9 - Le Règne de la Mauvaise Foi

4 minutes de lecture

Dévasté, le mentor tâche de ne rien dévoiler de ces états d’âme alors qu’il sent poindre aux paupières le sel d’une rivière ardente et, dans ses poings, une colère immense, térébrante, comme il n’en a ressenti qu’en ville, parmi ces idiots des salons littéraires qui se critiquaient tous les uns les autres, s’aidaient pour mieux se poignarder, dérobaient les trésors des uns pour les mieux maquiller, et les vendre sous d’autres attraits, à la faveur d’un autre ciel, ce qui dupait chaque fois les gens du monde. Mais pas lui. Et quelques autres, qui n’en dirent mot qu’en coulisses.

Célio ne comprend guère ce silence, cette tension qu’il ressent chez son mentor, qui obombre ses yeux bleus et dessine sur ses lèvres molles un rictus d’une hideur sans nom : il est certain, malgré quelques minuscules, infinitésimaux, lilliputiens emprunts, de l’originalité de son œuvre, et qu’elle a son propre style ! Comment pourrait-il en être autrement puisqu’elle est sienne ? Il l’a écrit de ses mains, en lui insufflant un contexte narratif tout autre. Il n’a pas recopié, à la manière d’un scribe, non, il s’en défend. Alors peu importe que cela ressemble sur tant d’aspects somme toute discutables, ce n’est pas Son histoire à lui, c’est la sienne d’histoire à Célio. Et c’est un fait établi.

La sienne, oui… avec les mouvements, l’ombre d’un autre.

S’ensuit une conversation longue et houleuse pendant laquelle le mentor s’efforce de se retenir, de rester fidèle à sa ligne de conduite sans doute trop timorée. Hélas, malgré toute la bonne volonté du monde, il ne peut passer outre les mensonges éhontés de Célio, qu’ils soient conscients ou non. Il se rend à l’évidence que ce jeune homme est pire que ne le laissait entendre le portrait brodé de lui dans la lettre et qu’il aurait dû ne pas faire confiance en l’homme, tout aspirant qu’il est aux choses de l’art, parce que, contrairement aux animaux qui le visitent, l’homme est animé d’attentions humaines. Il est corrompu, toujours, parce qu’il veut être, pas parce qu’il peut être, une folie des grandeurs qui ne mène qu’à la décadence de toute forme d’intelligence, de sagesse.

« Oui, se défend l’ermite de la pluie de mots que lui assène Célio la haine au ventre, ce n’est pas au vieux singe qu’on apprend à faire la grimace, et la stylistique est une science exacte. L’art n’est pas de l’artisanat, mais tout son opposé. Personne, tout malin qu’il soit, ne trompera un styliste sur le choix d’une étoffe ou un motif. »

Le faiseur de mots est certain que Célio a regardé par la lucarne de ses écrits pour y trouver les ferments de son style à lui, qui, de fait n’est pas celui du jeune homme, comme il est certain qu’il n’a cherché qu’à le copier, sans même s’interroger sur ce qu’il faisait là, la portée de son geste, ses conséquences, ou même sur la conduite, certes fantaisiste mais globale, de son initiation : un manque de respect comme il n’en avait jamais vécu, même au temps où certains auteurs le chahutaient sur son œuvre et son mode de vie. Voilà le pourquoi de l’origine de son exil : défaire son œuvre de toutes les contingences, influences des autres, qu’elles soient humaines ou littéraires, stylistiques, n’être que dans l’écrit. Voilà pourquoi il ne lisait plus les mots des autres. Voilà l’infamie devant laquelle il se trouvait, tout l’inverse de la création.

Aux arguments de l’ermite, Célio répond d’une voix séche, les yeux brillants de haine, avec toute la véhémence de la jeunesse, sûre d’elle-même d’être dans son bon droit, et sans égard pour l’expérience, ni pour le calme de son aîné :

« Vous n’avez rien inventé, ni ces mots ni l’usage de la ponctuation, encore moins le Japon, ce ne sont que des mots, et des phrases, et des choses qui existent ; il est donc normal que j’en fasse l’usage qu’il me plaît ! Mon œuvre n’a absolument rien à voir avec la vôtre ! Absolument rien ! Tout cela n’est qu’une malencontreuse coïncidence ! »

Seulement, le faiseur de mots ne croit pas en cette coïncidence, il suffit d’un regard avisé et savant pour comprendre l’étendue de cette traîtrise, mais quel intérêt d’argumenter devant tant de mauvaise foi ? À quoi bon alimenter cette bile qui sort de cette jeune bouche farouche, tout juste bonne à vitupérer, à se noyer dans la fange du mensonge jusqu’à s’y noyer ? Perdre davantage de temps ? S’éloigner de son œuvre ?

Hors de question de céder aux pulsions les plus noires de son être et de perdre le contact avec son monde, avec son œuvre, avec son moi profond, tout cela pour une personne haineuse et sans respect, tout cela pour nourrir une rancœur étouffante face à une trahison prévisible !

Aussi, l’ermite s’éclipse-t-il un instant, laissant Célio livré à lui-même, bouillant de colère et décidé à mettre les voiles pour rentrer en ville, son manuscrit sous le bras, une fois que les vents seront cléments. Quel n’est pas son étonnement de le voir revenir avec son odyssée, qu’il lui tend d’un geste étrange :

« Puisque tu veux tant me ressembler, prends ceci ! intime l’ermite, le regard résolu. Mais je ne veux plus jamais te revoir. »


Choisir la fin >

Célio comprend et s’excuse : chapitre 10

Célio se sent insulté et s’emporte : chapitre 12

Annotations

Vous aimez lire Nicolas Raviere ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0