Chapitre 17 - Achalmy

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An 500 après le Grand Désastre, 2e mois de l’été, au nord-ouest du lac Ishalgen, Terres de l’Ouest.

Éreinté, je me laissai choir sur une pierre à l’ombre d’un arbre et essuyai la sueur qui me dégoulinait du front. J’avais quitté Vanä et Mars la nuit dernière et fait chemin jusqu’à Ma’an sans m’arrêter. À présent, la ville devait être à deux jours de marche, si je continuais à mon rythme actuel.

Ce qui semble compliqué, souffla une voix moqueuse au coin de mon esprit.

Je la fis taire, mais ne pus la contredire. Mes blessures me lançaient affreusement, avec la sueur qui dégoulinait dans les plaies, les croûtes qui s’humidifiaient et les ecchymoses qui rendaient la marche difficile. Mon épaule gauche était particulièrement douloureuse et m’empêcherait de manier Kan correctement en cas d’affrontement. Dans l’après-midi, un engourdissement désagréable avait commencé à descendre dans mon bras et je craignais une quelconque infection.

Avec un soupir, je tendis la main devant moi et fis se condenser dans ma paume des particules d’eau gazeuses. Rapidement, une petite flaque apparut et je la bus avec soulagement. Une fois désaltéré, je me levai en serrant les dents, les muscles des cuisses douloureux, puis me mis à la recherche de plantes médicinales. Vanä m’en avait fait avaler assez par divers moyens pour que je me rappelasse lesquelles étaient bonnes pour moi. Je n’étais pas certain de trouver tout ce dont j’avais besoin, mais je me lançai tout de même en quête de plantes, fleurs, tiges, feuilles et écorce efficaces contre les infections et les ecchymoses.


Une heure plus tard, avec beaucoup moins de trouvailles que prévu, j’écrasai ma récolte avec une pierre au creux d’un bol en bois, que Mars m’avait donné pour compenser l’absence de ma besace. La mélasse me donnait la nausée, mais je me forçai à l’avaler avec un peu d’eau.

— Par les bourses de Lefk, grondai-je à voix basse en m’essuyant la bouche. C’est immonde.

Je rangeai le bol dans une pochette de toile que je portais à la taille et qui transportait le strict nécessaire : un bol, un couteau, une cuillère, un sachet de feuilles de thé et quelques bandages. D’après Mars, elles favorisaient le sommeil.

À la pensée de mon récent ami, ma gorge se serra. Je l’avais assommé lors de notre première rencontre, agacé par son comportement enfantin. Et voilà que je l’avais abandonné il y avait quelques heures alors que le bougre m’avait sauvé la vie. Je n’étais pas fier de mon acte. Mais je n’avais pas pu faire autrement. Mars n’était pas taillé pour cavaler sur des lieues sans s’arrêter et encore moins pour le combat. Il aurait été un fardeau pour Vanä et moi. Ma culpabilité était un peu moins vive quand je me rappelais que je ne l’avais pas laissé seul et qu’une féroce guerrière veillait sur lui. Néanmoins, je me promis de me racheter auprès de lui une fois que j’aurais réglé mes problèmes.

Problèmes qui s’annonçaient assez mystérieux et incertains. Je m’étais fixé pour mission de retrouver Alice et de l’arracher aux mains du comte Wessex Bastelborn. Un bel objectif, mais en étais-je réellement capable ? Avec une grimace, je fis courir mes doigts sur la cicatrice qui me barrait le torse. Le Noble m’avait battu à plate couture et seule l’intervention de mon père et de Zane m’avait empêché d’y rester pour l’éternité. L’homme était au-delà de tout ce que j’avais connu. Il guérissait à vue d’œil, faisait appel à des éléments qui lui étaient, en temps normal, inaccessibles… Par les Dieux, comment allais-je faire ?


Un oiseau me suivait. Je l’avais repéré en fin de matinée et l’avait laissé voler de branche en branche au-dessus de ma tête sans me soucier de lui. À présent, la bestiole s’affairait en piaillant à côté de moi, ce qui n’aidait pas à apaiser la tension de mes épaules.

Il couinait en tournant en cercle autour de moi, l’air angoissé. Je ne savais pas si le volatile avait été envoyé par Vanä ou Wilwarin, mais j’aurais adoré posséder le don de communiquer avec les animaux pour lui intimer de dégager. Ses petits yeux brillaient furieusement.

— Qu’est-ce que tu veux, le piaf ? finis-je par gronder en plantant les talons dans le sol poussiéreux.

L’oiseau me donna un coup de bec dans le front et fut assez rapide pour éviter le poing que je lui envoyai en réponse. Il semblait me narguer, quelques mètres en l’air au-dessus de moi.

— Bordel, jurai-je en frottant l’endroit qu’il avait frappé et qui picotait. Qui t’envoie ? Vanä ou Wilwarin ? (Je le toisai en silence puis repris d’une voix agacée :) Vanä ?

Aucune réaction. Avec interdiction, je jetai un œil aux alentours. Je n’avais pas spécialement envie d’être surpris en train de discuter avec un oiseau qui ne répondait, évidemment, rien.

— Wilwarin ?

Comme s’il avait été piqué par un moustique, l’oiseau piailla, exécuta quelques numéros de voltige puis revint me frapper de son bec. Je pris ceci pour une réponse. Et si c’était ce Wilwarin qui intimait à compagnon à plumes de me narguer ainsi, je lui ferais comprendre qu’on ne discutait pas ainsi dans le Nord.


Après m’avoir encore piqué du bec, sur l’épaule cette fois-ci, l’oiseau resta en vol à quelques mètres de moi puis commença à s’éloigner. Interdit, je le suivis, sans trop savoir si je devais lui faire confiance. Après tout, si le comte Wessex Bastelborn avait accès aux différentes capacités des Élémentalistes, il était tout à fait capable de communiquer avec les animaux. Et de m’attirer à lui en envoyant un oiseau me guider. Une pensée me traversa brutalement l’esprit alors que je laissais le volatile m’emmener dans un sous-bois. Juste avant mon combat avec la troupe royale, un faucon s’en était pris à moi. Qui l’avait envoyé ? Vanä pour m’avertir que ce n’était pas malin de les affronter seul ? Wilwarin ? Le comte Wessex Bastelborn ? Peut-être ce dernier. Le faucon avait été agressif et m’aurait arraché des touffes de cheveux si le commandant des troupes royales ne l’avait pas chassé d’une bourrasque. Évidemment, je n’avais aucun moyen de vérifier mes théories.

Vanä m’avait affirmé que Wilwarin viendrait à ma rencontre. Connaissait-il ma position grâce à la faune ? Je ne savais pas à quelle distance il se trouvait de moi et si nous nous rencontrions avant d’atteindre Ma’an. Je ne disais pas non à une force en plus à mes côtés si je devais me confronter à ce terrible Noble.

Comme je n’avais pas d’autres solutions en tête et que nous nous dirigions tout de même vers le lac Ishalgen, je laissai l’oiseau me guider à travers les bosquets et sur les chemins au sol craquelé par la sécheresse. Je croisai des groupes de personnes à pied ou à cheval, marchands ou simples citoyens, certains avec l’accent distingué des Occidentaux et d’autres bavardant dans des dialectes musicaux qui m’étaient inconnus. Sûrement des Sudistes.

L’odeur de lac et la frénésie du commerce maritime commencèrent à m’atteindre vers le début d’après-midi. Les villages se firent plus nombreux, les gens allaient et venaient en criant, riant, murmurant à voix basse, se disputant… L’air chargé d’humidité venant de l’est faisait courir des frissons de plaisir sur ma peau cuite. Je me sentais toujours plus à l’aise près des sources d’eau, de la même manière qu’un Noble prenait plaisir à écouter l’orage ou à écarter les bras au vent. Notre lien avec un élément de la nature nous rendait évidemment plus sensible à celui-ci.

Plus d’une fois, j’évitai des carrioles, tirées par des ânes, qui transportaient des sacs de céréales, des filets de légumes ou des piles de poissons frais. Les animaux se mêlaient aux humains avec une harmonie pas toujours évidente. Des chiens veillaient les échoppes de leur maître, des poules se baladaient dans les villages avec une telle liberté que je me demandais si elles appartenaient à une quelconque personne, des chevaux et autres quadripèdes tiraient des carrioles bondées et les chèvres bêlaient au rythme des clochettes qui pendaient à leur cou.

Malgré les années écoulées depuis mon départ du domaine de Zane, je ne m’étais jamais aventuré si loin au sud. L’Empire des Samay ne m’avait pas attiré à l’époque et ne le faisait toujours pas aujourd’hui. Pourtant, loin, loin au sud, l’Empire partageait des frontières poreuses avec des clans de guerriers nomades qui fonctionnaient presque comme mon peuple. On les disait très bon chasseurs, courageux et, malgré les nombreux armements qu’ils possédaient, pacifiques. J’aurais aimé les rencontrer, mais le voyage jusqu’à eux me désolait d’avance. C’était pour cela que Mor Avi, les Terres au-delà des Mers, m’avait attiré il y avait un peu plus de deux ans, quand j’avais quitté mon maître. La perspective d’un trajet maritime m’avait plu. Être entouré de l’océan devait être une expérience particulière pour un Élémentaliste de ma nature. J’imaginais sans mal sa puissance cachée, sa présence étouffante et sereine en même temps.

Avec un soupir, j’essuyais mon front mouillé de sueur. Ce fichu soleil tapait sans pitié sur ma caboche et mes épaules déjà meurtries. J’aurais donné cher pour me baigner, sentir l’eau adoucir ma peau brûlante, détendre mes muscles noués, alléger les tensions de mes articulations et raviver la source de mes pouvoirs.

En évitant de regarder le soleil directement, je m’assurai que l’oiseau était toujours au-dessus de ma tête. Il voletait tranquillement, vérifiant lui aussi que je le suivais. Comme sa petite tête était penchée vers moi, je lui tirai la langue puérilement et il gagna de l’altitude en réponse.

Crétin de piaf.


L’odeur toujours plus forte du lac et du commerce qu’il engendrait m’annonça que j’approchais de l’étendue aquatique. Effectivement, les habitations laissèrent place à des cabanes de pêcheurs et les étals ne vendirent plus que des produits de la mer. J’observai avec envie les poissons frais, certains encore vifs, tendus à bout de bras par des marchands animés par l’espoir de les vendre le plus rapidement possible. Des coquillages roses, nacrés, dorés, argentés, même certains d’un noir charbonneux, étaient enfilés sur des liens de cuir pour des bijoux, entrecoupés de perles multicolores. J’aperçus un bracelet de gemmes indigo et les yeux d’Alice me revinrent brusquement en tête. Avec une boule dans la gorge, je détournai le regard des étals et gardai mon attention fixée sur l’oiseau, qui volait toujours en direction du lac.

Une trentaine de minutes plus tard, l’oiseau se posa sur un panneau en bois branlant qui annonçait un petit port de fret. Des dockers transportaient des caisses scellées, des barils d’alcool, d’huile ou de condiments, des filets de légumes et des cagettes où piaillaient des volatiles de différents espèces. Quelques passagers accompagnés de baluchons attendaient sur le côté ou négociaient leur passage auprès d’une femme que je supposais être la capitaine au vu de l’assurance tranquille qu’elle dégageait et de la façon dont les marins l’évitaient respectueusement pour ne pas l’importuner avec le chargement des marchandises.

Perplexe, je m’approchai de l’oiseau et pris appui sur le panneau, qui pencha un peu de plus de côté. Avec un juron, je me redressai avant qu’il ne s’effondrât définitivement.

— C’est ici que tu voulais m’emmener, crétin de piaf ?

Au bord de mon champ de vision, une silhouette menue apparut et je me retournai en posant une main prudente sur le manche de Kan.

— Un accent à couper au couteau, deux magnifiques sabres, une tresse à la tempe droite, un regard de glace, la Marque Noire malgré son jeune âge…

Un homme d’une vingtaine d’années vêtu d’une longue tunique écrue, et s’appuyant sur un bâton effilé qui avait dû être taillé à même le tronc d’un arbre, m’adressa un sourire amusé.

— Tu dois être le fameux Chasseur dont Vanä m’a parlé.

Méfiant, je gardai les doigts crispés sur le manche de Kan, mais l’Oriental – son accent plat et presque mélancolique le trahissait – leva paisiblement les mains.

— Je ne te veux aucun mal, Achalmy. Je suis Wilwarin.

— Le Sage dont m’a parlé Vanä, acquiesçai-je, sans pour autant relâcher ma vigilance.

Ce dont il sembla prendre conscience, car il me jeta un regard las. Ses yeux étaient d’un étrange mélange de vert et de jaune, comme les feuilles d’arbre à l’aube de l’automne. Il avait le nez couvert d’une dizaine de taches de rousseur et des cheveux blonds d’un or sombre. Je me demandai comment il faisait pour ne pas mourir de chaud sous sa longue tunique qui lui descendait jusqu’aux coudes et aux genoux. Elle était décorée de motifs floraux ocres et dorés. Des sandales en cuir à lanières ascendantes sur le mollet lui tenaient les pieds.

— Qui me dit que c’est bien toi avec qui je dois traiter ?

Il haussa ses sourcils clairs puis rit avec légèreté.

— Comment saurais-je qui tu es, autrement ? (Il fit un geste vers l’oiseau qui m’avait guidé et celui-ci roucoula en s’élançant vers l’Oriental pour se poser avec délicatesse sur son poignet.) Tu connais beaucoup de personnes capables de faire ça ?

— Non, dus-je admettre en marmonnant avant de lâcher la garde mon sabre, presque à contrecœur.

— Je t’attendais avec impatience, Achalmy, m’annonça-t-il en approchant d’un pas tranquille. Vanä m’a beaucoup parlé de toi, elle t’aime bien.

— C’est réciproque, répondis-je avec franchise.

— La princesse Alice est déjà arrivée à Ma’an, m’apprit-il sans détour, son visage rieur soudain sérieux. Elle était accompagnée du comte Wessex Bastelborn, mais aussi du roi Tharros et de trois soldats.

— Par le poing de Lefk, grondai-je tout bas en tapant du pied sur le sol rendu boueux par la proximité de l’eau. Depuis quand ?

— Ils sont arrivés hier après-midi et ont passé la nuit dans une auberge anonyme. Pour l’instant, rien ne m’annonce qu’ils aient quitté la ville. (Tout en hissant son baluchon sur son épaule, il pointa l’embarcation qui était à quai.) Si nous continuons à pied, nous en avons encore pour deux jours de marche. Alors, je nous ai payé une traversée à bord de ce bateau qui emmène des marchandises à Ma’an. Le départ est prévu en fin d’après-midi et, si tout se passe bien, nous y serons le lendemain soir.

— Ils seront déjà partis, marmonnai-je, frustré de ne pas pouvoir tout simplement apparaître aux côtés d’Alice.

Comme s’il comprenait mes pensées, il me jeta un regard désolé.

— C’est la solution la plus rapide que nous ayons.

— Je sais. (Oubliant ma petite personne et mon agacement d’être si lent et incompétent, je sortis ma bourse.) Combien je te dois pour le bateau ?

— Tu me rembourseras plus tard, Chasseur, s’amusa le Sage en observant le navire que des marins au dos ruisselant de sueur remplissaient des dernières marchandises. Protège-moi durant notre voyage et je te serais reconnaissant.

Étonné, je haussai les sourcils, mais ne trouvai rien à redire. Les Orientaux n’étaient pas connus pour être des guerriers et, à part des exceptions comme Vanä, peu de Sages combattaient. Même s’il devait avoir quelques années de plus que moi, Wilwarin faisait une tête de moins que moi et devait être aussi léger qu’une feuille. Après les échecs cuisants que j’avais essuyés depuis quelques mois, je comptais bien accomplir ma tâche et le protéger jusqu’à ce que nos chemins se séparassent.


Alors que Wilwarin et moi patientions en silence près du panneau de bois, la capitaine bondit sur un muret et annonça d’une voix forte :

— La Cocarde lève l’ancre ! Que tous les passagers se pressent de me montrer leur avis de passage pour monter à bord.

La demi-douzaine de personnes qui attendaient se dirigea vers un gros-bras qui vérifiait les tickets. Avec un sourire fatigué, Wilwarin exécuta un petit geste de la main.

— Eh bien, allons-y.

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