Ma dernière livraison

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Aujourd'hui, nous sommes lundi.

Toute la journée, j'ai expédié mes livraisons à une vitesse folle, si bien que lorsque j'arrive chez elle, je suis bien plus en avance qu'à l'accoutumée. Nous ne nous sommes pas revus depuis jeudi et cela me semble une éternité.

Je suis assis dans mon camion, là, devant cette maison branlante.

J'appréhende.

Est-ce que tout va redevenir comme avant ?

Ou alors... peut-être bien que tout a changé.

Une seule façon de le savoir.

Je sors du camion, j'attrape les deux derniers colis - un gros carton de produits frais et de légumes, un autre contenant quelques plats préparés, comme tous les lundis -, les empile l'un sur l'autre et m'avance le long de l'allée.

Je jette un œil aux hautes herbes, monte les quelques marches menant au perron en prenant bien soin d'éviter la planche et pose finalement mes paquets dans le carré.

Je frappe à la porte.

— Vos colis sont là, madame.

Pas de réponse.

J'entends les battements de mon cœur dans mes oreilles.

Je tape une nouvelle fois.

— Vous êtes là ?

Puis plus bas :

— Bien sûr qu'elle est là.

J'agite la tête, pas très fier de mes émois adolescents.

J'attends une longue minute, mais rien ne se passe.

Ne demeurent que le silence et cette vague sensation de tristesse.

— À jeudi, madame, dis-je finalement.

Alors que je prends la direction du camion, un peu bouleversé, j'entends un cliquetis de clés qui tournent dans la porte, ce qui relance la machine à palpitations.

— Je... marmonne la voix étouffée derrière la porte. Attendez.

Je reviens sur mes pas.

— Un problème sur la qualité de la livraison, madame ?

— Plus sur la qualité du livreur, en réalité. Il respecte les instructions, mais il ressemble à rien. J'ai honte à chaque fois que je le vois arriver.

— Nous envoyons des livreurs en adéquation avec leur milieu de livraison.

— D'extérieur, j'avoue que ma maison a mauvaise mine, mais l'intérieur est de qualité.

— Tout comme votre livreur, madame.

J'entends un rire, léger, sincère.

— Vous pouvez entrer, m'annonce-t-elle pour couper court à notre jeu.

J'écoute ses pas qui s'éloignent rapidement, puis j'attrape mes colis, entre dans sa maison et les dépose dans la cuisine, laissant la porte ouverte derrière moi. Elle est tout au fond du salon, dans l'ombre. Je distingue une silhouette plus qu'un visage.

— Je devrais toujours les déposer chez vous, désormais ?

— Non. Je voulais... Je voulais simplement vous dire merci.

J'acquiesce d'un signe de tête.

— Vous auriez pu le faire de derrière la porte.

— J'aurais pu.

Je souris.

— Vous vous rendez compte que vous venez de dire un mot gentil. Et cette fois-ci, ce n'est même pas implicite.

Elle se penche un peu et j'aperçois brièvement son visage, tout sourire.

— Et vous souriez, en plus ! On n'est pas samedi, pourtant.

Elle regarde autour d'elle et croise ses bras.

— J'en ai marre des samedis.

Je souris, un peu gêné, un peu déstabilisé.

— Je peux vous poser une question ? demandé-je.

Je distingue des épaules qui se lèvent, mais pas de réponse, alors je me lance.

— Est-ce que vous avez envie de me dire pourquoi vous êtes comme ça ?

Elle se racle la gorge.

— Et comment je suis ?

— Agaçante. Hésitante. Intrigante.

— Vous auriez pu ajouter charmante.

— J'aurais pu.

Elle rit.

Je profite de l'instant.

Mon cœur est au bord de l'explosion.

— Qu'est-ce que vous voulez savoir, exactement ?

— Comment vous gagnez votre vie ? Pourquoi vous restez toute la journée dans le noir ? Pourquoi toute seule ? Vous êtes certaine que c'est la mode, les longs gants ?

— Ça fait beaucoup de questions.

— J'ai beaucoup de temps devant moi.

Elle s'approche un peu, avance jusqu'à la salle à manger, puis s'assoit sur une chaise.

Je reste immobile.

Elle n'est plus dans l'ombre, désormais.

Alors que j'observe ses beaux yeux marron - tristes, inquiets, mais, me semble-t-il, pleins d'attente -, elle ramène ses cheveux vers l'avant comme pour cacher son visage.

Elle doit avoir vingt-six ou vingt-huit ans. Peut-être un peu plus.

Malgré tout, elle parait balayée par la vie.

Pour gonfler la liste de toutes ses contradictions, elle me sourit, intimidée et stressée.

— D'accord, dit-elle, alors choisissez une question pour commencer, mais ne vous approchez pas, s'il vous plait.

Je réfléchis à celle qui me titille le plus, et je finis par trancher.

— Les gants.

Elle hoche la tête en signe d'approbation.

— C'est à la fois complexe et facile à expliquer, et ça répondra tout aussi bien à l'une de vos autres questions.

Lentement, je recule vers la cuisine, attrape un tabouret et m'y installe.

— Je suis tout ouïe.

Elle regarde ses mains gantées.

Son visage, ainsi que tous ses gestes, trahissent une énorme appréhension.

— Prenez votre temps, ajouté-je. Pour vous, je ne serai jamais pressé.

— Et si ça vous faisait fuir ?

Une nouvelle fois, j'acquiesce d'un signe de la tête.

— Si je fuyais, vous auriez eu ce que vous vouliez depuis le début.

Elle s'agite sur sa chaise, comme si elle regrettait de s'être mise dans la lumière.

Lorsqu'elle me répond, sa voix est nouée par l'émotion.

— J'en ai peut-être plus autant envie qu'au début.

Ses lèvres tremblent et je vois clairement qu'elle se retient de pleurer.

— Alors résumons : vous m'avez électrocuté à deux reprises, violenté avec une batte de baseball, harcelé et humilié. A priori, vous n'êtes pas très douée pour me faire fuir.

— J'en gardais encore un peu sous le pied.

— J'ai bien compris que vous étiez une femme pleine de surprise.

— Vous n'avez pas idée.

Un silence passe, incertain, alors je réitère ma question.

— Les gants ?

Elle souffle, mal à l'aise, indécise, puis elle me donne une première réponse.

— Si je venais à vous toucher, vous seriez mort dans la minute qui suit.

J'analyse cette phrase sous toutes les coutures, mais je n'en tire qu'une certaine incrédulité. Un instant, je me demande si elle n'est pas en train de se moquer de moi.

— Pourquoi ?

— Le pourquoi, c'est la partie complexe, lance-t-elle en levant les épaules. C'est comme ça depuis que j'ai treize ans.

— D'où les gants ?

Elle observe ses mains.

— D'où les gants.

— Vaut mieux pas que je vous roule une pelle, alors.

Elle rit et pleure tout à la fois, l'air perdu.

— Vaut mieux pas.

— Vous voulez bien essayer de m'expliquer ?

Elle hoche la tête en s'essuyant les yeux.

— Oui, mais vous pouvez fermer la porte ? Je ne voudrais pas qu'on nous entende. J'aimerais que ça reste entre nous.

— Vous croyez vraiment que quelqu'un d'autre va débarquer ?

— Vous avez bien réussi à entrer, vous.

— Oui, mais je suis pas n'importe qui, moi, madame, j'ai le trophée du livreur qui a réussi à apprivoiser la cinglée.

Tandis que je me lève, je perçois un gloussement.

Je m'approche de la porte et, d'un geste nonchalant, je m'assure que la suite reste bien entre nous.


FIN

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