Interlude 2: Shin

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La chambre de Son Altesse Joseph se situait à l’exact opposé de celle de Shin, tant au point de vue de la localisation que de celle de la décoration.

La Citadelle était une vieille forteresse en pierres, aussi froide qu’austère. Alors, quand Shin était arrivée, elle avait drapé les murs de couleur rouge. Elle aimait le rouge et ce pour plein de raisons. Déjà, parce que le rouge était la couleur des toges des rois et reine de Tellusa, univers qu’elle avait quitté pour la Terre six ans plus tôt. Ici, Sa Majesté ne s’encombrait pas de ça. En plus de dégager une certaine puissance, cette couleur était porteuse, donc, d’une certaine nostalgie. De plus, le rouge était associé à bien des écrits, à bien des images : l’amour, la passion et même le sang, bien que cela, Shin tentait de l’oublier. Mais, surtout, le rouge, c’était la couleur de ses roses préférées. Elle se souvenait de celle que sa mère cultivait dans leur petit jardin et des bouquets qu’elle tissait pour la reine de Reiv.

La chambre de Shin était un jardin d’hiver, globalement, doublé d’un laboratoire. Dans sa salle de bain, elle faisait décanter des mélanges ou chauffer des tisanes selon les jours. Elle y sentait la vie.

Celle De Son Altesse ressemblait davantage à un grenier abandonné où des fantômes oubliés attendaient un signe des vivants. Les épais rideaux gris troués laissaient passer la lumière. Les particules de poussière dansaient dans ses rayons. Les quelques livres, de la poésie pour la plupart, prenaient la poussière sur les étagères ou le bureau. Ils étaient savamment gardés par un tas de petits monstres décoratifs qui semblaient se mouvoir quand on s’approchait.

Le personnel que Sa Majesté employait aurait pu s’occuper de cette pièce comme les autres et lui redonner un peu d’éclat si Son Altesse l’autorisait. Seulement, il n’acceptait pas qu’on touche à ses affaires. Shin était encore mal à l’aise à l’idée d’être privilégiée. Certains murmures, d’ailleurs, lui était parvenus, faisant d’elle sa maîtresse favorite.

Elle souffla en croisant son reflet dans le miroir brisé de la salle de bain. Comment pouvait-on lui imputer de telles intentions immorales ? Shin ne vivait que pour les servir et n’espérait rien de plus. Jamais. C’est ce que se devaient de penser les Prudes ; c’est dans ces idéaux qu’elle avait été élevée. Elle ne supportait pas qu’on manque ainsi de respect à ses défunts parents.

Elle balança une serviette par-dessus son épaule et attrapa une bassine trop lourde pour ses bras. Avant de rejoindre le garçon qui gémissait sur ses draps noirs, elle secoua la tête en se rappelant ce que lui disait son père : « Les Hommes critiquent car les Hommes sont jaloux par nature. Aie pitié car ils sont prisonniers de leur faiblesse. Apprécie-les car il te donne de l’importance. »

Shin posa la bassine sur la table de chevet et prit grand soin d’éponger le corps moite de sueur de Son Altesse Joseph, sans le toucher. Au-dessus de lui, le robot médical scannait son corps à intervalle régulier, s’éclairant inlassablement d’une lumière rouge.

Beaucoup d’hypersensibles partageaient son aversion pour le contact physique et il existait beaucoup d’hypothèses quant à leurs raisons parmi les Prudes. Certain disait que de par leur sensibilité exacerbée, les héritiers de la septième lignée souffraient le martyr quand on les touchait, comme une brûlure vive. D’autres mettaient ça sous le compte de la peur de blesser autrui. Mais Shin vivaient avec deux d’entre eux depuis presque six ans et elle pensait plutôt que s’ils n’aimaient pas qu’on les touche, ce n’était que parce qu’ils y voyaient là une proximité des plus intimes.

Elle avait choisi avec soin, donc, une serviette-éponge suffisamment grande pour qu’elle puisse se servir de ces deux mains sans qu’il ne sente son contact. Elle tenait à gagner du temps : ces séances, pour le prince, était une véritable torture. Quand elle posa la serviette humide sur son ventre, il remua sous le choc mais ne la repoussa pas. Alors, elle en profita pour remonter sur l’abdomen et les bras.

Elle l’avait lavé un si grand nombre de fois qu’elle avait fini pas connaître les moindres cicatrices de sa peau, les nuances de blanc autour du nombril, les lignes de ses muscles. Son Altesse Joseph n’était pas si différent des tellusiens, pas si différent d’elle. Du moins, en apparences.

Ce genre de pensées était interdit. Elle s’en voulu immédiatement de s’y être laisser emporter et resserra le tissus qu’elle tenait entre les mains. Un filet d’eau perla dans le cou du garçon.

- C’est gelé, dit-il en claquant des dents.

- Je sais, je suis désolée.

Elle plongea une nouvelle fois la serviette dans la bassine remplit d’eau et de glaçons, y laissa ses mains suffisamment longtemps pour que la douleur l’empêche de penser à quoique ce soit, l’essora et l’appliqua sur le front du jeune homme qui s’arcbouta aussitôt. Il avait les yeux globuleux et les joues rougies. Mais le plus dur pour Shin, c’était de le voir trembler à en secouer le lit.

- Je t’en prie, non, la supplia-t-il en repoussant la serviette d’un geste lent. Je n’en peux plus.

- Sans ça, votre fièvre ne chutera pas.

- Non…

- Je vous en prie, souffla-t-elle en écartant une mèche de ses cheveux blancs. Le médicament ne va pas tarder à faire effet.

Il émit un son étrange entre la plainte et le râle mais se laissa faire.

Elle détestait le voir dans cet état, en proie à cette fièvre. L’élixir qu’elle lui préparait quotidiennement permettait généralement de la maitriser. Mais, dans certaines conditions, il ne suffisait pas. Pour qu’il fasse de l’effet, Son Altesse Joseph devait rester calme et discipliné, choses dont il était malheureusement incapable. Il revenait alors de ses expéditions dans un état similaire à celui dans lequel il se trouvait. Shin savait ce qui se passerait si la fièvre de chutait pas. D’abord, il tiendrait des propos insensés. Puis, viendrait les hallucinations. Elle l’avait déjà vécu. Une fois même, il avait basculé dans le coma.

Il était malade. Il avait besoin de soins qui dépassaient ses compétences pourtant il refusait indéniablement que d’autres lui viennent en aide. Il ne fallait pas y voir une preuve de confiance, seulement un égo mal placé, ça aussi elle le savait. Le fait qu’il lui ait imposé le silence quant à son état ne faisait qu’attester cette vérité.

- Que s’est-il passé ? demanda-t-elle, en s’éloignant pour donner une pichenette à la poche de sédatif branché au bras de prince.

- Je ne pouvais pas la voir dans cet état.

Shin lui lança un regard vif. Puisqu’elle lui avait voué allégeance, elle ne pouvait se permettre des réactions aussi puériles et égoïstes. Pourtant, l’idée qu’il mette sa vie en danger pour une hybride, en plus de la mettre en colère, lui donnait clairement des envies de vomir.

- Je sais…ce que…tu penses.

- Non, vous ne le savez pas.

En fait, si. Bien sûr. Il lisait en elle, comme dans un livre ouvert. Mais Shin aussi avait un égo.

Le regard fébrile de Son Altesse Joseph rencontra le sien et un souvenir surgit en elle. Un souvenir qu’elle avait réussi à enfouir profondément jusque-là. Un souvenir de l’époque où Shin n’était qu’une enfant parmi d’autre dans un royaume trop pauvre pour la nourrir convenablement. Elle se voyait encore flâner dans la petite rue derrière l’apothicaire du coin, l’oreille baladeuse. A l’époque, elle errait souvent près de la boutique dans l’espoir d’apprendre deux ou trois chose au sujet des plantes et des mélanges. Le test des Prudes étaient connu pour être ardu, mieux valait-il s’armer.

Mais le destin en avait choisi autrement, lui jetant un signe divin sur son chemin. Son Altesse Joseph était roulé en boule contre l’angle moisi du bâtiment, trempé de la tête aux pieds. Au début, elle avait cru qu’il était mort.

- Aide-moi, avait-il soufflé alors, la faisant tressaillir.

Sans réfléchir, elle avait passé ses bras autour de sa taille et l’avait supporté comme elle le pouvait jusqu’à l’orphelinat où elle vivait. Elle ne s’était pas rendu compte de la grossièreté de son geste, jusqu’à ce que le vieux Prude qui s’occupait d’elle lui lance un regard noir alors qu’elle déposait maladroitement le prince dans le canapé. Elle n’avait pas le droit de toucher un être royal. Encore moins celui-là.

- Votre Altesse ! s’était écrié le vieil homme.

Shin ne se souvenait pas l’avoir jamais vu trembler avant ça et c’était certainement pour cette raison qu’elle s’était mise à pleurer.

- Du Panamol…vite !

Le Panamol, Shin avait appris qu’il s’agissait d’un antalgique très puissant. Ce mélange n’était utilisé qu’en dernier recourt car, s’il était pour le moins efficace, il entrainait aussi une grande dépendance. Du moins, chez les tellusiens. Les Enfants de Tellusa n’étaient, quant à eux, pas censés tomber malade.

Le Prude avait hésité un long moment, avant d’essayer de convaincre l’Altesse de ne pas faire cela. Shin l’avait écouté, en retrait. Mais quand la tête du prince, inconscient, avait basculé sur le côté, elle s’était précipitée chez l’apothicaire et avait volé un flacon.

Le vol était un crime. Si cela se savait, on lui refuserait le Baptême. Mais elle n’avait pas hésité, tout comme elle n’hésiterait pas à recommencer.

Plus tard, elle avait appris que Son Altesse Joseph, embarqué dans l’euphorie d’une relation douteuse avec un célèbre renégat, avait rejeté son traitement. Le Panamol alors avait été nécessaire. Elle veillait donc à ce que rien ne l’empêche, dorénavant, de prendre son élixir quotidien, tout en gardant un flacon à porter de main pour les cas d’urgence.

Là, c’était un cas d’urgence.

- C’est ma faute, se défendit Son Altesse Joseph.

Sa voix se faisait de moins en moins audible. Un petit coup d’œil au robot médical apprit à Shin que l’état du prince n’était plus préoccupant. Sa fièvre était redescendue à un niveau correct et le sédatif faisait effet. Mais, parce qu’elle avait besoin d’en être certaine, elle demanda un dernier scan. Le rayon du robot sonda le garçon, avant que la machine ne se teinte de vert.

- Si elle est vraiment ce que vous dites, elle n’aura pas fini de souffrir, souffla Shin alors qu’elle entreprit de désactiver le robot. Vous ne pourrez pas toujours la protéger.

- C’est mon destin, dit-il dans un bâillement. Je dois tous vous protéger.

Son Altesse marmonna quelque chose d’incompréhensible à l’intention de la pauvre poche de sédatif reliée à son bras par une perfusion de fortune. Shin se réjouie de le voir de nouveau alerte : le médicament qu’elle lui avait fait avalé une heure plus tôt faisait enfin de l’effet. Il arracha le fil d’un geste brusque sous le regard critique de Shin. Mais il s’en moqua ouvertement. Elle récupéra le robot et son matériel d’urgence qu’elle enfouie dans un pochon.

- Et qui vous protège, vous ?

Shin n’obtint pas de réponse : Son Altesse Joseph s’était assoupi. Elle remonta sur lui la couverture et sortit à pas de souris.

Trois heures plus tard, il se réveillerait en sursaut et se précipiterait dehors pour répondre à l’appel tacite de cette chose. Encore.

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