Sur la mer

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D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé la mer. Que les flots soient calmes ou démontés, seul l’océan pouvait m’apaiser. Et comment pouvait-il en être autrement ? Moi, fille de navigateur, petite-fille de pirate et amie de pêcheurs. Ma voie était toute tracée et je la suivais avec délice au milieu des vagues et déferlantes.

Les histoires de sirènes et de monstres marins m’accompagnaient à chaque instant, entourant mon monde de magie et d’aventure que, toute petite déjà, je rêvais de vivre.

Qu’il était bon de sentir l’air iodée glisser sur ma peau, le vent souffler dans mes cheveux ! Quel plaisir d’admirer la mer et son bleu envoûtant, cachant secrets et trésors au fin fond de ses abysses. Ah, qu’il était merveilleux de glisser sur l’eau au milieu des dauphins et des baleines !

Voilà trois lunes maintenant que je voyageais de par les mers sur ce navire. L’équipage était devenu ma famille, le capitaine un père de substitution là où le mien s’en était allé depuis longtemps. Et après des années d’impatience, c’était à mon tour de partir. J’avais fini par quitter la terre, plus rien ne me retenait au port et le monde me tendait les bras.

Alors me voilà, océan. Oui… me voilà enfin dans tes bras !

Pourtant rien n’aurait pu prévoir ce qui bouleversa nos vies à tous. Loin au-dessus de nos tête une tempête explosa, grondant, soufflant sa colère. À cet instant, au sommet de la plus haute des vagues, nous avions pu admirer le plus abominable des enfants de l’océan s’élever au-dessus de l’eau. La créature, gargantuesque n’aurait fait qu’une bouché de notre précieux navire si le capitaine n’avait pas donné ses ordres pour le contourner.

Hélas, la bête nous avait prise en chasse. Il n’était pas idiot, le monstre des abysses qui remontait à la surface pour dévorer pêcheurs et marchands, il savait voir à travers la houle qu’il provoquait. Il sentait chacun des mouvements de l’eau autour de lui, entendait chaque roulis. Il pouvait discerner l’écume qui se formait et s’évaporait à la surface des vagues. Non, loin de là l’idée de sous-estimer la monstruosité qui terrorisait nos contrés et nos familles.

L’ennemi des dieux, le démon des profondeurs, jamais ne remontait sans raison. La faim le tenaillait, et de là où je me trouvais, perché dans les cordages de notre beau rafiot, je pouvais lire dans son œil immense l’appétit qui le rongeait. Quel beau casse-croûte nous étions à ses yeux !

Qu’aurai-je donné pour que Grand-père se tienne à mes côtés en cet instant, lui, ce vieux pirate qui écumait les bars après avoir écumé les mers, racontant l’histoire de cette bête qui lui avait volé sa jambe. Le vieux bougre aurait adoré revoir le monstre et prendre sa revanche ! Qu’il aurait été plaisant pour moi de l’entendre rire et s’exclamer avant de cracher dans la mer et de se jeter à l’assaut son ennemi de toujours.

Alors que faisais-je planté là, immobile, emmêlée dans les cordages ? À toi, Grand-père, j’allais offrir la vengeance tant attendue.

Je sautai sur le pont, rejoignant l’équipage qui s’afférait à tenir en respects les voiles agitées du grand mât. Le chaos régnait tout autour de moi alors que les vagues se faisaient de plus en plus grande et l’orage de plus en plus fort. Le ciel s’était paré de noir, cachant à la vue du soleil le monstre qui rampait dans ces eaux, juste en-dessous de lui. La pluie était battante, les éclairs jaillissaient de toute part. Et pourtant, partout autour de moi j’entendais les hommes scander d’une même voix : Tuons la bête ! Même le capitaine, dressé sur le pont arrière, guidant le navire d’une main experte, criait avec son équipage cette même phrase, encore et encore. Tuons la bête ! Tuons la bête !

Un large sourire illumina mon visage alors que je me tournai à bâbord, là où le monstre étendait ses immenses bras visqueux vers le ciel.

– Pour toi, Grand-père.

Et le bateau fit volte-face, tous les canons dehors, prêts à faire feu. Je courus vers la proue du bateau, bien déterminée à mettre la main à la patte. Hors de question que les hommes en tirent toute la gloire ! Sautant sur le rebord de bois sculpté, je m’avançai en équilibre précaire sur la figure de proue, m’agrippant fermement aux cordages du foc. Autour de moi l’enfer se déchaînait, si bien que je manquai tomber à l’eau. Mais je m’accrochai et serrai plus fort mon sabre dans mon poing.

Le navire fonçait droit sur le monstre. En quelques longues secondes, il se trouva à quelques mètres à peine de lui. Le capitaine cria, les hommes répondirent et les canons firent feu. Les boulets volèrent dans des gerbes de feux assourdissantes, brisant le chant de la mer qui enrage, se conjuguant au tonnerre qui grondait pas loin, et s’écrasant contre le monstre qui grogna de colère.

La créature lança ses bras en avant, les enroulant autour du bateau, faisant s’écarter les matelots qui manquèrent de tomber à l’eau. Quelqu’un cria, mais déjà le combat reprit.

C’était le moment, je devais agir. Alors avec souplesse et détermination, je sautai sur le monstre, glissant quelque peu sur sa peau gluante, répugnante. Je plantai mon sabre dans sa chaire pour ne pas sombrer, faisant hurler la bête un peu plus qui se mit à ruer dans les vagues. Je serrai les dents.

Non, je ne lâcherai pas, jamais !

Et je sortis de ma botte mon poignard, le même que Grand-père avait utilisé lors de sa première rencontre avec lui, le même qu’il m’avait offert pour mes treize lunes des années plus tôt.

Loin derrière moi j’entendais les marins crier mon nom, m’encourager, me traiter de folle furieuse. Qu’importe, je tenais là ma vengeance… et comme elle me semblait douce !

Alors, avec toute la force dont j’étais capable, j’enfonçai mon poignard le plus profondément possible dans l’œil de la créature qui se mit gémir et se tortiller de douleur. Je remuai la lame dans son globe oculaire, ignorant le torrent visqueux de larme et de sang qui dégoulinait sur moi. Une odeur nauséabonde me donna des haut-le-cœur, manquant de me faire dégobiller mon déjeuner. Mais je tenais bon !

Je sortis la lame de son œil amoché et la replantai avec plus de force encore. Cette fois-ci, je n’hésitai pas, j’y enfonçai mon bras jusqu’au coude, ignorant les cris d’agonie de la bête. Puis je la sentis enfin ! Elle battait à tout rompre derrière le globe oculaire éventré. Une magnifique artère que je m’empressai de trancher de ma lame.

Le monstre gesticula encore un peu alors qu’une marée de sang d’un rouge sombre se rependait dans la mer. Il laissa échapper un long sifflement strident, pareil à une plainte à vous crever le cœur. Je retirai à la hâte mon bras du monstre, le sentant tanguer sous moi. La mort le guettait déjà, je la voyais l’entrainer par le fond où il allait bientôt retourner, reposant à jamais dans son nid de ténèbres au fin fond de l’océan.

Et, alors que je me retournai, pleine d’espoir et de joie, je sentis mon cœur se briser. Mes yeux s’ouvrirent en grand quand je découvris, horrifiée, que notre affrontement avait éloigné le bateau à coup de vague toujours plus forte. Je sentis ma gorge se serrer et le désespoir m’éventrer.

À présent, il n’y avait plus que moi et le monstre.

Un sourire amer étira mes lèvres quand je compris enfin. J’avais remporté la victoire, certes, mais il allait m’emporter avec lui dans la mort. Mon regard se tourna naturellement vers le ciel, dont les nuages sombres se dégageaient peu à peu. L’orage était fini et un silence pesant s’était abattu sur la mer.

– Pardonne-moi Grand-père. Il semblerait que j’ai crié victoire trop tôt.

Tout autour de moi les vagues semblaient plus grande que jamais. Et, juste avant qu’elles ne nous engloutissent, le monstre et moi, je pus voir, l’espace d’un bref instant, l’ombre de mon bateau qui s’éloignait peu à peu.

Je n’avais aucune chance d’en réchapper, je le savais, je le sentais. Les courants qui m’entouraient étaient de ceux qui noyaient même les marins les plus aguerris. Que pouvais-je bien faire, moi, face au courroux de l’océan. J’avais tué son enfant, j’avais souillé ses eaux de son sang, il était naturel qu’il me prenne à mon tour.

Lentement, je sentis l’obscurité m’engloutir. L’eau était glaciale et me mordait la chaire sous mes vêtements. Je tenais toujours fermement le poignard de Grand-père dans la main, mais j’avais perdu mon sabre, à jamais emporté dans les tréfonds de l’océan en même temps que la créature des abîmes.

Mes poumons réclamèrent de l’air, mon cerveau bouillonné suppliant pour un peu d’oxygène, me forçant à inspirer. L’eau salée pénétra alors ma gorge, inondant mes bronches, m’étouffant lentement.

Quelle horrible mort que de mourir noyé.

Je me sentais déjà partir. Tout devenait progressivement noir. J’avais mal. J’avais froid. Au loin, je crus entendre le chant de mes camarades. Et, si je n’avais pas été sous l’eau, alors les larmes, sûrement, auraient coulées d’elles-mêmes.

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