur le plateau du Very Late Night Show, un grand sourire aux lèvres. Des cris hystériques s'élevèrent.

  La salle était bondée, c’était le cas de le dire. Il n’y avait plus une place de libre, et certains spectateurs étaient même assis sur les marches. Pas sûre que tout ça soit conforme aux normes de sécurité… Enfin. Je saluai mon public puis allai m'asseoir sur le canapé, à côté de Xavier Cardon.

  Les chauffeurs de salle eurent du mal à calmer l’ardeur du public, ce qui nous fit bien rire.

  –Eh bien, pour de l'accueil, c'est de l'accueil, fit Cardon. (Il se tourna vers moi). Quel plaisir de vous recevoir, Miss Baskerville.

  –Mais tout le plaisir est pour moi, assurai-je en toute sincérité.

  C'était la première fois que je venais ici alors que j'adorai regarder le Very Late Night Show. Cardon essayait toujours de renouveler ses interviews pour ne pas les rendre barbants. Je me demandais bien ce qu’il m'avait réservé. J'étais comme une gamine devant le sapin, attendant le feu vert de ses parents pour ouvrir mes cadeaux.

  –Tu sais que ça fait bien longtemps qu’on n’avait pas eu autant de public ? Me fit-il remarquer. Les places sont parties en quelques secondes.

  Bien sûr que j'en avais entendu parler, mon attaché-presse avait été aux anges, littéralement. Si si ! Avec des étoiles plein les yeux et tout !

  –Et comme j'ai entendu dire que tu étais proche de ton public et qu'ils ont fait le déplacement spécialement pour toi. Je me suis dit que nous allions leur laisser l’honneur de poser les questions. Qu'est-ce que tu en penses ?

  –Oui, bien sûr !

  Je reportai mon attention sur le public. Mais au même moment, le groupe entama une musique ressemblant beaucoup à un remix de générique de jeu télévisé et un décor caché derrière les rideaux encore une seconde plus tôt se dévoila. « Mais qui est vraiment Anastasia Baskerville ?! » était inscrit en grosses lettres lumineuses. Des assistants arrivèrent également sur le plateau, poussant une imposante roue de la fortune très colorée. Mais qu'est-ce que c'était que ce bazar ? Intriguée, je lus les catégories : Famille et passé, Situation actuelle, Compétences, Relations, Personnalité, Croyances, Goûts personnels et la dernière, Anastasia.

  Alors là, Cardon avait définitivement piqué ma curiosité. Je me tournai vers lui et l'interrogeai du regard. Il haussa des épaules avec désinvolture.

  –Tu ne croyais quand même pas qu'on allait faire passer le micro, ça allait finir en émeute ! Et puis, j'ai aussi envie de te poser des questions. Moi aussi je suis fan et c’est mon émission ! Donc c’est moi qui décide ! (Fou rire général, Cardon eut du mal à reprendre.) Alors, avant l'émission nous avons distribué une feuille aux membres du public où ils pouvaient inscrire leurs questions. Et maintenant qu'elles ont été rassemblées et triées... (Il présenta la roue d'un grand geste), nous pouvons jouer au grand jeu Mais qui est vraiment Anastasia Baskerville ?!

Je vois.

  J'aimai beaucoup l'idée, vraiment. De une, parce que j'étais joueuse, et de deux, parce que c'était beaucoup plus amusant que de seulement faire passer le micro dans le public. Cardon ne m'avait pas déçue, loin de là !

  –Quand est-ce qu'on commence ? Demandai-je avec arrogance.

  –Carlita, Honey ! Appela Cardon.

  Une femme au physique que je n'aurai jamais, jambes interminables, formes généreuses – surtout au niveau de la poitrine – et moulée dans une robe rouge qui ne cachait pas grand-chose, alla se placer à côté de la roue et sous les applaudissements du public, la fit tourner. Je ne quittai pas des yeux le gros curseur jusqu'à ce qu'il s'arrête sur la catégorie vert forêt : Anastasia.

  –On ne pouvait rêver mieux pour commencer ! S'enthousiasma Cardon, des petites fiches en mains. Alors, commençons par le commencement. As-tu un pseudo et que signifie-t-il ?

  –Eh bien, je n'ai pas vraiment de pseudo, mais mes proches m'appellent Ana. Sinon ma meilleure amie me surnomme aussi La Garce, à cause de mes coups bas. Mais c'est la seule qui y ait autorisé.

  Rire dans le public.

  –Très bien. (Cardon jeta un œil sur sa fiche et fronça les sourcils). Non, je ne peux pas poser cette question, pas à une jeune fille ! Qui a écrit ça ?

  –Mais si, allez-y !

  Vu son ton mi-amusé mi-offusqué, ça ne devait pas être si terrible.

  –Très bien, tu l’auras voulu. Quelle est ta taille et ton poids ?

  –Avec ou sans talons ? Plaisantai-je. (Il y eut une nouveau fou rire dans le public). Bon, je fais... un petit mètre soixante-et-un pour quarante-cinq kilos.

  Pour le coup j'étais plus gênée par ma taille que par mon poids. Complètement idiot je sais, mais j'aurai aimé être plus grande.

  –Un régime particulier pour garder cette ligne ?

  –Non.

  Il baissa les yeux vers son ventre plutôt rebondi.

  –Il y en a qui ont de la chance, soupira-t-il. Enfin. (Il secoua sa tête avec théâtralité). Où en étions-nous ? Ah oui, de quelle origine ethnique es-tu ?

  –Américaine avec mon père et russe avec ma mère. Mais malheureusement pour ma peau, les gênes russes ont pris le dessus, impossible de sortir sans prendre un coup de soleil !

  –Chacun ses problèmes ! Plaisanta-t-il avant de continuer. Ah voilà une question intéressante. Est-ce que tu portes des lentilles de couleur ? Tout le monde meurt d'envie d'en savoir plus sur ses magnifiques yeux vert émeraude.

  Un sourire mutin se dessina sur mes lèvres alors que je secouai la tête. Mes yeux, c'était ma fierté, mes bébés, ma marque de fabrique.

  –Non, déclarai-je. Des lunettes oui. (Je donnai une pichenette dans la branche). Mais pas de lentille. C'est ma vraie couleur. Pareil pour ça.

  Je donnai un petit coup dans mes longs cheveux blonds dorés, les faisant voler.

  –La vie est vraiment injuste, soupira à nouveau Cardon. Mais montrons ce trésor national à nos spectateurs !

  Dans le retour de la caméra, je la vis faire un gros – très gros – plan sur mon visage. Je restai sérieuse deux secondes avant de grimacer. C'était plus fort que moi. Ça déclencha de nouveaux rires.

  –Revenons à nos questions, es-tu en bonne santé ?

  –En ce moment oui.

  Bon, j'avais encore et toujours mon souci oculaire qui pouvait me donner d'horribles migraines. Mais tant que j'avais mes lunettes sur le nez, je me portais comme un charme.

  –Et les fans voudraient savoir, as-tu des marques de naissances, des tatouages ?

  –Non, rien du tout.

  Ma mère me tuerait si je me faisais tatouer.

  –Et des cicatrices ? Depuis que tu fais tes propres cascades, tu as eu quelques accidents.

  À ce mot, les cicatrices de mon dos se mirent à brûler et mon cœur fut comme compressé dans un étau. Mais je ne perdis pas mon sourire. Ça faisait des années que je cachais ces horribles marques. Ce n'était pas aujourd'hui, sur un plateau télévisé, que j'allais craquer. Je gardai la tête haute, me baissant simplement pour attirer l’attention sur la ligne blanche sur ma peau, au-dessus de ma cheville.

  –Alors j’ai en ai une ici, déclarai-je. Une autre sur mon crâne mais ma tignasse la cache et une dernière sur la hanche, mais je ne vais pas vous la montrer.

  Petit bruit de déception de la part de la gent masculine. Désolée les gars, mais c'est mort ! Cardon se racla la gorge et passa rapidement à la suite.

  –Dis-moi, quel est ton style vestimentaire ?

  –Je n'en ai pas vraiment, mais j'aime être à l'aise. Donc je dirais plutôt décontractée, sans bijou ni maquillage. En soirée par contre, c'est une autre histoire.

  –Et quelle expression accompagne le plus souvent tes tenues ?

  –L'espièglerie ? Supposai-je.

  Sur ce, des photos de moi s'affichèrent à l'écran. Sur chacune d'entre elle, j'avais l'air prête à faire la bêtise du siècle. Un bruit de victoire retentit.

  –Et c'était la bonne réponse ! S'exclama Cardon. Et maintenant, la dernière question avant de faire de nouveau tourner la roue. Peux-tu nous dire si tu as des tics ou si tu utilises régulièrement une expression ?

  –Je n'ai pas d'expression fétiche, mais je me mords souvent la lèvre quand je suis nerveuse ou que je me creuse la tête.

  Je le montrai aux caméras et un sifflement s'éleva dans le public. Je haussai un sourcil provocateur qui me valut d'autre sifflement. Qu'est-ce qu'il ne fallait pas pour mettre certains garçons dans tous leurs états.... Enfin.

  Carlita tourna à nouveau la roue. Elle s'arrêta sur Famille et passé.

  –Bon, même si on connaît déjà un peu tous les membres, peux-tu nous parler de ta famille ?

  –Alors il y a mon père, Nick, PDG et fondateur de Baskerville Industries. Comme son travail est très prenant il n'est pas souvent à la maison, mais maintenant que je suis grande, ça me dérange moins. Ensuite, il y a ma mère, Ekaterina, fondatrice et PDG de Romanovitch Industries. Puis Ashley, ma demi-sœur, que j'adore. Elle a toujours été là pour moi, un vrai appui. Et puis il y avait Ilya.

  Mon regard devint mélancolique en pensant à lui et Cardon fut gêné par l'évocation de mon frère, ne sachant pas s'il pouvait poser ou non la question suivante. Je l'invitai à poursuivre. Je n'étais plus à ça près. Il s'éclaircit la voix.

  –Comment décrirais-tu ton enfance et quel est l'événement qui t'a le plus marqué jusqu'ici dans ta vie ?

  Marqué physiquement ? Les coups cruels à l'origine des cicatrices dans mon dos, incontestablement. Mais...

  –Comme beaucoup le savent déjà. Mon enfance n'a pas vraiment été rose. J'ai perdu mon frère jumeau à tout juste dix ans. C'est ce qui m'a le plus marqué, ça a laissé une cicatrice au fond de moi qui ne partira jamais. Mais j'ai remonté la pente, pour lui.

  Pas de la meilleure façon, je le reconnais. Mais ce qui était fait était fait.

  –Merci pour cette franchise, j'ai conscience que cette question était difficile.

  –Je ne suis pas la plus à plaindre.

  Il y avait beau avoir plusieurs parts de ma vie que j'aurai préféré ne jamais avoir vécu, grâce au reste, je ne l'échangerai pour rien au monde.

  Cardon se tourna vers Carlita qui s'empressa de tourner roue une nouvelle fois.

  –Situation actuelle, lut-il. Alors voyons voir. (Il feuilleta ses fiches). La voilà. Où vis-tu et que fais-tu dans la vie ?

  –J'habite toujours chez mes parents et je jongle actuellement entre le lycée et le tournage de Manor.

  Des cris enthousiastes s'élevèrent.

  –Et quel est ton but dans la vie ? Tes objectifs ?

  –Décrocher mon diplôme, il serait temps. (Fou rire). Et sinon, faire la promotion d'Eternelle...

  –Certains parlent déjà d'un Oscar.

  Je balayai sa remarque d'un mouvement de main.

  –Je n'en suis pas encore là, loin de là.

  –Dernière question, un peu spéciale, précisa-t-il. Appartiens-tu à un groupe ou à une organisation particulière ?

  Quoi ? Mais qui avait posé cette question ? J'aurai pu la faire !

  Je pris mon air le plus sérieux au monde.

  –Vous m'avez démasquée, je suis le bras droit du roi de la confrérie de la Nuit.

  Le public rigolait encore quand la roue s'arrêta sur la catégorie rose : Compétences.

  –Alors, seulement deux questions cette fois. Possèdes-tu des capacités ou des compétences particulières ? Quel est ta spécialité ?

  –Grimacer. Sans aucun doute. Ou jouer avec mes sourcils.

  Je leur fis exécuter une petite danse, au grand plaisir de Cardon et du public.

  –Ça, c'est ce que j'appelle du talent !

  Je rigolai.

  –Et as-tu des problèmes ou des difficultés dans certains domaines ?

  –La chimie organique. Je ne comprends absolument rien. Et restée attentive en cours. Désolée, ajoutai-je à l'intention de mes professeurs, au cas où ils seraient derrière leurs écrans.

  Prochaine catégorie : Personnalité. Voilà qui promettait d'être intéressant.

  –Es-tu plutôt optimiste ? Attaqua Cardon.

  –Oui, et parfois réaliste.

  –Tu aimes prendre des risques ?

  –Je ne ferais pas mes propres cascades si ça n'était pas le cas, confirmai-je avec suffisance.

  Cardon concéda d'un petit mouvement de tête.

  –Et es-tu du genre à rester sérieuse ?

  –Je crois que la question ne se pose même pas, rigolai-je. Mes pauvres collègues ne savent plus où donner de la tête avec moi.

  –As-tu des phobies ?

  –Oui. Le vertige. Le saut en parachute ou à l'élastique, très peu pour moi !

  Il faut être fou pour se jeter dans le vide !

  –Suis-tu un code de conduite ? Continua-t-il.

  Je secouai la tête.

  –Absolument pas.

  –Du genre à faire des promesses ?

  –Non plus, car je ne veux pas décevoir les autres.

  Par contre, quand j'en faisais une, je mettais tout en œuvre pour la tenir !

  –Et deux dernières questions indiscrètes pour clôturer cette catégorie. As-tu des vices ?

  J'eus un rire mauvais qui se répercuta dans le public.

  –Trop, beaucoup trop, avouai-je. Question suivante ?

  –As-tu de lourds secrets ?

  Alors ça c'était un doux euphémisme ! Je me penchai vers le présentateur et posai une main sur son épaule.

  –Mon cher Cardon. Je suis une femme, déclarai-je gravement. Alors évidemment que j'ai des secrets.

  La catégorie suivante fut les croyances et elle ne comportait que deux questions, plutôt basiques :

  –Es-tu croyante ?

  –Pas vraiment. Mais je ne rejette pas non plus l'idée qu'il y ait quelque chose de plus grand que nous. Par contre je crois aux fantômes.

  –Ah oui ? S'étonna Cardon. Et es-tu superstitieuse ?

  –Alors là, pas du tout ! Je peux passer sous une échelle en regardant passer un chat noir tout en cassant mon miroir, ça ne me pose aucun problème !

  Maintenant qu'il ne restait plus que deux catégories, c'était plus difficile de tomber dessus. Après plusieurs essais infructueux, Cardon remplaça Carlita. Il tomba sur la catégorie bleue.

  –Goûts personnels ! Déclara-t-il en cherchant la bonne fiche. Quels sont tes hobbies ?

  –Quand j'ai du temps pour moi, je suis derrière un écran à regarder des séries ou des films, principalement du fantastique. Et j'aime aussi me promener la nuit.

  Surtout dans les villes peu peuplées, quand tout le monde est endormi. C'est vraiment très plaisant.

  –Et quel est ta nourriture et boisson préférée ?

  –Coca et crêpe.

  –Et elle est capable de garder une ligne comme ça, déplora-t-il. (Il secoua la tête).... Et sinon, comment gères-tu le stress ?

  –Je ne stresse qu'au moment venu, jamais avant. Et dans ce cas, je fais comme si tout allait bien ou je pense à autre chose.

  Ce qui n'était parfois pas le meilleur plan.

  –Enfin quelque chose qu'elle fait comme tout le monde. Ce n'était pas trop tôt.

  Le public rigola.

  Il ne restait plus qu'une catégorie maintenant. La rouge. Carlita et Cardon se succédèrent pour l'avoir mais sans succès. Le public clama mon nom pour que j'essaye à mon tour. Je ne me fis pas prier et m'empressai d’aller tourner la roue. Ça me démangeait depuis qu'elle était apparue sur le plateau. Le curseur s'arrêta sur le rouge après ma troisième tentative.

  –Relation, déclarai-je en me tournant vers Cardon.

  –Et vu le temps que nous venons de perdre avec cette fichue roue, je ne te poserai qu'une seule question. Celle qui travaille toutes les personnes assises dans cette audience et le reste d’entre nous. Es-tu en couple ?

  Je m'en doutai. Ce n'était pas la première fois qu'on me le demandait. Alors ce n'était pas la première fois que je mentais aussi ouvertement.

  –Non, absolument pas, assurai-je sans scrupule.

  –Et bien messieurs, c'est incroyable mais elle est encore libre. Tout espoir n'est pas perdu !

  Malheureusement pour eux, si. J'étais bien en couple, c'est juste que personne n'était au courant et ça allait le rester.

  –C'est là-dessus que nous clôturons le grand jeu de Mais qui est vraiment Anastasia Baskerville ?! Merci à elle et à vous d'avoir été avec nous ce soir ! À la semaine prochaine pour un nouvel épisode du Very Late Night Show, c'était Xavier Cardon !

  Il lança ses fiches en l'air et en même temps des canons nous bombardèrent de confettis alors que le groupe se lança dans un morceau entraînant.

  Et la soirée n'était pas terminée.

  Je secouai la tête pour me débarrasser du surplus de confettis puis prit le stylo qu'on me tendait et, sous l’œil aguerri de la sécurité, je commençai à signer des autographes et à prendre des photos avec mes fans.