1.    Amaury

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Le soleil avait disparu à l’horizon et la lune éclairait déjà, de ses pâles rayons, les montagnes environnantes. Une forme encapuchonnée remontait un petit sentier perdu. Au bout de ce dernier, un gigantesque édifice en pierre. L’ombre approchait à pas de loup, pressé d’achever sa tâche. Il ne tarda pas à atteindre la grande porte en bois surmontée d’un crucifix. L’homme déposa au sol le tas de couvertures qu’il tenait dans ses bras et se recula. Il se signa en psalmodiant puis fit demi-tour afin de quitter au plus vite l’endroit. Une pensée retint soudain ses pas. Il soupira, leva les yeux vers les étoiles qui commençaient doucement à scintiller et déclara à voix basse :

  • Sara, j’ai fait ce qu’il fallait, je n’irai pas plus loin.

Il hésita une nouvelle fois, soupira de plus belle et alla se mettre à couvert dans les fourrés. Il ramassa une pierre qu’il jeta contre la porte. Le caillou émit un rebond sonore. Elles avaient dû entendre, elles ne pouvaient qu’avoir entendu. Il se détourna et dévala le sentier en courant, il avait fait ce qu’il fallait.

***

  • Tu as entendu ? demanda Agathe à son amie Anne.

Anne acquiesça silencieusement, les deux sœurs se rendaient à la chapelle pour la dernière prière du soir. Alors qu’elles passaient devant l’entrée du couvent, elles entendirent quelqu'un y frapper. Agathe ouvrit un battant et Anne se précipita sur l’amas de couvertures qui était déposé là. L’orphelinat de St Thérèse accueillait des centaines de pensionnaires et il n’était pas rare que l’on vienne abandonner un nourrisson à leurs soins. Agathe s’étonna donc quand son amie recula en hurlant de terreur à la vue du bébé.

  • C’est l’enfant du diable, lâcha-t-elle en se signant.

Agathe s’approcha doucement pour s’enquérir de ce qui avait bien pu effrayer à ce point la sœur. Elle vit un enfant au corps laiteux qui observait la nuit de ses grands yeux grenat. La jeune femme le prit dans ses bras, tandis que son amie reculait.

  • C’est un enfant de la lune, déclara Agathe nullement impressionnée par l’étrangeté du nourrisson.

Elle fit également remarquer à son amie qu’une lettre accompagnait. Anne alla la ramasser sans quitter l’enfant du regard, elle l’étudia avec une moue interrogative puis la tendit à Agathe.

  • C’est du Romani, reconnut-elle.

Agathe fut, également, incapable de déchiffrer le contenu de la lettre, elle commençait juste par un prénom : Armand. Sans doute celui qu’on avait donné à l’enfant.

  • Il y a ça aussi, reprit Agathe en tenant un petit pendentif.

On aurait dit un cristal bleu, cependant, la forme était brisée.

  • Un talisman de protection, siffla Anne. Les Romanis n’abandonnent pas leurs enfants, à moins qu’il ne soit maudit.

***

Plus de quinze années s'étaient écoulées depuis cette nuit-là, Armand avait peu à peu trouvé sa place dans l’orphelinat. Hormis certaines sœurs qui l’évitaient sciemment de peur qu’il ne leur jette une malédiction quelconque, la plupart des pensionnaires du couvent l’acceptaient tel qu’il était. Sa gentillesse naturelle et sa serviabilité lui avaient fait gagner les faveurs des autres. Agathe ne tarissait jamais d’éloges sur ses aptitudes à l’étude et projetait pour lui un grand avenir. Mais le rêve de l’albinos était de devenir chasseur : membre de l’Ordre, pourfendeur du mal qui régnait sur cette terre. Il n’avait pas encore l’âge pour entrer à l’académie, toutefois il utilisait tout son temps libre pour s’instruire sur les armes, sur les déviants, sur tout livre qui pouvait traiter de près ou de loin de son but ultime. Il avait trouvé un joli coin à l’ombre d’un grand chêne et il étudiait un traité sur les vampires quand soudain une ombre vint masquer le soleil qui l’inondait. Armand leva ses yeux grenat vers celui qui lui faisait face pour savoir de quoi il en retournait. Il soupira et se replongea dans sa lecture lorsqu’il se rendit compte que c’était Germain. Il avait un gros souci avec cet orphelin, il avait décidé de faire de l’albinos son souffre-douleur et ne ratait pas une seule occasion de le brimer. La plupart du temps, leurs discussions se terminaient en bagarre puis dans le bureau de la Mère Supérieure. Aujourd’hui ne fit pas exception.

  • Eh ! Je te cause, le Monstre ! l'agressa Germain.

Plongé dans son ouvrage, Armand ne répondit pas. Le garçon lui arracha le recueil des mains et se mit à le feuilleter avec amusement. Lorsqu'il tomba sur la gravure d’un vampire, il l'étudia d’un air grave.

  • Tu peux me rendre mon livre, s’il te plait ? demanda Armand, perdant déjà patience.
  • Tu cherches après ton père ? l’aiguillonna Germain.

Il plaça l’ouvrage de manière à pouvoir comparer le visage d’Armand et la lithographie et ajouta :

  • Ouais, c’est vrai que c’est ressemblant.

Germain n’avait pas tout à fait tort, avec ses courts cheveux argentés, son teint pâle et ses yeux rouges-sang, il ressemblait fortement à un très vieux vampire.

  • Ah, mais non ! Je suis bête, reprit Germain, ta mère est Romani. Tellement de monde est passé sur elle qu’il devait peut-être y avoir l’un de ces monstres dans le tas. Il y avait combien de pères le jour de ta conception, douze, treize ? J’espère que tu ne vas pas te mettre à aboyer.

Germain éclata d’un rire gras tandis qu’Armand se levait. Ayant perdu toute patience, il fondit sur le garçon et lui décrocha un violent coup de poing dans la mâchoire ce qui déclencha une nouvelle bagarre. Il ne fallut que quelques minutes pour que des sœurs qui passaient par là séparent les deux adversaires pour les emmener chez leur supérieure.

***

  • Puis-je savoir lequel de vous deux a commencé, cette fois ? tonna la Mère Supérieure.

Germain baissa la tête d’un air coupable. Toute tentative de mensonge était vaine puisque sa lèvre avait éclaté et que du sang coulait sur sa chemise déchirée. Armand quant à lui, se tenait fier et droit malgré son arcade sourcilière qui saignait et son œil qui bleuissait.

  • C’est moi, Ma Mère, déclara-t-il presque fièrement.
  • Et peut-on savoir pourquoi ? demanda la supérieure d’un ton acide.
  • Il m’a traité de Romani, rapporta le garçon, il m’a dit que si ma mère m’avait abandonné c’était parce qu’elle avait une vertu telle qu’elle ne pouvait pas déterminer quel homme du village était mon père, enfin, ce n’est pas vraiment les termes employés, mais l’idée est là.
  • Est-ce une raison pour se battre ? tonna la mère.

Armand fit signe non de la tête tandis que Germain semblait captivé par ses chaussures. La mère se leva et toisa le jeune albinos de toute sa hauteur :

  • Va à l’infirmerie soigner ça, tu repasseras à mon bureau pour ta punition.

L’enfant s’exécuta silencieusement, laissant son adversaire seul avec la Supérieure. En client régulier, Armand n’eut aucun mal à trouver les lieux. Agathe l’accueillit avec un sourire presque amusé. Il est vrai que la sœur qui s’occupait des blessés ne chômait pas avec lui.

  • Oh, il était plus violent que d’habitude, ce combat, s’exclama-t-elle quand elle commença à désinfecter la plaie de son front.

Armand souleva les épaules en signe d’impuissance, comme si le fait d’extérioriser sa colère avec ses poings était naturel. Agathe était en train de préparer son matériel pour recoudre le jeune garçon quand ce dernier fut intrigué par des gémissements dans la chambre voisine. Séparé par un simple rideau, on entendait clairement quelqu’un sangloter à quelques pas.

  • C’est qui ? demanda Armand piqué par la curiosité. Pourquoi pleure-t-il ?
  • Il vient juste d’arriver, c’est difficile pour lui.

Intrigué par ce qu’il entendait, Armand bondit du lit où il était assis et alla ouvrir le rideau qui le séparait du pleureur. C’était un garçon, d’à peu près son âge, qui se cachait le visage dans les mains.

  • Pourquoi tu pleures ? demanda Armand sans autre forme de présentation. Les garçons, ça ne pleure pas.

L’enfant leva brusquement la tête comme un déviant dans la mire du chasseur. Ses traits ne pouvaient pas laisser indifférents : ses cheveux blonds descendant jusqu’à ses épaules étaient couverts de suie et complètement carbonisés sur le côté droit, tout comme son visage qui arborait une horrible cicatrice. Ses yeux étaient impressionnants, entièrement blancs et remplis de larmes.

  • Je ne veux pas rester tout seul dans le noir, sanglota-t-il.
  • Mais tu n’es pas tout seul, argumenta le garçon en prenant une place à côté de lui. Je suis là moi, je m’appelle Armand.
  • Amaury, se présenta l’enfant.
  • C’est joli comme nom, et puis il y a Agathe aussi. Elle est gentille, Agathe.
  • Oui, répondit la principale intéressée d’un ton faussement agacé, et elle aimerait bien te recoudre.
  • Tu es blessé, s’inquiéta Amaury.
  • Blessure de guerre, déclara fièrement Armand. Il faut que je m’habitue, quand je serai chasseur, ça m’arrivera tout le temps.
  • Chasseur ? s’étonna son interlocuteur.
  • Oui, encore trois ans et je pourrai quitter l’orphelinat pour rejoindre les Terres de l’Ordre au Sud. Là-bas, on va me former pour que je devienne un grand et fier pourfendeur d’hérétiques.
  • L’Hérésie pour le moment, intervint Agathe, c’est de ne pas se laisser recoudre et de mettre du sang partout dans l’infirmerie.

L’infirmière avait beau gronder gentiment le garçon, au fond d’elle, elle appréciait qu’il tente si naturellement de discuter avec le nouveau venu. Comprenant qu’il ne bougerait pas tant qu’il n’aurait pas eu toutes les informations qu’il désirait, elle amena le chariot de soins près des deux enfants afin de pouvoir travailler un peu durant leur discussion.

  • Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? questionna l’enfant.

Les yeux d’Amaury se bordèrent à nouveau de larmes.

  • Je ne sais pas, avoua l’enfant, un drôle de type est venu, Maman a crié très fort après lui. Ils se sont disputés. Tout ce que je me souviens ensuite c’est des flammes partout et soudain, du noir, beaucoup de noir.

Armand comprit soudain que l’incendie dont l’enfant avait été victime l’avait rendu aveugle, c’était peut-être pour ça qu’il n’avait pas eu ce mouvement de recul habituel qu’avaient les gens qui le voyaient pour la première fois.

  • Moi, je ne sais pas, avoua Armand, je suis arrivé ici une nuit, c’est Agathe qui m’a accueilli. J’étais tout seul et… J’avais juste ça.

Il voulut montrer le pendentif qui ne le quittait jamais, mais se ravisa.

  • Enfin, c’est juste un pendentif.

Ce fut à ce moment un peu gênant qu’Agathe acheva son travail.

  • Voilà, tu es comme neuf, annonça-t-elle. Enfin, jusqu’à la prochaine fois.

Armand se releva d’un bond et se tourna vers Amaury.

  • Bon, je dois y aller, annonça-t-il.
  • Non, s’il te plait, reste encore un peu, l’implora le garçon.

Armand prit un air gêné.

  • J’aimerais bien, avoua-t-il, c’est juste que je dois aller voir la Mère Supérieure pour ma punition.

Agathe intervint alors :

  • Armand, reste avec lui, je parlerai à la Mère Supérieure. Elle comprendra, c’est sûr. Et puis, qui sait, peut-être sera-t-elle un peu plus clémente.

Le garçon se fendit d’un immense sourire et remercia l’infirmière, affirmant même qu’il n’avait, à présent, plus aucun doute sur la présence d’anges incarnés sur terre. Il resta donc en compagnie d’Amaury qui peu à peu, retrouva une once de joie.

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