8.    Incident aux Havres Gris

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Les mois passèrent et la date de l’Intronisation était imminente. Armand s’était jeté corps et âme dans ses études. À présent loin derrière lui, il gardait de sa blessure un souvenir ému. Cet incident malheureux avait une conséquence non négligeable, plus agile, main droite ou main gauche, épée ou fusil, à force d'entraînement et de blessures, il devint ambidextre. Qualité essentielle au combat qu'il développait grâce aux nombreux conseils que ses professeurs lui offraient. Un professeur lui avait même montré une méthode pour recharger son arme. La faire virevolter. D’abord impressionné par cet exploit, il s’était entrainé des nuits durant afin de reproduire ce geste et de le maîtriser. Armand ne dormait plus, du moins, pas plus d’une à deux heures d’affilée. Son corps et son esprit s'étaient transformés, pensées négatives et perversion ramenés au second plan. Armand parvint à chasser son naturel pour se métamorphoser en traqueur né. Une évidence permettait de calmer ses ardeurs, Frantz ne nourrissait pas les mêmes sentiments que lui. Pire, son ami était normal alors que lui non. Il enfermait son fantasme au plus profond de son coeur, comme mis sous camisole, pour l'empêcher de s'échapper et de tout ruiner en s'éloignant peu à peu de son colocataire. Il lui arrivait encore d’y songer, mais à chaque fois, il refoulait ses pulsions en se disant que c’était mieux ainsi, il éviterait de le blesser ou pire, de le dégoûter. Ils continuaient, cependant, à manger à la même table, mais c’était devenu le dernier moment d’échange entre les deux hommes.

  • Armand, héla Frantz en levant la tête de son assiette. L’Intronisation a lieu demain, je pensai descendre au pub afin de chasser un peu la pression. Ça te dit de m’accompagner ?

L’albinos s’extirpa à peine du livre. Tout en ingurgitant son dîner pour répondre froidement :

  • Je veux finir ce traité ce soir, vas-y sans moi.

Il capta malgré lui une pointe de regret dans la voix de son ami qui lui vrilla le cœur. C’était quand même l’ultime soirée qu’ils passaient ensemble. Dès demain, chacun continuerait sa route de chasseur. Armand quitterait les terres de l’Ordre pour parachever sa formation sous l’égide d’un mentor et Frantz… son avenir ainsi que celui de toutes les recrues présentes dans cette salle, était incertain. Dans quelques heures, tous ces adolescents apprendraient la suite de leur histoire : s’ils avaient de la chance, ils seraient promus Novice. S’ils avaient du potentiel, mais qu’il restait des choses à développer, ils continueraient leur apprentissage ici. Dans le troisième cas, c’était la fin de l’aventure. L’Ordre ne s’encombrait pas d’éléments faibles, ils n’hésitaient pas à les renvoyer s’ils ne faisaient pas l’affaire. Son ami avait déjà vécu une Intronisation, mais n’avait malheureusement pas été promu. C’était donc quitte ou double pour lui : soit un chasseur acceptait de le former, soit il rentrait chez lui. Il était, de ce fait, normal que son colocataire appréhende cette journée. Armand s’en voulut de l’avoir repoussé. Après tout, son unique sortie avec son camarade n’avait pas été si horrible que ça. Et puis, il avait une occasion de concrétiser le fantasme qui avait nourri ses nuits quelques jours après cet événement : rejoindre Frantz pour une orgie durant laquelle tous les vices seraient permis. Un frisson de désir lui parcourut l’échine et il ne parvint pas, cette fois, à faire taire cette voix dans sa tête. Il ferma son livre d’un geste brusque et déclara :

  • Je t’accompagne. Tu as l’air d’en avoir besoin.

Armand sentit le feu de la passion ravager son âme lorsque le sourire de Frantz s’afficha. Ça serait ce soir… ou ça ne serait jamais. Les deux hommes s’apprêtaient à quitter leur table quand un officier entra dans le réfectoire. Un silence de plomb s’abattit sur les lieux et ce dernier annonça froidement :

  • Sont préposés à la surveillance des Havres Gris cette nuit…

Il se mit alors à égrainer le nom des victimes qui verraient leur ultime soirée avant l’Intronisation, gâchée par cette tâche. Le cœur d’Armand manqua un battement lorsque son prénom fut prononcé. Un odieux mélange d’amertume et de frustration l’envahit. Il fut décuplé par le sourire de Frantz qui fondit comme neige au soleil. Ça ne serait jamais… Après tout, c’était peut-être mieux ainsi.

  • Amuse-toi bien, souffla l’albinos à l’attention de son ami.

Puis il rejoignit l’officier, comme tous les autres désignés d’office.

***

En temps ordinaire, Armand adorait être nommé pour assurer la garde dans les Havres Gris, mais cette nuit-là, pour la première fois de sa vie, son cœur n’y était clairement pas. Chaque soir, on choisissait quelques novices qui rejoignaient Klaus dans ce quartier afin d’en maintenir la sécurité et éviter toute évasion ou déviance. Chaque habitant devait rester cloitré chez lui dès le couvre-feu et l’Ordre était intransigeant sur ce point. Les élèves pouvaient tirer à vue s’il identifiaient un resquilleur. C’était la loi, et il fallait la faire respecter. Armand patrouillait silencieusement dans les ruelles sombres qui serpentaient entre les maisons délabrées lorsque son regard capta un mouvement sur sa gauche. Quelqu’un venait de franchir le mur d’enceinte. il se tapit dans l'ombre. Pister, traquer, chasser. Qui était ce mystérieux visiteur ? Une silhouette encapuchonnée passa à quelques pas de lui sans le voir et entra dans une bâtisse toute proche. La curiosité d’Armand fut piquée à vif, la plupart des habitations étaient verrouillées pour la nuit et seuls quelques membres de l’Ordre en possédaient la clé. L’albinos s’approcha doucement d’une fenêtre, espérant ne pas être surpris par cet inconnu avant d’en savoir plus sur ses intentions. Son cœur se révulsa devant la scène. L’homme, un chasseur, avait théâtralement retiré son pourpoint pour dévoiler son uniforme. La panique envahit la jeune femme qui habitait la maison. Elle tenta de s'échapper. S’en suivit alors un passage à tabac dans les règles de l’art où l’officier usait de toutes les techniques de corps à corps pour rouer de coups sa victime. Armand ne comprit les raisons de cette agression que lorsque le prédateur releva brutalement la jupe de sa proie. L’albinos ne prit pas le temps de la réflexion, il retira le cran de sécurité de son fusil et pénétra dans la maison en défonçant la porte. Il pointa le canon devant la tête du persécuteur, surprenant ce dernier alors qu’il déboutonnait son pantalon.

  • Ne m’oblige pas à tirer, hurla-t-il. Recule d’un pas.

Le membre de l’Ordre se retourna lentement et Armand put alors voir ses traits. Une barbe de quelques jours rongeait ses joues creuses et délicatement hâlées par le soleil. Ses petits yeux porcins, profondément enfoncés dans leurs orbites, brillaient d’une lubricité dégoûtante. Ses cheveux en bataille parachevaient le tableau qui aurait ressemblé à celui d’un clochard si son visage n’était pas couvert de cicatrices profondes. L’albinos ne connaissait pas ce chasseur, mais il n’était pas étonnant que bon nombre de nouvelles têtes transitassent par la cité de l’Ordre à quelques heures de l’Intronisation. L’inconnu ne paraissait pas inquiet d’être tenu en joue, il semblait même amusé. Indifférent à l’injonction reçue, il reportait son attention sur sa proie lorsqu’Armand tira. Ce n’était qu’une sommation, mais la balle frôla l’agresseur pour venir se ficher dans le mur à côté de lui.

  • Je ne le répèterai pas, menaça l’albinos. Recule d’un pas.

Le chasseur quitta son amusement pour une franche irritation, il toisa Armand comme s’il n’était qu’un vulgaire insecte et déclara :

  • Est-ce que tu te rends compte de la connerie que tu es en train de faire, gamin ?
  • J’évite à quelqu’un de se faire violer, répliqua le jeune homme. Je ne vois pas en quoi c’est une erreur.
  • En tant que Prédateur Ultime, il n’est pas interdit de s’amuser avec ces animaux.

Il avait prononcé son dernier mot avec tant de répugnance qu’Armand dût se contrôler pour ne pas lui exploser le crâne. Il put, aisément, repousser son envie, car la milice, alertée par la déflagration quelques minutes plus tôt, accourut. En quelques minutes, ils investirent la maison. L’albinos se fendit d’un sourire triomphant lorsqu’apparut Klaus. L’officier s’étonna de la scène qu’il avait sous les yeux et demanda à son homologue :

  • Qu’est-ce qu’il s’est passé ici, Wilhem ?
  • J’étais juste venu m’amuser, déclara l’agresseur en haussant les épaules. Et ce gamin est devenu fou. Ou, peut-être, a-t-il plongé dans la déviance ?

Klaus lâcha un lourd soupir avant d’ordonner à la milice :

  • Emmenez-le.

Armand ne comprit pas ce qui arriva ensuite. Les gardes, au lieu de s’en prendre à Wilhem, empoignèrent le jeune homme. Il se débattit comme il le put en hurlant à l’erreur et l’officier lui demanda de ne pas rendre les choses encore plus compliquées. L’albinos fut abasourdi par tant d’injustice, il cessa de lutter et suivit docilement la milice tandis que Klaus se confondait d’excuses devant le pervers. C’était le monde à l’envers.

***

Armand n’en revenait pas, il était en geôle. Enfermé dans les prisons de l’Ordre pour un crime qu’il n’avait pas commis. Pire que ça, il côtoyait les recrues qui avaient noyé leurs angoisses dans l’alcool. Il régnait dans ces lieux un mélange écœurant de vin bon marché, d’urine et de vomi. Pourquoi ces adolescents s’étaient-ils laissés aller ainsi à quelques heures de l’Intronisation ? La peur d’échouer ? Ils devaient être contents à présent puisqu’ils ne sortiraient d’ici qu’à la mi-journée et ne seraient donc pas autorisés à participer à l’événement. Ça ne signifiait qu’une seule chose pour eux : demain, ils rentreraient chez eux. L’albinos fut alors assailli par un horrible sentiment : et lui ? Venait-il de détruire sa bonne fortune en quelques minutes ? Devrait-il, lui aussi, faire ses bagages et retourner à l’orphelinat en portant le poids de ce cuisant échec ? Non, si ça devait arriver, il ne reviendrait pas à St Thérèse. Il… Il ne savait pas vraiment où aller… ni que faire. Devenir chasseur avait été une telle obsession qu’il n’avait pas considéré ce que serait sa vie s’il n’y parvenait pas. Assis sur le sol froid de sa cellule, les bras enserrant ses jambes, il ne retint pas sa tristesse, cachant son visage dans ses genoux. Il ne daigna lever ses yeux ruisselants de larmes que lorsque la voix de Kerban s’éleva à quelques pas de lui :

  • Bon sang, mon garçon ! Mais pourquoi as-tu fait ça ?

Le vieux chasseur le regardait d’un air peiné, essayant de comprendre les raisons de son geste. Armand contrôla ses sanglots et expliqua :

  • C’était immoral et irrespectueux.
  • Tu n’as pas tort, répliqua amèrement Kerban. Mais ce n’est pas pour ça que c’est interdit. Peu de déviants sont aux Havres Gris de plein gré. Ils sont… nos prisonniers.
  • Ça ne signifie pas qu’on doive les traiter comme des animaux, qu’on ait le droit d’abuser d’eux.
  • Je suis bien d’accord avec toi, répondit le mentor en haussant les épaules. Mais c’est comme ça.

Armand était révolté par une telle injustice, cependant, à ce moment-là, c’était surtout son propre sort qui lui importait. Il dévisagea Kerban et lui demanda :

  • Est-ce-que c’est fini ? Dois-je rentrer chez moi ?

Le visage fermé de celui qui l’avait extirpé de sa vie précédente ne présageait rien de bon. Armand le vit même essuyer subrepticement une larme.

  • Je l’ignore, mon garçon. Je vais essayer de faire quelque chose pour toi, mais… je ne peux rien te promettre.

Le chasseur tourna les talons et disparut dans les ombres. Depuis sa cellule Armand ne sut jamais si le vieil homme entendit sa phrase :

  • Merci, Kerban. Merci du fond du cœur pour tout ce que vous avez fait pour moi.

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