Près de l'arbre à palabres

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Je regarde mon frère qui joue au foot avec ses potes sur le terrain aménagé par la mairie au milieu des tours. Il s'en donne à cœur joie et il a fière allure, torse nu, ses muscles saillants bien mis en évidence qui font le bonheur de mes amies installées près de moi. Abou a la côte auprès d'elles. Il faut dire que nous sommes toutes plus ou moins en couple avec les copains de mon frère qui sont tous plus sexys les uns que les autres et âgés seulement d'un ou deux ans de plus que nous.

Moi, mon mec, c'est Idrissa, le seul autre Sénégalais de la bande, le plus proche de mon frère vu que nos familles se fréquentent. Il est plus trapu qu'Abou mais quelle masse de muscles ! J'adore me lover contre lui et passer ma main sur ses pectoraux, je m'y sens en sécurité, surtout qu'au-delà de sa force physique, il a aussi la tête sur les épaules. Il est en apprentissage auprès d'un électricien et me promet de passer sa vie à me traiter comme la princesse que je suis aux yeux de tous ceux de la communauté. Je l’adore mais je suis un peu frustrée car il m'a dit attendre les quelques mois qui me séparent de mes seize ans pour aller plus loin que les câlins et les bisous.

“Princesse”, c'est comme ça que tout le monde m’appelle, la faute à mon père qui n'a jamais utilisé mon vrai prénom. Même mes profs m'appellent ainsi. Avec mes résultats, ils espèrent tous pouvoir se glorifier de mon accession à une grande école après le bac, cela mérite bien un petit surnom.

Une fois le match terminé, Idrissa se précipite pour venir m'embrasser, ce que je fais avec plaisir malgré sa transpiration.

— Tu as vu comme j'ai bien joué, Princesse ? Je voulais que tu sois fière de moi !

— Je suis toujours fière de toi, mon Poussin.

Comme d'habitude quand j'utilise ce petit diminutif affectueux, il se renfrogne et me fait une grimace. Mais c'est tellement chou que je ne m'en lasse pas.

— Je te retrouve sous l'arbre à palabres dans une petite heure ? Je vais prendre une douche.

Une partie de moi aimerait tellement l'accompagner mais je résiste à la tentation et l'embrasse avec gourmandise avant de le laisser filer. Derrière moi, j'entends mes copines glousser devant la frustration que je laisse apparaître. Je leur tire la langue avant de me diriger vers le grand platane qui trône, solitaire, au milieu de cette petite placette que nous privatisons par notre présence massive presque chaque soir.

Ma grand-mère est déjà installée, les yeux fermés comme si elle méditait. Elle est toute ridée, sa peau noire est fripée et semble grise à certains endroits mais elle arbore toujours un sourire à la fois accueillant et énigmatique. J’ai parfois l’impression qu’elle passe sa vie sur ce fauteuil vert qui alterne entre son salon et la place qu’elle occupe, juste à la base de l’arbre. Chaque fois que le temps le permet, un de ses nombreux petits-fils se charge de transporter le fauteuil pour qu’elle puisse présider les discussions qui se tiennent ici comme on le ferait au Sénégal et qui me fascinent d’autant plus que ma grand-mère m’a informée à mon dernier anniversaire que bientôt, quand elle ira rejoindre les esprits, ce sera moi qui la remplacerai.

Je m'approche en silence pour ne pas la déranger et m'assois à ma place habituelle, à même le sol, non loin d'elle. Je suis vraiment captivée par son souffle qu'on croirait éteint tellement il passe inaperçu. Elle me surprend néanmoins en s'adressant à moi de sa voix profonde et légèrement tremblante.

— Salaam, Princesse. Les esprits semblent te favoriser, mais ton esprit est encombré de stupides futilités. Quand accepteras-tu donc de te concentrer sur la mission qui te sera bientôt confiée ?

Ma grand-mère parle toujours en faisant des vers dans ses phrases et je me demande si cela vient naturellement avec la fonction ou si je vais devoir apprendre à rimer mes paroles, moi aussi.

— Salaam, Maam. Pourquoi me demandes-tu ça, ai-je parfois manqué d’attention lors des soirées passées en ta compagnie ?

J’essaie de répondre avec assurance, persuadée de faire le maximum pour m’inscrire dans ses pas mais ma voix tremble un peu suite aux reproches qu’elle vient de m’adresser.

— Ton corps est certes devant moi, mais ton esprit ne l’est pas. Tu fais semblant de prêter attention mais ton âme s’enfuit dans de multiples directions. Comment ai-je pu échouer autant ? Pourquoi ai-je, avec toi, perdu mon temps ? Sache, mon enfant, que bientôt je serai avec les esprits, et que toi seule pourras s’opposer au mal infini.

— Que veux-tu dire par là, Maam ? Tu es encore en pleine forme ! m’indigné-je en levant les yeux vers elle. Et comment une jeune fille comme moi pourrait s’opposer au mal infini dont tu parles ?

A chaque fois que nous nous retrouvons toutes les deux, elle me parle de sa façon de voir le monde, de l’importance de l’harmonie des esprits et de son rôle en tant que guide pour notre communauté. J’essaie toujours de la suivre et de la comprendre mais souvent, ses discours restent opaques et mystérieux.

— Princesse, il te faut découvrir ton pouvoir. C’est ta responsabilité, ton devoir. Comment crois-tu que notre communauté résiste à la violence ? Crois-tu qu’il ne s’agit là que de chance ? Par ma présence, je pacifie les conflits. Les hommes se forcent à juguler leurs meurtrières envies. Pour communiquer et bénéficier des conseils de l’autre monde, il faut renoncer à ce qui ici est immonde. Cesse donc de penser à Idrissa et aux plaisirs charnels ! Essaie de te projeter dans la magie de notre famille qui est intemporelle !

Ce n’est pas la première fois qu'elle me dit ça mais j'ai du mal à appréhender le sens caché de ses propos.

— Maam, j'entends ce que tu dis mais comment peux-tu me demander ce sacrifice alors que toi, avec mon grand-père, vous avez eu dix enfants ? Les plaisirs charnels, tu ne t'en es pas passé et la magie vit en toi ! Je suis jeune, je ne veux pas abandonner tout ce qui pourrait me faire sentir femme un jour, c'est impossible !

— Oh, Princesse, mes mots ne suffiront jamais à tout t'expliquer. Viens donc près de moi, approche-toi.

Je me relève et me positionne devant elle. Elle prend mes mains entre les siennes et se met à murmurer des sons incompréhensibles dont le rythme finit par me faire tomber dans une rêverie féerique.

Je vois le monde qui m'entoure se colorer de toutes les teintes de l'arc-en-ciel, j'ai l'impression de m'envoler loin de tout ce qui est artificiel. Soudainement je plonge et me retrouve libérée de toute pression gravitationnelle. Je suis entourée d'esprits qui tiennent des conversations superficielles. Je comprends tout mais n'entends rien. Je sais tout mais ne retiens rien. J'oublie tout mais garde le bien. Je mélange tout mais saisis tous les liens. J'essaie de suivre l'esprit de Maam qui se faufile à vive allure et qui semble ravi de me montrer le chemin vers mon futur. Il semblerait cependant que je suis entravée par une imaginaire armure et que je ne puisse pas participer pleinement à cette aventure. Je suis comme un papillon tout juste sorti de sa chrysalide : j'apprends à voler mais reste encore maladroite même si je suis intrépide.

— Princesse, ça va ? Tu fais quoi assise à la place de ta grand-mère ?

C'est Idrissa qui me secoue gentiment. J'ai du mal à émerger et à reprendre pied avec la réalité mais lorsque j'ouvre les yeux, tout a plus de relief, je comprends ce qui m'entoure avec une acuité impressionnante. Maam avait raison, jamais les mots ne pourront retranscrire ce que je vis et découvre à l'instant.

— Maam n'est plus des nôtres, malheureusement. Elle a fini sa mission dans notre espace-temps. Désormais, j'ai la lourde responsabilité de la remplacer, j'espère que tu montreras l'exemple et que tu vas m'écouter.

Je me rends compte que je me suis mise à faire des rimes, mais je sais aussi qu'il n'y a que sous l'arbre à palabres que je dois m'en préoccuper. Le reste du temps, je pourrai agir comme l'adolescente normale que je suis aux yeux de tous. Avec cette particularité de vivre tout plus intensément, et ce n’est vraiment pas rien. C’est assez incroyable, toutes ces sensations et, en voyant le regard perplexe d’Idrissa en face de moi, je sais que jamais je ne pourrai vraiment l’expliquer. Je lui souris et l’attire vers moi pour l’embrasser, ce qui me donne l’impression de déclencher une symphonie d’étoiles dans mon corps et dans mon âme.

Tous mes amis et ma famille arrivent peu à peu et s’installent autour de moi, perplexes face à ce qui est en train de se produire sous leurs yeux. Je garde les miens fermés mais je vois tout ce qui est important. Le monde est en couleurs lorsque je le regarde en compagnie des esprits. Mais les ombres rôdent et je sais que c’est mon devoir de les repousser et de les vaincre.

Où que tu sois désormais, Maam, je te promets que je vais tenter de continuer la mission que tu m'as confiée, le bien-être de la cité et de mes proches en dépend, je le comprends parfaitement à présent. Je ne sais pas si je vais réussir à relever ce défi, mais je te remercie Maam pour ce précieux don.

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