Chapitre 19 (2/2) : Une fête bien terrienne 

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Nous sommes finalement passés à table une heure plus tard. Thomas, comme tout dirigeant qui se respecte, s’était installé au bout, dans un fauteuil en velours, qui rendait nos sièges en liège complétement ridicules. Louis s’était installé à sa gauche et Joseph à sa droite. Shin, après m’avoir lancé un regard hostile et une moue obligée à Louis, s’installa à côté de Joseph. Je pris donc place en face d’elle. Savoir Louis à mes côtés me fit me sentir plus légère. Mais placée ainsi, j’avais beaucoup de mal à fuir le regard inquisiteur de Jo.

Je m’étais interrogée sur le nombre de couverts, puisque nous n’étions que cinq à être présents, mais je n’avais pas osé les interroger ouvertement. Cependant, mon regard semblait avoir parlé pour moi.

- J’ai invité les Prudes à manger avec nous, mais je crois qu’ils n’ont pas compris le principe du réveillon de Noël, s’expliqua Thomas.

- Remarque, nous non plus…renchérit mon frère.

Les regards des trois autres se posèrent sur moi. Mais à l’idée d’aborder l’histoire de la naissance d’un enfant sans père biologique, dans une bergerie, en plein milieu de l’hiver, et tout un tas de voyageurs venus de contrés lointaines pour le fêter, j’étais vite découragée. La fête païenne qui consistait à honorer le bon comportement des enfants par une distribution de cadeaux venant d’un grand-père vêtu de rouge et qui se déplaçait à l’aide d’un traineau volant tiré par des rennes ; ce n’était pas beaucoup mieux. Je préférais donc faire mine de ne pas avoir compris leur requête.

- Je ne savais pas qu’il y avait d’autres personnes ici. Je n’ai jamais croisé âme qui vive, relevais-je.

- C’est parce que tu leur fais peur, me répondit le blondinet.

- Pourquoi?

- Bah…t’es un drôle de petit monstre, toi.

Un drôle de petit monstre. Voilà comment chacun d’entre eux me définissait. Un monstre. Je savais que Joseph ne le pensait pas en mal, ni les autres d’ailleurs. Sauf peut-être Shin dont le nez se froissa au moment même où Jo avait prononcé ce mot. Mais il avait dit un monstre. Et ces mots résonnaient en boucle dans mon cerveau. Mes entrailles pesèrent soudain une tonne, ce qui me coupa l’appétit. Je me renfrognais et décidais de ne plus poser de questions. Si c’était pour recevoir ce genre de réponse, je préférais m’abstenir.

J’avais pris sur moi et m’étais forcé à avaler deux ou trois bouchées. Finalement, le repas était très bon, ce qui était plutôt surprenant au vu de l’aspect de certains aliments. Cependant, l’ambiance de la soirée était assez surprenante : personne n’avait dit un seul mot durant plus d’une heure. Si cela n’avait pas semblé les gêner, j’avais voulu lancer la conversation mais je ne trouvais pas de sujet adéquat. J’avais fini pas abandonner l’idée et jouais avec les restes d’une pomme de terre en tentant de ne pas songer à ce que m’inspiraient tous ces sièges vides.

Clarisse Tolé, la mère d’Ellie et de Sylvain, était une amie d’enfance de mon père. Ils étaient inséparables, si bien que nous passions noël ensemble chaque année. C’était toujours un repas animé où chants, discussions d’adultes et cris d’enfants s’entremêlaient dans une cacophonie réjouissante. Puis, d’année en année, les sièges vides autour de la table se firent de plus en plus nombreux ; la fête de moins en moins plaisante. D’abord, ce fut le père d’Ellie qui s’abonna aux absents : un divorce plutôt simple, sans guerre, sans désaccord. Puis, dans la foulée, Elisa, ma mère et mon père qui ne supportait pas leur absence. En songeant au fait que cette année je ne serais pas aux côtés des miens, que je les quittais à mon tour, la bile me monta à la gorge.

Soudain, comme pour briser le silence, Louis éclata de rire. Les garçons n’étaient pas surpris. Thomas l’avait même rejoint. Joseph, quant à lui, se contenta d’un petit sourire. Seule Shin eut l’air aussi dubitative que moi.

- Je crois que je n’ai pas tout suivi, dis-je en me tortillant sur mon siège.

- Oh, j’avais oublié. Je suis désolé, s’excusa Louis sans pouvoir s’arrêter de rire.

Tous les regards se posèrent sur moi et le rouge me monta aux joues. Avais-je dit quelque chose de déplacé ? Je m’enfonçai en peu plus dans ma chaise, cherchant un moyen de me faire disparaître.

- Non, ne t’excuse pas, soufflai-je en détachant chaque mot. Je ne voulais pas te mettre mal à l’aise.

« Et moi, surtout. »

- C’est tellement habituel pour nous que j’oublie que ce n’est pas votre cas, continua-t-il en nous désignant, Shin et moi, d’un mouvement de menton.

- Qu’est-ce qui est habituel ?

Les mots m’avaient échappé. « Mais tais-toi, bon dieu ! »

- De ne pas…parler, avait-il lâché.

Je ne comprenais rien à ce qu’il me racontait. A vrai dire, je ne comprenais jamais rien à ce qu’ils me disaient, tous, depuis que j’étais arrivée. C’est comme si nous ne parlions pas la même langue, tout en utilisant les même mots.

Mes quatre compagnons de tablée me regardaient fixement, comme s’ils attendaient que je dise quelque chose, comme s’ils attendaient une réponse. Alors pour leur faire plaisir j’ouvris la bouche, espérant que quelque chose d’intelligent veuille bien sortir. Mais rien. J’avais enfin réussi à la boucler ! Alors je me ravisai.

- Ça ne marche pas ! remarqua Joseph.

- Ça viendra. Elle comprendra, lui répondit Thomas dans un sourire froid.

Louis se pencha vers moi et me pressa tendrement l’épaule, ce qui me fit oublier mon malaise.

- Je partageais avec eux un de mes souvenirs de la fête du Grand Froid, m’apprit-il. C’est peut-être ce qui se rapproche le plus de votre noël.

- En quoi cela consiste-t-il ?

Il posa chacun de ses couverts sur la table et croisa les mains sur lesquelles il s’appuya. Dans un même temps, Thomas avait emprunté la même position. Je notai que ces deux-là se déplaçait étrangement, comme si leur corps répondait à l’autre de manière inconsciente. Louis qui avait d’ordinaire une posture plutôt légère, se crispait davantage. A l’inverse, Thomas dont la tenue était toujours royale, s’affaissait un peu plus à son contact.

- La neige tombe très rarement sur Tellusa, mais lorsque c’est le cas, c’est alors signe de changement. Pour célébrer cela, il est de coutume que nous coupions toutes sources d’énergie. Nous goutons de nouveau à la vie telle que pouvait la connaître nos ancêtres. Les Enfants de Tellusa sont priés de ne pas utiliser leurs dons, dans cette idée.

Je souris émerveillée. Cela me rappelait mon dernier noël avec Elisa et ma mère. A la fin du mois de décembre, cette année-là, une tempête impressionnante avait traversé la France. Des arbres bloqués les routes, des maisons avaient été touchées, beaucoup de foyer privés d’électricité... Cela avait été notre cas. Nous dormions alors tous dans la même pièce, auprès de la cheminée qui nous apportait un peu de chaleur ; nous occupions nos journées à lire des contes de noël ou à jouer aux jeux de sociétés. Nous n’avions pas pu cuisiner, si bien que nous avions pique-niqué. Cela restait le plus beau noël de ma vie, parce que nous étions tous unis. Nous nous voyons et nous écoutions, comme jamais nous l’avions fait avant et comme jamais nous l’avions fait depuis. Je ne comprenais que trop bien l’intérêt d’une telle coutume.

- Combien de temps cela dure-t-il ? demandai-je

- Aussi longtemps que tombe la neige, avait répondu Thomas. Et lorsque cela se termine, nous offrons des cadeaux aux nôtres.

- Je leur racontais donc à quel point cela était un véritable calvaire lorsque j’avais voulu offrir un cadeau à Thomas. J’avais parcouru les sept royaumes à la recherche de quelques chose de particulier, de suffisamment important et je n’avais rien trouvé ; rien qu’il n’avait déjà !

Le principal intéressé lui adressa un regard pétillant, accompagné d’un sourire.

- Surtout qu’à cette époque, nous n’étions pas proches. Tu n’étais, à mes yeux, qu’un membre de l’Escorte, au service de mon beau-frère.

- Si vous n’étiez pas encore proche, pourquoi voulais-tu lui offrir quelque chose ? le questionnais-je tandis que j’apportais à mes lèvres un peu de vin.

En portant mon regard à mon verre, mes yeux glissèrent sur Joseph. Il me fixait avec attention et je ne pus décrocher mon regard du sien, qui se voulait un peu trop conquérant.

- Pour qu’il me remarque, m’apprit Louis. Et ça a marché ! Il n’y a pas un événement qui suivit auxquels il ne m’invita pas.

Sa voix me rappela à la réalité.

- J’avais besoin que tu assures la sécurité, objecta Thomas.

- Bien sûr ! Pourquoi m’aurais-tu invité sinon ? lui répondit l’autre en lui adressant un clin d’œil.

Shin se redressa vigoureusement, ce qui nous arrêta. Elle grogna quelques excuses et se faufila hors de la pièce. Louis souffla de déception et de tristesse, et Thomas posa sa main sur la sienne.

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