Plus douce sera ma nuit

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Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon

Il neige depuis une semaine. Près de la fenêtre je regarde la nuit et j’écoute le froid.

Ou le contraire. Je ne sais plus bien. Les mots ont de plus en plus souvent un sens dont je doute, quand il ne m’échappe pas totalement. C’est encore furtif, mais quand ça se produit je suis terrorisée.

Ecouter la nuit, ça me semble faire sens. La nuit et son silence relatif. Le crissement du gravier sous les pneus de la voiture du voisin qui rentre de son travail de veilleur -à moins qu’il n’en revienne. Les miaulements rageurs d’un chat boutant hors de son territoire un congénère par trop aventureux. Les jurons étouffés de mon Bertrand qui se lève pour la troisième fois, soumis au diktat d’une prostate de plus en plus capricieuse.

J’écoute de tout mon être, boulimique de ces bruits simples et familiers. J’éprouve la même joie, la même fierté à les identifier encore qu’à trouver une bonne réponse à Question pour un Champion. Le sentiment que rien de tout cela n’est vrai. Mon Dieu, dites-moi que ce n’est pas vrai ! Faites que je sois endormie et que ce ne soit qu’un cauchemar.

C’est que je ne le voyais pas si près le terminus, moi. Je viens tout juste de prendre ma retraite. J’aurais pu le faire plus tôt, mais avec Bertrand on pensait que le plus important était d’avoir une pension confortable. Alors j’ai poussé jusqu’à soixante-huit ans. Après tout, dans la condition physique où nous sommes, ça nous laissait bien assez de temps pour réaliser nos projets.

Comment est-ce qu’on aurait pu se méfier ? j’ai toujours oublié des tas de choses. J’ai toujours usé d’astuces pour compenser ma distraction. On n’a même pas fait attention quand ça s’est accentué. C’était tellement logique de mettre ça sur le compte de la fatigue. Quoi de plus normal à l’aube de la retraite ? On a décidé de repousser notre tour du monde à l’année qui suivrait. Il y avait longtemps qu’on économisait pour ce voyage, autant être en forme. Et puis, depuis le temps qu’on en parlait, on n’était plus à un an près.

Et puis un jour Bertrand a reçu un coup de téléphone. On lui demandait de venir me chercher à la gendarmerie. Je m’étais perdue en allant à mon cours d’orgue. Je m’y rendais pourtant deux fois par semaine. De six à seize ans. Le temps qu’il arrive, j’avais repris mes esprits. J’avais compris, et lui aussi. Il a passé son bras autour de mon épaule, et nous sommes repartis sans un mot. A cet instant, avant même que le diagnostic ne soit posé, nous savions qu’un tsunami allait inexorablement submerger et engloutir nos projets, nos espoirs, notre vie.

Je regarde le froid, cet épais tapis blanc qui brille sous la lune. J’irais bien faire des boules de neige, tiens. C’est drôle les boules de neige. Ah mais non, c’est vrai, on n’a pas le droit. Il paraît qu’une fois, un imbécile a caché une pierre au cœur d’une boule de neige avant de la lancer sur la fenêtre de la classe. La vitre a volé en éclats et Mademoiselle Largesses, qui corrigeait des copies à son bureau, a été blessée. Depuis, le Directeur a interdit les boules de neiges. Tant pis, on fera des bonshommes. Surtout qu’aujourd’hui maman a prévu des gants qui ne prennent pas l’eau. Hier après la récréation mes doigts étaient gelés et à cause de ça j’ai raté mon dessin.

J’ai dû m’assoupir car l’horizon passe imperceptiblement du noir au bleu. Dans le ciel, le jour chasse lentement la nuit. J’aime d’autant plus ce moment que, dans ma tête, c’est tout l’inverse. A mesure que les cellules contaminées se multiplient je glisse davantage vers le néant.

Je me suis encore assoupie. Cette fois, il fait plein jour. Le voisin est couché. Bertrand est levé. Ça sent le café frais et le pain grillé. Je le rejoins. Entre mes insomnies et sa prostate, nous avons renoncé à cohabiter la nuit. Le jour, en revanche, nous passons le plus de temps possible ensemble. Je ne sais pas depuis combien de temps il est debout mais il est clair qu’il m’attendait avec impatience. Sautant l’étape où il me demande comment j’ai dormi -il connaît la réponse- il me tend fébrilement sa tablette. « Regarde, ma chérie ! »

Je chausse mes lunettes. J’en ai perdu trois paires en un an. Un cordon les suspend désormais à mon cou. Problème résolu. Enfin, presque. Maintenant je les écrase quand j’oublie de les enlever en allant me coucher. La tablette affiche la page internet d’un croisiériste. Restaurants, piscines, salles de spectacle, discothèque, coiffeurs… Ce n’est pas un navire que j’ai sous les yeux, c’est une véritable ville flottante, inondée de lumière et d’insouciance. Exactement ce dont nous avons besoin. Je lui souris. « C’est parfait, ça fera un merveilleux souvenir ».

Enfin, ça lui fera un merveilleux souvenir. Nous sommes bien conscients qu’il n’est pas si loin, le temps où je n’aurai aucun souvenir de ce voyage. Il ne relève pas. C’est la règle. Vivre l’instant présent, tous ces précieux moments qui nous sont encore donnés, encore possibles, comme s’ils étaient… ce qu’ils sont : les derniers.

Il jubile : « J’en étais sûr ! ». Puis se fait plus hésitant : « En fait… j’ai déjà réservé. Nous partons la semaine prochaine. Enfin, si ça te convient bien sûr. ». Il me scrute avec attention, suspendu à ma réaction. J’ai toujours eu horreur des surprises et de l’urgence. Je fronce les sourcils et lève un doigt sentencieux. Le malheureux retient son souffle. : « Seulement si c’est une croisière sous les tropiques ».

Soulagé, il exulte : « On-part-en-croi-siè-reuh ! On-part-en-croi-siè-reuh ! ». Je reprends avec lui. Il m’empoigne par la taille. Abdiquant toute notion du ridicule, nous nous dandinons de concert au rythme du refrain improvisé. Nos chants et nos rires résonnent partout dans la maison. L’heure n’est pas encore venue de fléchir.

Valérie Marie Linarès

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