Chapitre 22 - Achalmy

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An 500 après le Grand Désastre, 3e mois de l’été, la Place des Cinq, le Noyau.

Le même froid, la même noirceur. Je me rappelais la première fois que j’avais expérimenté la mort : j’avais huit ans et j’avais été un peu trop curieux. C’était l’hiver, le domaine de Zane était recouvert d’un manteau de blanc et d’un voile de froid. Comme mon maître ne pouvait pas m’entraîner à cause des intempéries, j’étais parti me balader dans les Collines de Minosth. J’avais évidemment échappé à l’attention de Zane en passant par la porte de derrière.

Seulement armé de mon courage d’enfant et d’un petit couteau, j’étais allé explorer les rondeurs givrées des collines, m’émerveillant du paysage rendu homogène par la neige. C’était au détour d’un virage que je les avais aperçus. Une bande de voleurs, emmitouflés de fourrure et de cuir, armés d’épées rouillées et d’arcs tordus. Classique pour les Collines de Minosth : la frontière était le rendez-vous privilégié des hors-la-loi venus dépouiller les voyageurs.

Fasciné par ce groupe hétéroclite d’hommes et de femmes de tout âge, j’étais resté à les observer pendant de longues minutes. Puis, sans avoir entendu quoi que ce soit, on m’avait soudain attrapé par le dos de mon manteau pour me soulever du sol.

Ils ne m’avaient pas laissé parler. Ils m’avaient fait les poches – rien si ce n’étaient mon couteau et un bout de pain piqué sur un coin de table avant de partir. Comme je commençais à maîtriser l’usage des éléments, j’avais vainement voulu me défendre. En envoyant un peu de poudreuse dans les yeux d’un voleur, je n’avais fait qu’énerver l’homme, qui avait commencé à me passer à tabac. Il n’en faut pas beaucoup pour faire perdre connaissance à un enfant de huit ans. Pas non plus énormément pour lui causer de sévères dommages à la tête.

Je n’avais repris mes esprits que deux semaines plus tard, comateux et saisi de vertige au moindre mouvement. Zane m’avait forcé à garder le lit pendant deux autres semaines. Durant cette période froide et morose, il m’avait passé les savons les plus sévères de mon enfance. Il était intervenu à temps pour que les voleurs ne m’ôtassent pas la vie. Il s’en était fallu de peu. Je n’étais plus jamais retourné seul dans les Collines de Minosth après cet accident.

Il y avait eu de nombreuses autres fois : quand j’étais tombé d’une falaise au cours d’une balade, à treize ans. Lorsque je m’étais perdu dans une forêt occidentale pendant une sortie avec Zane, deux ans plus tard, et que je m’étais blessé à la jambe. J’étais presque mort affamé quand il avait fini par me retrouver. Quelques mois après avoir terminé mon entraînement, j’avais été frappé d’une terrible fièvre, attrapée dans un village reculé de l’Ouest. Puis l’affrontement contre le conte Wessex Bastelborn. Des mois de convalescence.

Et, enfin, le combat contre Calamity. Peut-être la dernière fois, ma dernière chance.


Je regrettais de n’avoir pu être plus efficace au combat. Aion et moi avions réussi à affaiblir Calamity, nous étions sur le point de prendre définitivement le dessus. J’espérais sincèrement que le Dieu déchu allait réussir à défaire son ennemi ancestral. Le contraire me rongeait : qu’allaient devenir Alice et Wilwarin si jamais la divinité des désastres gagnait ? Il les tuerait sans hésiter une seule seconde.

Quant à moi, je me sentais partir doucement, mais sûrement. Déjà, je n’avais plus qu’une sensation diffuse de mon corps. Je n’étais même plus certain de respirer. Mes yeux observaient du noir, mes oreilles écoutaient le silence, ma bouche respirait le vide.

Lefk, fais vite, je t’en prie.

Mon Dieu protecteur semblait prendre son temps pour m’attirer à lui. Pourtant, j’étais prêt. Ma vie lui avait été promise dès que ma mère m’avait mis au monde. En tant que Nordiste, en tant que guerrier, le Dieu de la Mort avait toutes mes faveurs.

Tiens bon, jeune Humain.

La voix m’enveloppa l’esprit comme une douce couverture. Déconcerté, je me concentrai sur la présence diffuse qui avait commencé à m’envahir. Elle me faisait penser à Aion, en beaucoup plus délicate et précautionneuse. Cette présence mentale ne me voulait aucun mal, au contraire.

Qui êtes-vous ? Lefk ?

Il y eut un silence dans mon esprit. Honteux, je me maudis. Le coup que j’avais reçu au crâne devait être plus grave que prévu.

Non, je ne suis pas Lefk.

Plus la présence s’exprimait, plus sa voix prenait celle d’une femme au ton ferme, mais bienveillant, aux intonations chaudes et légèrement suaves. J’étais persuadé que si ma mère était encore en vie, elle aurait eu cette voix.

Maman ? fis-je bêtement.

La présence laissa échapper un rire léger. Aussitôt, je me sentis mortifié. Qu’est-ce qui me prenait ? Je n’avais pas discuté avec des voix imaginaires lorsqu’Aion avait failli me tuer, quelques mois plus tôt. Alors ce n’était pas le moment de commencer.

Tu peux m’appeler « mère », si tu le désires, jeune Humain. Je le suis en partie. Mais je regrette : je ne suis pas celle à laquelle tu penses.

Je me sentis étrangement déçu de cette réponse. S’il y avait bien une personne que je souhaitais rencontrer parmi les morts, c’était ma mère. Cette femme aussi belle que courageuse, à l’esprit vif et à la langue bien pendue. Tout ce que je savais d’elle, je le tenais de mon père et de Zane. À présent, je voulais me faire ma propre idée.

Prépare-toi, jeune Chasseur, reprit la voix plus fermement.

Pour quoi ?

Pour ton retour.


Comme une claque sur ma peau gelée, les sens me revinrent. Un flot de chaleur envahit ma poitrine, ressouda mes côtes brisées, descendit dans mon bras pour le redresser et atteignit ma jambe pour refermer les chairs déchirées. Je sentais l’air tiède de la fin de journée, l’odeur humide de la mousse et des éléments aqueux, la caresse du vent, les petits cailloux dans mon dos. Je ne sentais pas la douleur, alors qu’elle aurait dû être écrasante. Calamity m’avait envoyé à toute vitesse contre un tronc d’arbre ; je me rappelais très bien le bruit de mes os lorsqu’ils s’étaient cassés.

La chaleur finit par se dissiper dans tout mon corps, me laissant maître de mes sensations. Lentement, je serrai les poings, appréciant sentir mes muscles se contracter, mes tendons se tendre, mes os bouger.

Les bruits vinrent peu après : les éclats assourdissants du combat entre Aion et Calamity, les souffles furieux, la terre fendue, la glace éclatée, la foudre nerveuse… Puis des voix, proches de moi, finirent par me parvenir. Elles étaient toutes les deux enrouées de sanglots. D’un ton angoissé, elles m’appelaient, ne cessaient de répéter mon nom, inlassablement.

Avec un grognement, je tentai de m’éclaircir les idées. Je ne comprenais pas vraiment ce qui m’était arrivé. J’étais en train de mourir, ça, j’en étais certain. Qu’était la présence qui m’avait envahi, à la fois puissante et bienveillante ? Une présence maternelle.

L’évidence me frappa comme un coup de poing au cœur pour le faire redémarrer.

Avec une inspiration hachée, j’ouvris les yeux. Bien qu’assombri par la descente du soleil, le ciel m’agressa les rétines.

— Achalmy ? lâcha avec hésitation la voix d’Alice à ma droite.

Perplexe, je tournai la tête pour l’observer. Si ce n’étaient les sillons humides sur ses joues et des éraflures sur le corps, elle n’avait rien de changé. Aussitôt, je basculai mon regard sur Wilwarin, qui me dévisageait en silence. Ses lèvres, d’habitude toujours enclines à sourire, étaient pincées en une mince ligne. Des ombres se cachaient sous les plis de ses traits.

Et il y avait des flammes dans l’éclat de ses yeux clairs.

— Galadriel.

Le nom de la Déesse s’échappa de ma bouche avant que je m’en rendisse compte. Inquiet à l’idée de m’adresser à elle aussi librement, je grimaçai. Néanmoins, le visage de Wil s’étira en grimace mi-amusée, mi-dépitée.

— Je dois m’en aller, le corps de Wilwarin ne tiendra pas plus longtemps.

Alice sursauta et observa mon compagnon d’un air stupéfait. Elle devait avoir tout juste remarqué que ce n’était plus un Sage qui se tenait à côté d’elle, mais l’un de nos cinq grands Dieux.

— Vainquez Dayen, nous ordonna la divinité de la Vie par le biais de Wil. Si vous échouez, c’est Oneiris que vous condamnez.

Alors que je voyais le feu disparaitre des yeux de mon compagnon, je me redressai brusquement. J’avais mille questions pour la Déesse. Nous avait-elle observés depuis le début du combat ? S’inquiétait-elle pour son ancien égal ? Comment avait-elle pu prendre le contrôle du corps de Wilwarin ? N’était-elle pas inquiète de se retrouver coincée sur le sol des mortels, à la merci de nos désirs égoïstes ?

— Merci.

Avant que la Déesse ne quittât le corps de Wil, je vis l’ébauche d’un sourire sur les lèvres du jeune homme.


Les paupières de Wil se fermèrent aussitôt l’esprit de Galadriel parti. Je le rattrapai par les épaules avant qu’il ne s’écroulât dans l’herbe. Sa peau était plus chaude qu’à l’accoutumée.

Soudain, deux bras vinrent nous entourer, Wilwarin et moi. Encore en train de renifler, Alice pressa son front contre mon épaule. Elle me semblait terriblement vulnérable alors que deux divinités s’affrontaient en duel à mort juste à côté.

— Alice, chuchotai-je en lâchant une épaule de Wil pour passer la main dans son dos. Ça va.

— Parle pour toi, maugréa-t-elle d’une voix tremblante en me serrant un peu plus fort. Tu ne t’es pas vu mourir.

En fait, si.

Une boule de culpabilité dans la gorge, je lui caressai le dos, incertain de ce que je pouvais faire pour la réconforter. Je me remettais tout juste du fait que Galadriel venait de me soigner afin de repousser ma mort. Qu’elle avait mis son essence en danger en intégrant le corps de l’un de ses Sages.

Délicatement, je repoussai Alice. Ses yeux sombres me toisaient avec un mélange d’incrédulité et de peur. Un peu de colère, aussi. Sans un mot, elle m’aida à allonger Wil dans l’herbe, puis fit un léger mouvement des doigts. Un courant d’air siffla à mon oreille et vint entourer son bras.

— Recommençons, déclara-t-elle d’une voix rauque sans me regarder.

Le souffle quitta son corps et vint envelopper le mien. Je me sentais étrangement réconforté par la présence de cette brise, à la fois discrète et entêtée. Un peu à l’image d’Alice.

— Merci, lâchai-je en me redressant sur mes appuis.

Hésitant, je testai leur fiabilité. Ce fut avec surprise que je constatai que mes jambes étaient pleines de puissance, mon bassin stable, mon dos solide et mes épaules arrimées à l’ancrage de mes pieds. En revanche, il me manquait mes armes. J’avais perdu Kan et Eon au cours de la bataille et les deux lames étaient tombées sur la Place des Cinq.

— Alice, couvre-moi, annonçai-je à mon amie en m’avançant vers l’affrontement. Il faut que je récupère mes sabres, mais je suis beaucoup plus vulnérable avec seulement mes pouvoirs.

— Oui.

Sa réponse avait été un peu sèche. Confus, j’hésitai un instant, puis tournai les talons. Un genou à terre et l’autre relevé pour plus de stabilité, elle avait les mains tendues dans ma direction, prête à faire appel au vent qui m’entourait pour me protéger.

Elle tira une drôle de tête lorsque je trottinai dans sa direction, tournant le dos aux divinités qui s’affrontaient à coups de jets de flammes et de harpons de glace.

— Pardon, Alice, lâchai-je en m’agenouillant devant elle.

Ahurie, elle me dévisagea la bouche entrouverte sans savoir comment réagir. Sa détermination me dépassait, parfois. Tout ce qu’elle détestait était en train de se dérouler autour d’elle, mais elle tenait bon. Je ne savais pas si elle s’était endurcie au cours des derniers mois, ou si sa force de caractère avait été recouverte d’années de conventions et d’obligations.

Avant de changer d’avis, je déposai un baiser rapide sur son front puis me redressai. Le vent autour de moi se renforça tandis que je me dirigeais en courant vers le combat. Grâce à lui – à elle – j’étais plus confiant. Plus rassuré quant à l’issue du combat.

Je me savais capable de surpasser Calamity en corps-à-corps à l’aide d’Aion. Il suffisait que je m’investisse complètement dans le combat pour le vaincre. Or, si Galadriel m’avait confié de bonnes raisons de me donner tout entier à cet affrontement, la présence d’Alice derrière moi en était une autre.

Je n’avais aucune envie de lui laisser un monde gouverné par Calamity.


Comme prévu, Alice me guida grâce à la bulle d’air qui m’entourait. Tandis que je courais pour récupérer mes sabres laissés en plan au milieu de l’affrontement, mon alliée m’épargna plusieurs attaques de Calamity. Celui-ci évitait les assauts frontaux d’Aion et se bornait à lui envoyer des flammes et des éclairs en retour. Sur ce point, le Dieu déchu avait eu raison : notre ennemi était prévisible et ses stratégies, répétitives. Je n’avais plus d’excuse, je devais mettre un terme à ce combat.

Avec un roulé-boulé pour éviter une lance de roc qui filait vers moi, j’attrapai Kan, apprécia son vrombissement discret lorsque je l’empoignai, puis me redressai vivement. Eon gisait à quelques mètres, sa lame reflétant les lumières du ciel. Maintenant que je savais la vérité à propos de mon ancêtre, Sereanda, qui était aussi la créatrice de mes armes, j’étais d’autant plus lié à ces lames. Ce n’était plus seulement mon attachement pour les katanas qui m’imposait d’en prendre soin, mais aussi une certaine obligation familiale.

Une fois qu’Eon fut bien ancré dans ma main gauche, je me lançai dans le combat. Profitant d’une manœuvre d’Aion, qui détournait l’attention de notre ennemi, je me glissai dans son dos pour surgir directement face à Calamity.

La divinité mineure écarquilla les yeux une demi-seconde avant que je n’abattisse Kan sur son épaule. Ma lame s’enfonça dans sa chair, sectionnant muscles et ligaments, avant de s’arrêter sur l’os. Un cri de souffrance déchira la gorge de Calamity, qui me chassa d’un coup du poing. Je protégeai ma tête à temps en levant le bras. Envoyé en arrière et sonné, Aion me rattrapa en glissant une main dans mon dos.

— Très bien, Chasseur, souffla-t-il à mon oreille en me redressant. Nous y sommes presque.

Avant que j’eusse le temps de lui répondre, il bondit en arrière, fuyant le combat. Désemparé, je manquai me faire griller sur place par un jet de flammes. Le vent d’Alice me déporta sur le côté. Remerciant mentalement mon amie, j’aiguisai mes sens pour reprendre mes esprits.

— Aion ! beugla Calamity en se penchant en avant.

Ses doigts étaient recroquevillés comme pour former des serres. La colère lui tirait le visage, tendait les muscles nerveux de son cou. La plaie à son épaule gauche ne s’était pas encore refermée, si bien qu’un filet de sang coulait le long de ton torse blafard.

À grandes enjambées, Aion s’éloignait en direction d’Alice. Mon rythme cardiaque prit un rythme plus intense. Qu’avait-il prévu de faire ?

— Reviens ici, siffla Calamity en écartant brusquement les bras.

L’air s’épaissit autour de moi, des souffles commencèrent à tournoyer autour de la silhouette dépenaillée de la divinité mineure. Avant qu’il n’eût le temps d’appeler sa tornade, je me jetai sur lui en recouvrant Eon d’une plaque de givre.

Dès que ma lame toucha sa peau, elle s’y accrocha comme du lierre à la pierre. De nouveau, son poing fusa dans ma direction, mais j’avais prévu le coup. Me baissant pour éviter de justesse l’uppercut, je tranchai les genoux de Calamity à l’aide de Kan. Un filet de sang m’éclaboussa le visage.

— Merdeux, gronda mon adversaire d’une voix rauque en me saisissant par l’épaule.

Je sentis l’intensité des flammes au moment où sa paume se gonflait de feu. Instinctivement, j’agrippai son bras et attirai les particules d’eau que contenait l’air autour de nous. J’éteignis les flammes en couvrant la peau de mon ennemi d’un manteau aqueux.

Manifestement frustré que son attaque n’eût pas porté, Calamity m’envoya valser d’un coup de pied dans le ventre. Le souffle coupé et la nausée au bord des lèvres, je m’entourai d’une coquille de glace pour me protéger des assauts furieux de l’ennemi. À peine prenais-je des inspirations hachées que les parois se fissuraient déjà.

— Aion ! criai-je à mon tour.

Le ciel gronda au-dessus de ma tête. Encore des orages ? Calamity avait-il décidé de me pulvériser grâce à la foudre ? Alors que je posais les doigts sur ma carapace de glace pour la briser, le vent qui m’entourait disparut soudainement.


Déconcerté, je levai les mains sous mes yeux pour m’assurer que l’air ne m’entourait plus. Alice avait-elle perdu le contrôle du souffle ? Était-elle occupée à autre chose ?

Mon cœur alla se fracasser contre mes côtes lorsque je me rappelai qu’Aion fuyait dans sa direction une minute plus tôt.

— Par Lefk, grondai-je à voix basse.

D’une pensée, je pulvérisai la coquille de glace qui me protégeait et bondis aussitôt vers Calamity. Il avait des flammes dans une main et une épée de roc dans l’autre. Son visage se fendit d’un immense sourire lorsqu’il m’observa foncer vers lui.

— Eon, implorai-je mon sabre dans un murmure.

Comme si j’allais lancer mon arme, je fis un grand mouvement ascendant du bras. Néanmoins, je ne lâchai pas mon katana qui, avec une vitesse qui m’étonnait encore, envoya une vague de glace se projeter contre l’ennemi.

Pris de court, Calamity dressa les mains devant lui dans un vain geste de protection. La glace l’atteignit avant qu’il n’eût le temps de reculer. Ses jambes restèrent bloquées jusqu’au bassin dans l’écrin gelé.

— Je vais te tuer, annonça-t-il d’un ton voilé en me toisant froidement.

Comme si tu n’avais pas déjà essayé.

Comme la divinité mineure était momentanément bloquée, je m’accordai un coup d’œil par-dessus mon épaule. Des nuages d’un gris sombre inquiétant s’accumulaient au-dessus de nos têtes. Quant à Aion, il était proche d’Alice et discutait vivement avec elle. Mon amie avait les mains tendues vers le ciel. Était-ce elle qui alimentait l’orage ? Qu’avait-elle l’intention de réaliser ?

La gorge obstruée par une boule d’angoisse et d’appréhension, je réaccordai mon attention à Calamity, qui avait commencé à faire fondre la glace en plaquant ses paumes enflammées dessus. Après avoir dégluti péniblement, je raffermis ma prise sur les manches de mes sabres et me jetai vers lui.

En suivant un chemin circulaire, je contournai Calamity pour passer dans son dos. Un mur de glace se dressa face à moi avant que j’eusse le temps d’abattre mon coup entre ses omoplates. Déterminé à franchir cette barrière gelée, qu’il devait moins bien maîtriser que moi, je plantai la pointe d’Eon dans la paroi et me concentrai. Je sentais la puissance de la divinité mineure à travers ma lame. Néanmoins, Calamity ne possédait qu’une partie des anciens pouvoirs d’Aion. Mon katana avait été forgé par la fille du Dieu de la Matière et des Éléments. Il ne pouvait être plus faible.

Serrant les dents, j’envoyai dans ma lame tout le pouvoir que je pouvais réunir et enfonçai plus profondément la pointe dans la glace. Le mur résista, craqua, puis, enfin, explosa. Une pluie d’éclats bleutés vola autour de moi, tandis que Calamity tournait le cou dans ma direction, surpris. Avec un cri féroce, je poussai mon sabre vers la nuque de la divinité. Toujours bloqué par la glace d’Eon, il ne put que me regarder lui percer le cou de mon long katana.

Ses yeux jaunes plongèrent dans les miens alors que son éternel sourire disparaissait de ses lèvres. D’un mouvement vif, il agrippa mon bras gauche, qui tenait Eon. Déterminé à ne surtout pas bouger, j’abattis Kan sur son poignet. Une nouvelle gerbe de sang jaillit de sa chair.

Le sol trembla sous mes pieds, des éclairs commencèrent à courir sur la peau de Calamity, des souffles vinrent siffler à mes oreilles. Si je l’affaiblissais suffisamment, mon adversaire cesserait d’user de ses capacités élémentaires. La blessure que je lui avais infligée au cou lui demanderait énormément d’efforts de guérison s’il ne voulait pas succomber à l’hémorragie. Mais mon coup précédent n’avait pas dû suffire : la divinité se soignait rapidement, même si elle devait faire une croix sur ses pouvoirs pour cela. Alors, sans une once d’hésitation, j’enfonçai à son tour Kan entre deux côtes de Calamity.

Il poussa un cri dément en levant le menton vers le ciel. Et remarqua alors les nuages qui se frottaient, se cherchaient, se défiaient. Qui faisaient naître la foudre.


— Ne bouge surtout pas ! m’intima Aion d’une voix forte.

Il se tenait toujours aux côtés d’Alice, qui continuait à stimuler les cieux pour leur arracher de futurs éclairs. Les poings serrés, le Dieu déchu devait empêcher Calamity d’utiliser ses pouvoirs pour me repousser. Sans compter qu’il avait mes deux sabres plantés dans le corps. Ses plaies ne se guérissaient presque plus : il était très affaibli.

Et je commençais à comprendre ce que préparait Aion.

Malgré la peur primitive qui montait en moi, je resserrai ma prise sur les manches de mes katanas et les fis tourner dans la chair de l’ennemi. Calamity siffla de douleur, cracha une gerbe de sang lorsqu’il essaya de tourner pour me saisir, mais fut bloqué par deux menottes de pierre qui venaient de se former à ses poignets. Aion.

— Dépêchez-vous ! hurlai-je à l’intention de mes deux alliés.

— Al, écarte-toi ! répliqua Alice en s’arrachant la voix pour la faire parvenir jusqu’à moi.

Ses paroles et son ton inquiet confirmèrent mes soupçons : elle avait l’intention de faire tomber la foudre directement sur Calamity. C’était une bonne tactique : avec ses pouvoirs conjugués à ceux d’Aion, ils étaient capables de réduire notre adversaire en cendres.

Et mon rôle était de faire en sorte que la divinité des désastres ne bougeât surtout pas avant que la colère du ciel s’abattît.

Ce qui signifiait que je devais y passer aussi.

Un rire nerveux commença à me chatouiller les lèvres lorsque je pris conscience de ce que cela impliquait. Dès que j’avais été de retour dans l’affrontement, Aion m’avait laissé seul contre Calamity afin de préparer l’assaut final avec Alice. Mon amie avait dû lui faire confiance sans douter un seul instant que mon sacrifice était nécessaire.

Et il était nécessaire.


— Alice, vas-y ! hurlai-je d’une voix autoritaire lorsque je sentis les poils se hérisser sur ma nuque.

Une odeur lancinante d’ozone me chatouillait les narines, la pression atmosphérique m’écrasait les épaules alors que je maintenais, d’une main de fer, mes lames en place. Lorsqu’il comprit enfin de quoi il retournait, Calamity commença à s’agiter brusquement, jura entre ses dents, essaya de briser ses menottes et la glace qui lui enserrait les jambes. Un flot vermeil se mit à jaillir de son cou, à l’endroit où Eon l’avait transpercé.

— Cesse de bouger, enflure, cinglai-je en enfonçant plus profondément mes armes.

La divinité geignit lorsque la pointe de Kan apparut du côté de sa poitrine. Un filet écarlate commença à couler. Le cœur battant à tout rompre, je levai le nez vers Alice. Aion avait une main sur son épaule et l’autre tendue vers le ciel. Quant à mon amie, elle gardait le visage baissé. La connaissant, elle devait agir sous la contrainte : elle aurait refusé de me sacrifier.

Une montée de tristesse me saisit brusquement lorsque je réalisai ce qui allait m’arriver d’une seconde à l’autre. J’allais mourir. Et pour de bon, cette fois-ci.

Les visages de mon père et de Zane m’apparurent brusquement. Avec rage, je tournai mes sabres dans la chair de Calamity, qui hurla de nouveau. Puis le sourire idiot de Mars et celui bienveillant de Wilwarin. Je commençai à remonter Kan vers le cœur de la divinité.

Enfin, je sentis la paume douce d’Alice dans la mienne. Mon cœur se pinça douloureusement tandis que je me jetais contre l’ennemi pour m’assurer qu’il ne pouvait pas s’enfuir. Je ne sus pas si c’était moi, Aion, ou même mon sabre, mais la glace commença à nous entourer, à grimper le long de nos membres, nous enfermant dans un cocon gelé.

Alors le ciel gronda dans un dernier avertissement.

Un grondement divin, un claquement assourdissant. Grâce à Alice, qui avait fait s’accumuler des nuages gorgés d’électricité, et à Aion, qui l’avait guidée et soutenue, nous allions porter l’attaque finale. Gagner. Car, avec mes sabres plantés dans la poitrine et le cou, et la glace qui nous entourait, Calamity ne pouvait pas s’enfuir. Il allait mourir, redonner l’essence divine qu’il avait volée autrefois et permettre à Aion de retrouver son statut.

Nerveux, j’avais conscience de vivre mes derniers instants. Cette perspective me filait la trouille, d’une certaine manière. En tant que Nordiste, je me devais de faire face à la mort sans tressaillir. Pourtant, j’aurais aimé accomplir tant d’autres choses.

Peut-être dans une prochaine vie.

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