Chapitre 3 : Les erreurs du passé.

8 minutes de lecture

La journée se termina aussi mal qu’elle avait commencée. Ellie avait été prise de douleurs atroces au ventre. Après l’avoir vu souffrir pendant plus de deux heures, nous avions, Trent et moi, réussi à la convaincre de rentrer chez elle, ce qui ne s’avérait jamais être une tâche des plus évidentes. Trent, en véritable gentleman, s’était proposé de la raccompagner, m’abandonnant seule ici, au milieu de ces milliers d’étudiants.

Le tramway était blindé de monde et j’en avais déjà laissé passer trois. Le vent, glacial, commençait à se lever et faisait tanguer les drapeaux du château en ruines, qui faisait face à l’université. Un moment, j’avais hésité à rentrer à pieds mais il était tard, la nuit été tombée depuis longtemps déjà et je ne sentais plus ni la pointe de mon nez, ni celle de mes oreilles. Alors, je décidais de monter. Il me fallait jouer des épaules pour trouver une place près d’une rampe où je puisse me tenir.

Quatorze stations séparaient l’université de la maison. Quatorze stations à être écrasée comme une sardine. Je n’aimais pas sentir les gens si près de moi. La tête commençait à me tourner, je transpirais et j’étais prise de haut de cœur. Je me cachai sous la capuche de mon sweet, les yeux rivés vers les lumières des commerces qui se mélangeaient dans un maelstrom bordeaux et augmentai le volume de ma musique, déjà trop forte dans mes oreilles, pour tenter de faire abstraction du reste ; ce qui eut un résultat mitigé.

Puis, comme si nous étions plongés dans une autre réalité : la gare. Alors, tout le monde se battait pour être le premier à sortir, comme si un monstre se cachait dans la ram et s’apprêtait à les dévorer jusqu’au dernier! Soudain, tout est devenu calme et désert. Le changement d’atmosphère fut trop brutal et je fus prise de vertiges. Des petites étoiles tournoyaient tout autour de ma tête et ma vue devint floue. Je sentis mon corps basculer dangereusement en arrière:

- Jessica, tout va bien ?

Je ne connaissais pas cette voix. J’ouvris les yeux, clignai des paupières plusieurs fois pour que ma vision s’éclaircisse. Il était là, penché sur moi, son visage à quelques centimètres du mien. Son souffle chaud caressa mes joues au moment où je prenais conscience de la pression de sa main dans mon dos.

- Louis…

Il me releva doucement mais il ne me lâcha pas tout de suite, comme pour s’assurer que je puisse tenir debout toute seule. Au premier signe de relâchement de sa part, je m’écartais d’un pas, le visage en feu.

- Je suis désolée, lançais-je en me tenant la tête qui continuait à me tourner.

- Tu t’excuses d’avoir eu un malaise ?

Sa voix était à la fois grave et douce et son contact plutôt rassurant. De par sa proximité je pus l’observer un peu mieux. Il avait un nez légèrement trop grand pour son visage fin et une bouche exagérément rouge pour un garçon. Des cernes gigantesques semblaient tomber de ses yeux noirs intenses, ce qui lui donnait un air furieux. Pourtant il était doux, comme son sourire. Il avait l’air plus vieux que je ne me l’étais imaginé mais je n’arrivais pas à lui donner d’âge. Il aurait bien pu avoir vingt ans ou quarante.

Il ramena sa main à mon front.

- Tu as de la fièvre, me souffla-t-il, il serait plus prudent que je te raccompagne.

- O.K

Je n’avais pas pu répondre quoique ce soit d’autre. Je n’avais même pas eu le courage de réfuter sa proposition. Pourtant « O.K », je ne l’étais pas du tout. Une barre me coupait la poitrine, rendant ma respiration difficile. Pour ne pas lui montrer que je tremblais, j’avais enfoui mes mains dans mes poches et, pour chasser la petite voix qui s’emballait dans ma tête, je comptais tout ce que je pouvais : le nombre d’arrêts qu’il restait, les passagers dans la ram, les secondes qui s’écoulaient. Compter. Je n’étais pas certaine que cela serve à quelque chose mais il fallait que je m’occupe.

Nous quittions la ram sans qu’il adresse le moindre signe à ces deux acolytes. Nous marchions côte à côte dans la rue et je me sentais très mal à l’aise. Je m’attelais toujours à garder une certaine distance entre les gens et moi. Non pas que je n’appréciais pas leur compagnie, bien au contraire, mais je me sentais toujours différente, comme si je n’étais pas à ma place, comme si quelque chose, chez moi, me rendait moins humaine que le reste des bipèdes, ou plus fragile.

- D’où viens-tu, Jessica Lucas ? me demanda-t-il, alors que nous traversions un carrefour.

J’étais de ces piétons qui traversent sans vraiment regarder, et sur qui les conducteurs braillaient, par colère parfois mais par peur le plus souvent. Cependant, cette fois, j’avais pris soin d’attendre que le petit bonhomme soit vert avant de m’engager sur la chaussée. La posture de Louis, toute en tenue et assurance, me donnait l’impression d’être redevenue une petite fille qui se devait de respecter les règles, sans quoi il n’hésiterait pas à me réprimander.

- Tu connais mon nom ? demandais-je, suspicieuse.

- Tu connais bien le mien, je me trompe ?

Un hochement de tête :

- Louis Maillot.

- Exactement, dit-il. Nous avons beaucoup de cours en commun, il est normal de se connaître, non ?

Il marquait un point. Pourtant, je ne pouvais pas être moins en accord avec lui.

- Il y a un fossé entre connaître l’identité de quelqu’un et le connaître.

- C’est vrai, consentit-il.

Il secoua imperceptiblement la tête, visiblement amusé. Le soleil disparaissait derrière les immeubles de la ville en tintant le ciel de la couleur du feu. La lumière formait un halo autour de sa tête et l’espace d’un instant, il était comme seul au monde.

- Qu’est-ce que vous vouliez dire, tout à l’heure ? demandai-je, de but en blanc.

- Tout à l’heure ? répéta-t-il.

- Dans l’amphithéâtre. Vous parliez de quelqu’un à qui je ressemble, non ? Et d’Escorte, peut-être ?

Il se stoppa et pivota lentement pour mieux me dévisager dans un silence interminable. Son regard avait changé, était alerte, plus perçant, ce qui le rendait à la fois terriblement charmant et effroyablement menaçant.

- D’ici, lâchai-je en détournant les yeux ; fixer les gens, c’était leur laisser l’occasion de percevoir au fond de notre âme et cette idée me terrifiait.

- Pardon ?

- Je suis née ici et j’y mourrais, très probablement.

Je ne reconnus pas ma voix, pressée par la timidité.

- Tu n’as pas envie de voir autre chose ?

- Je suis déjà partie une fois mais l’inconnu est effrayant.

Qu’est-ce que c’était que cet interrogatoire ? Je me renfrognais. Lui, visiblement curieux, continuait comme s’il n’avait rien remarqué :

- Que s’est-il passé ?

- Rien.

Au souvenir de cette époque, mon cœur se serra. Cette nuit-là, j’avais été réveillée en sursaut par les aboiements des chiens du quartier. Quelqu’un prenait un malin plaisir à balancer des petits cailloux sur ma fenêtre. Somnolente, j’avais enfilé mes pantoufles et j’étais descendue en pyjama. A la porte, Alec, adossé au chambranle, m’avait accueilli les yeux brûlants. Derrière, le ciel noir l’avait rendu inabordable. Il m’avait étudié de la tête aux pieds avant d’entrer d’un pas décidé.

- Tu en as mis du temps, avait-il lâché, visiblement agacé.

- Te revoilà ?

Je l’avais regardé faire, éberluée. Quelque chose dans sa démarche avait changé, il semblait plus sûr de lui, carrément hautain. Il avait contourné la table de la salle à manger en étudiant, au passage, les photos suspendues. Puis, il s’était dirigé dans la cuisine, avait ouvert tous les placards avant de trouver une coupe et de se servir un verre de vin.

- Tu vas bien ? avais-je demandé, en claquant la porte.

- Parfaitement ! Pourquoi?

Il avait fait tourner sa coupe, examinant avec attention la robe du vin comme s’il y voyait une vérité cachée. J’avais avancé vers lui, le dos courbé, le pas incertain, comme s’il s’agissait d’une bête blessée, prêt à bondir sur moi. Quand il avait relevé les yeux vers moi, j’y avais vu des éclairs. Quatre ans plus tard, j’en avais encore froid dans le dos.

- Déjà parce que tu débarques au milieu de la nuit après avoir disparu pendant près d’un mois! avais-je grincé. Deuxièmement, d’habitude tu refuses d’approcher ma maison à moins de deux mètres. Là, tu as l’air particulièrement à l’aise. Et troisièmement, tu agis comme un fou furieux.

Il s’était esclaffé à gorge déployée. Puis, il avait cessé brusquement. Cette attitude m’avait clairement fichu la trouille. Pourtant, quand il avait déclaré haut et fort que j’allais partir avec lui, je m’étais réjouie de ses mots.

- Où ça ? avais-je quand même demandé, pour l’illusion de n’être pas complétement à sa merci, ce qui n’était qu’un pur mensonge et je le savais parfaitement à l’époque déjà.

- En Thaïlande. Maintenant.

Cela aurait pu être mon meilleur souvenir, mais cela avait été monstrueux. Et j’en garderais à jamais la trace, au sens propre comme au figuré.

Louis, qui avait eu l’amabilité de me laisser à mes rêveries, marchait silencieusement en respirant l’air humide d’automne à grandes bouffées.

- J’étais idiote, lui dis-je dans un petit rire nerveux.

- Non, tu ne l’étais pas. Les personnes capables d’aimer à ce point ont, certes, certains défauts, mais surement pas celui-là, me sourit-il en me couvant des yeux, comme un père l’aurait fait.

- Comment as-tu compris? m’offusquai-je.

- Tes yeux. Les yeux sont le reflet de l’âme. Ils ne mentent jamais.

Vexée qu’il ait découvert mon secret, je me sentais particulièrement ridicule et rougis une fois de plus. Je dissimulai mon visage tant bien que mal dans mon col, le tout dans un geste le plus discret possible et reprit mon comptage. Les petits cailloux incrustés dans le bitume ; me voilà occuper pour un bout de temps.

- Et toi, d’où viens-tu? demandais-je une fois que j’avais perdu le fil.

- De très loin.

Au vu du ton qu’il avait employé, il était évident que je n’en apprendrais pas davantage. Nous avons repris notre marche silencieuse. Moi, le regard fixé au sol en plein conflit intérieur, lui, accroché à l’horizon. Soudain le jeune homme se stoppa, ce qui m’extirpa de mes pensées. Je relevai la tête. Une certaine dureté habitait ses yeux et je vis son corps entier se raidir. Il m’adressa un regard vif.

- Qu’est-ce qui se passe ? lui demandai-je, à mon tour paniquée

- Je dois te laisser, je suis désolé.

Avant même qu’il n’ait fini sa phrase, il avait déjà pris ses jambes à son cou et avait disparu.

Annotations

Vous aimez lire L.O.Khâli ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0