18.    Trahisons et Manigances

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Il est fou de voir comment une personne peut transformer le cours d’une vie. Angelina, la jeune fille qu’Armand avait secourue il y a quelques jours, s’avéra être aussi têtue que naïve. Elle apporta un souffle nouveau à la morne existence de l’albinos. S’étant liée d’amitié avec Alexis, un vieux vampire des Havres Gris, elle adorait trainer dans le quartier ; il la croisait donc chaque fois qu’il travaillait. Sa volonté de traiter les déviants comme des humains à part entière amusait le jeune homme. Ils partaient régulièrement dans de longues conversations qui ne semblaient pas déplaire à l’albinos. Certes, ils ne trouvaient jamais un terrain d’entente, mais ils passaient énormément de temps ensemble.

Armand reprit ses rondes aux Havres Gris avec le zèle qui le caractérisait auparavant. Klaus fut ravi de ce brutal retour à la normale. Il lui avoua son inquiétude lorsqu’il avait vu le jeune homme s’engouffrer dans une spirale destructrice de vengeance et se félicitait que la demoiselle l’ait tiré de ce mauvais pas. S’il avait su ce qui se tramait réellement dans l’esprit de l’albinos ! Prenant soin de ne confirmer ni infirmer aucune suspicion qui teintait, à présent, les remarques de son patron, Armand usait de sa ruse pour paraître pour la première fois dans sa vie, normal ; comme tous les autres types de son âge qui s’amourachent du premier brin de fille qui passe. En réalité, la jeune femme était devenue un pion dans son esprit. Une simple pièce de puzzle qui lui permettrait d’assouvir sa vengeance.

***

  • Quand lui proposeras-tu de t’épouser ?

La question impromptue de Klaus manqua de le faire tomber de sa chaise. Armand dut se cramponner au comptoir pour retrouver ses appuis. Il leur arrivait souvent de boire une chopine ou deux à la taverne du coin avant de commencer leur ronde nocturne, mais jamais le vieux chasseur n’avait brisé le silence de façon si soudaine. L’albinos, pris de court, bredouilla une réponse inintelligible qui aurait fait rire son chef en temps ordinaire. L’atmosphère ce soir-là était bien plus crispée qu’à l’ordinaire. Dès leur arrivée, Klaus s’était plongé dans la contemplation de sa cervoise et les seuls mots qu’ils échangèrent furent cette étrange question. L’homme, d’un naturel toujours jovial, poussa un soupir inquiétant puis déclara :

  • Il faut qu’on parle.

Sa phrase fut aussi alarmante que sa précédente parole et Armand le suivit docilement dans un box à l’écart. Il attendit un long moment, laissant à son supérieur le soin de bien choisir ses mots.

  • J’ai besoin que tu m’aides, Armand. Je…

Klaus lui tournait délibérément le dos, ce qu’il avait à dire devait être important pour qu’il n’ait pas le courage de croiser le regard de son protégé. Après une longue inspiration, il déclara :

  • Léon est commanditaire d’un trafic de sang. Il s’approvisionne auprès des médecins locaux, les débarrassant du produit de leurs saignées contre une somme non négligeable. Il revend tout ça aux déviants des Havres Gris. J’aimerai qu’il soit arrêté.

Armand trouva cet aveu mystérieux. Tout le monde était au courant de ce qui se tramait entre les Havres Gris et les soigneurs. Ce réseau ne faisait de mal à personne, il permettait de faire fructifier financièrement quelque chose qui aurait été de toute façon jeté. De plus, Léon était un grand ami de Klaus, l’albinos s’était toujours figuré que leur amitié servait de protection au vampire. Armand énonça tout haut ce qui était évident pour les deux hommes :

  • Si je démantèle ce marché clandestin, Léon va être condamné à mort.

Klaus se retourna brusquement, son visage exprimait un profond chagrin.

  • Je sais, souffla-t-il. Je te demande ça comme un service.

Armand se mit à imaginer ce qui avait poussé son employeur à élaborer un plan aussi radical. Une seule hypothèse lui vient à l’esprit :

  • L’Ordre vous a ordonné de mettre fin à ce réseau ?

L’homme fit non de la tête puis consentit à avouer ce qui le taraudait depuis quelques heures :

  • Le Haut Conseil a décidé de purger les Havres Gris. Dans quelques semaines, on nous fournira une troupe de Croisés. Le quartier sera purement et simplement rayé de la carte. J’ai trop de respect pour lui. Il serait indigne de lui faire endurer ce carnage.

La nouvelle s’abattit sur l’albinos comme un coup de massue. Qu’allait-il devenir ? Klaus profiterait de ce moment pour vivre de sa rente auprès de sa famille, mais lui ? Son avenir venait en une seconde de s’obscurcir. N’avait-il donc sa place nulle part ? Au milieu de ce maelström de craintes et de doutes, son obsession reprit le dessus. Il devait cesser de peaufiner son plan et passer à l’acte, rapidement. Le temps pressait. Il se fit donc une promesse : avant la nuit prochaine, il reviendrait sur les terres de l’Ordre en héros, rapportant cet ennemi que personne n’osait chasser… ou il tomberait dans sa stupide tentative.

***

Son plan avait de nombreuses failles et incertitudes, mais Armand devait faire fi de son esprit pointilleux et de son perfectionnisme. La pitié fut également un sentiment qu’il rangea au fond de son cœur étouffé par une couche de détermination. Klaus voulait rendre service à son ami en le préservant de la future purge, Armand n’était que son exécutant. C’est en se focalisant sur ce point qu’il étouffa la honte que cette trahison lui faisait éprouver. Se dissimulant sous un air impassible et froid, il investit la demeure de Léon. Il lui fut aisé de dénicher les preuves permettant son arrestation. Le vampire ne comprit pas ce qui lui arrivait. En moins d’une heure, sa vie bascula. Il fut condamné à mort en exécution publique et soumis à cette sentence le lendemain même. Armand avait pour habitude de fuir ces moments comme la peste, il détestait voir le bas peuple s’amasser devant les échafauds avec une morbide fascination. Ils étaient prêts à se bousculer et même à se battre afin d’être certains de ne perdre aucune miette de cet horrible spectacle. L’albinos savait qu’Angelina serait intriguée par cette soudaine cohue, mais n’aurait pas l’impudence de jouer des coudes pour voir le visage du condamné. Il ne lui restait qu’à retenir Alexis, le vampire avec lequel elle s’était liée d’amitié, juste quelques minutes pour que la rouquine aille s’imaginer que c’était lui le supplicié. Le plan était simpliste, bourré de failles et d’incertitudes. Il n’avait pas la moindre chance de fonctionner, mais on aurait dit que pour une fois les dieux étaient du côté d’Armand. Ce coup de pouce du destin permit à l’albinos de surprendre le couple au moment où Angelina, soulagée de voir son ami vivant, se jeta frénétiquement à son cou. Il n’eut besoin que d’apparaître, embrassant pleinement l’aura du Chasseur. Restant froid, imperturbable et impartial, il exila Alexis, le condamnant à ne plus quitter les Havres Gris. De toute façon, cette sentence toucherait la totalité des déviants dans un jour ou deux, il ne faisait qu’accélérer l’inévitable. La punition d’Angelina serait plus cruelle : elle serait l’appât parfait pour sa chasse.

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