Chapitre 16 : les larmes de Tellusa

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Le jour suivant je m’étais levée aux alentours de midi. Bien que je fusse réveillée depuis plusieurs heures déjà, j’avais préféré disparaitre sous la couette. Il avait fallu qu’une abominable douleur au ventre me signale qu’il fallait aller aux toilettes de toute urgence pour que je daigne enfin me lever. Je m’étais attardée le plus possible dans la salle d’eau, puis j’avais détaillé avec attention chacune des tenues du dressing, avant de me résoudre à rejoindre la chambre pour faire ce que je devais faire : me souvenir.

J’avais fait appeler Joseph mais il semblait avoir fui loin de là. Très loin de là.

Je ne savais toujours pas comment m’y prendre pour me rappeler quoi que ce soit. J’étudiais avec précaution la lettre de conseils que m’avait laissée Joseph, mais rien ne m’aidait. Et après avoir fait le tour de mes idées – toutes plus inutiles les unes que les autres- j’avais attrapé un vieux crayon à papier qui trainait sur le bureau. Et je commençais à dessiner des formes abstraites tout autour des mots de mon frère. Griffonner, ça m’avait toujours aidé à y voir plus clair.

Mon frère. Mon frère.

Je me répétais sans cesse ces mots. Mon frère. Joseph était mon frère. Les formuler n’avait rien de choquant mais ils ne prenaient pas plus de sens et Jo, pas plus d’importance. Il restait Jo. Le garçon étrange, énigmatique, écorché-vif que j’avais rencontré trois mois plus tôt. Il était un Maillot et j’étais une Lucas. Il était Jo et j’étais Jessy. Rien ne changerait jamais ça.

Son visage se révélait sous mes traits de crayon. Le dessin était étrangement bien réussi. Pourtant je n’avais aucun talent particulier. En réalité on le reconnaissait à peine mais son regard était juste. Il était froid. Ce n’était pas son regard habituel mais c’est celui qu’il avait depuis que j’avais découvert son secret. Glacial.

Je le fixais comme s’il était réel et une brûlure me parcourut toute entière. Je m’efforçais de la chasser en reprenant mon dessin, le modifiant. Un peu d’abord puis complètement, laissant libre court à mon imagination. Et à ma rage, qui grandissait de plus en plus. Je lui dessinais des cornes sur le crâne et donnais quelques coups de crayon sur les joues. Ses grandes dents lui donnaient l’aspect d’un vampire enragé. C’était un véritable chef d’œuvre. J’étais prête à rivaliser avec Trent.

Je saisis la feuille, la déchira en plusieurs morceaux et en fit une boule que je balançais de toutes mes forces vers la vitre. Elle s’envola par-dessus le rebord en pierre taillée de la terrasse. J’avais oublié que la fenêtre était ouverte.

Chassant la rage que la pensée du nouveau dédain de Jo m’inspirait, je me levais pour aller voir où mon œuvre d’art avait atterri. Mon projectile se trouvait entre les roses blanches et les roses rouges. A l’idée de devoir se battre avec les épines pour le récupérer, et sachant pertinemment que je perdrais deux ou trois batailles avant d’y arriver, un juron mêlé à un grognement m’échappa.

En traînant des pieds, je fis demi-tour, attrapa mes baskets et m’écroulai au sol pour les enfiler. Le mug de la veille avait glissé sous le lit, sans que je n’aie le moindre souvenir d’avoir avalé son contenu. Je l’attrapai et le déposai sur le bureau. Le souvenir du sourire amer que Joseph m’avait lancé avant de disparaitre, et la tendresse dont il avait su faire preuve, frappèrent mon esprit avec violence, comme une décharge électrique.

J’enroulais mes bras autour de mes genoux et y enfouis ma tête.

Lui seul avait le pouvoir de me faire passer de la rage à la compassion, en faisant un petit détour par la honte et la culpabilité, le tout en si peu de temps. Cela tenait presque du talent. Et moi, j’étais bien trop ridicule. N’arrivais-je donc pas à lui en vouloir plus de trente secondes ? Apparemment non.

Prisonnière d’un sentiment entre le dégoût et désarroi, j’abandonnai mon repli et partis à la recherche de mon dessin, qui faisait tâche au milieu de ces fleurs. Comme à son habitude, la bâtisse semblait abandonnée. On entendait la pluie qui s’écrasait contre les carreaux. Elle faisait résonnance à ma dépression naissante, ce qui rendait cette émotion plus réelle, et bien plus forte.

Comme pour ne pas me faire envahir par elle, je me précipitais à vive allure vers l’escalier. Je descendis les marches quatre à quatre, me laissai déraper sur le carrelage du hall et ouvrit a peine la grande porte avant de m’engouffrer dehors. En deux ou trois enjambées seulement, j’avais déjà contourné le premier pignon et je me retrouvais à l’extrémité sud du jardin, au milieu des tombes. Je n’y prêtais pas attention dans un premier temps.

Le jardin était gigantesque vue d’en bas. Je ne percevais pas les roses qui se trouvaient à l’autre extrémité. Toutes les fleurs semblaient se mêler dans une symphonie de couleurs, magnifique, mais qui rendait ma tâche beaucoup plus complexe. J’essayai de repérer le balcon de ma fenêtre, deux étages plus haut, pour déterminer à quelque chose près, la direction vers laquelle je devais me diriger. Mes les cordes qui tombaient m’empêchaient d’y voir suffisamment clair. A l’aveugle, donc, je m’élançais à la recherche du papier.

Il fallait faire vite avant que l’encre ne s’écoule et pollue ce jardin d’Eden que même la pluie n’arrivait pas à enlaidir. Pourtant, la pluie enlaidit toujours tout avec une facilité déconcertante.

Les roses furent finalement assez faciles à trouver. Il ne me restait plus qu’a dénicher le détritus. J’examinais avec attention les lieux, mais il semblait s’être volatilisé, comme par magie. Je sondais la zone encore et encore. J’avais défait mon gilet et m’en servait de parapluie, pour être le plus efficace possible. Mais c’était sans compter sur le froid qui régnait dehors et me glaçait le sang.

- Qu’est-ce que tu fais là ? me demanda une voix roque derrière moi.

Tellement obnubilée par ce satané papier, je n’avais pas senti âme qui vive s’approcher. Je me retournais, à moitié recroquevillée sur moi-même et aperçut Thomas, habillé d’un costume noir, une écharpe rouge autour du cou.

- Tu vas attraper froid, reprit-il.

- J’ai fait tomber quelque chose ici. Je veux le récupérer.

Il m’examina avec attention. Il inclina légèrement la tête comme s’il cherchait à élucider un mystère. Aucune expression ne trahissait ses pensées. Je me sentais observée, jugée. Cette idée me paralysa. Sans que je ne comprenne pourquoi, je me sentais menacée. Je tentais de rester maître de mes idées pour qu’il ne puisse pas les analyser.

Comme s’il avait trouvé une réponse à ce qu’il cherchait, il me tendit son parapluie, accompagnant son geste d’un sourire de coin. Le tout en inclinant la tête légèrement de l’autre côté. C’est un détail que j’avais déjà remarqué. Il faisait toujours cela avec sa tête. Toujours. Mais à force de ne plus le voir, depuis quelques semaines, je l’avais oublié.

En luttant contre les frissons et mes dents qui claquaient, j’attrapai le parapluie.

- Et vous ?

- La pluie ne me dérange pas. Et puis, elle va bientôt cesser.

Il tourna les talons, fit quelques pas et s’agenouilla devant un banc de lys. Il posa ses longs doigts le long de la fleur et la dirigea vers son nez. Il la huma dans une moue de dégoût avant de diriger ses mains vers une autre de ses congénères. Il l’a coupa avec précaution. Puis, dans une grimace de douleur qu’il tenta de dissimuler derrière un sourire, il se redressa, m’adressant un nouveau regard vide.

Un nouveau frisson me parcourut, venant de l’intérieur celui là.

Thomas fouilla sa poche et en sortit une boule de papier. Ma boule de papier.

- C’est ça que tu cherches, n’est-ce pas ?

Toujours paralysée par cette sensation de danger, je me contentais d’hocher la tête. Ma réaction le fit sourire. Il me rejoignit, me rendit le papier tout chiffonné, coinça la fleur entre ses dents et passa son écharpe autour de moi.

- Je ne te veux aucun mal, tu sais ?

Le ton de sa voix était posé ce qui était plutôt rassurant, mais qui ne chassait en rien l’inquiétude que sa présence m’inspirait. Il m’adressa un regard empli de compassion. Ou peut-être était-ce une sorte de supplication ? Je tentais de lui rendre. En vain. Il souffla de dépit et me fit signe de le suivre. Bien que mon instinct me dise de fuir, mes jambes elles, voulaient bien coopérer.

- Alors comme ça, Joseph est un démon ?

Une légère pointe d’ironie transparaissait dans le ton de sa voix. J’aurais voulu m’expliquer mais à court d’arguments je me contentai d’un léger son d’approbation.

- Ce n’est pas un mauvais garçon; ne laisse jamais sa maladresse te tromper. Rappelle toi toujours d'une chose: il sera toujours là pour toi.

- Là, il ne l’est pas.

Le roi s’arrêta, le temps de prendre soin d’utiliser les bons mots.

- Tu te trompes. Il s’est absenté, c’est vrai. Ses fonctions l'accaparent souvent. Mais il revient toujours quand il sait que tu en as besoin. Tu ne l’as peut-être pas vu, ou tu ne t’en souviens plus, mais il était là à chaque étape importante de ta vie, comme à la mort d’Elisa par exemple. Il remuerait ciel et terre pour toi.

Je me pétrifiai. Une pointe me transperça la poitrine et m’empêcha de respirer. Une sensation de froid – non, de glace- glissa en moi, avec une lenteur extrême.

- Tu croyais peut-être que j’ignorais ces faits ?

- Joseph le pense, murmurai-je.

- Joseph le pense, en effet, me répondit-il.

J’essayais de comprendre où il voulait en venir, sans y parvenir.

- Joseph oubli qui je suis. Je ne peux me permettre d’ignorer les faits et gestes de mes sujets, ne penses-tu pas ? Sans compter que Naïwenn était ma sœur, ma jumelle, l’autre moitié de mon être.

- Vous saviez où elle était ?

- Je l’ai toujours su. Elle ne me l’a jamais caché. Nous nous rencontrions souvent. J’étais là à son mariage. A ta naissance aussi.

Il reprit sa marche et inconsciemment je lui emboitais le pas.

- Pourquoi ne pas lui avoir demandé où était la Pierre du Temps, alors ?

- Parce qu’elle était ma sœur. Et une grande reine. J’avais confiance en elle. Je l’aimais. Il est vrai que je n’ai pas toujours su comprendre ses choix mais j’étais persuadé, et je le suis toujours, qu’elle avait ses raisons. De bonnes raisons. Peu importe ce que les gens en pensent, ce que Joseph en pense.

- Et Joseph, vous lui faites confiance ?

Il se figea l’espace d’une seconde. Il inclina la tête et un sourire coupa ses lèvres avant qu’il ne s’en aperçoive et se ressaisisse, l’air de nouveau impassible. Ce sourire ne m’était pas adressé. C’était simplement un de ces gestes qui nous échappent, qui sont révélateurs de nos sincères pensées.

- Il est ma chair et mon sang.

Je notais qu’il ne m’avait pas répondu. On traversa le jardin et il s’arrêta devant une tombe qui me paraissait familière. Elle était noire, ornée de gravure d’or. Je n’avais même pas besoin de lire l’inscription pour savoir à qui elle appartenait.

- Elle a une tombe ici aussi ?

- Joseph en a fait mettre un peu partout lorsqu’elle est morte. Mais c’est ici qu’elle repose.

Thomas la contemplait avec attention. Sa souffrance transpirait à travers ses yeux abattus. Il déposa le lys. C’était les fleurs préférées de ma mère. Il l’avait choisi avec soin. Il récupéra d’autres fleurs à l’aspect moins frais, mais qui n’étaient pas encore fanées. Il les avait probablement déposées les jours précédents. Il se dirigea vers une sorte de fosse où trônait un immense tat de fleurs desséchées et reprit sa place.

Je tentais de me faire la plus petite qui soit. Je n’étais d’ailleurs pas certaine qu’il tienne à ce que je sois là. J’avais la peau mouillée jusqu’aux os ce qui ne faisait qu’approuver un peu plus l’idée de m’enfuir à toutes jambes. Mais je ne savais pas ce qui convenait de faire. Il était roi. Il était mon oncle. Et je n’avais aucune idée de ce qu’il attendait de moi. En essayant d’analyser les moindres petits indices qu’il aurait laissé échapper, tout en luttant contre le froid, je tentais de me résonner calmement. Mais la pluie avait sur moi tout l’effet inverse. Je l’avais toujours détestée.

- Je la détestais aussi, avant. La pluie.

Je levais les yeux vers les siens. Une nouvelle sensation étrange me parcourut, alors je les détournais. Je me mordais la lèvre pour la chasser.

- Avant ? réussis-je à souffler

- Ta mère, elle, elle l’a toujours adoré. Elle faisait de longues promenades sous une pluie battante. Cela la rendait heureuse. Elle disait toujours que la pluie, c’était les larmes de Tellusa.

Il avait renoncé à une conversation les yeux dans les yeux. Il s’était de nouveau tourné vers la pierre qui semblait plus compatissante que moi.

Après avoir repoussé et ma peur, qui n’avait d’ailleurs aucun sens, et le dégout que ma propre réaction m’inspirait, je raclais ma gorge pour éclaircir ma voix :

- Quand bien même, je ne vois pas en quoi ça rend la pluie plus agréable. Ce serait même plutôt l’inverse, non ?

Il m’adressa un nouveau regard accompagné d’un sourire, que je ne fuyais pas cette fois-ci.

- Moi non plus je ne comprenais pas.

- Mais maintenant oui ?

Il hocha la tête.

- Expliquez-moi. S’il vous plait.

Il avança vers moi et je luttais de toutes mes forces pour ne pas reculer. Il posa ses mains sur mes épaules et sonda une nouvelle fois mon regard. Etrangement, aucune sensation désagréable ne me parcourut. Etait-ce le contact de ses mains ou simplement le fait qu’il ne se soit rien passé de mal ? Mais la peur en moi avait été chassée.

- Il y a des choses qu’on apprend seul. Mais j’espère pour toi que jamais tu ne le comprendras.

Il leva les yeux au ciel et abaissa le parapluie.

- Regarde. Il semblerait qu’elle ait cessée.



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