Chapitre 15 - Achalmy

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An 500 après le Grand Désastre, 2e mois de l’été, à quelques lieues de Vasilias, Terres de l’Ouest.

Le soleil s’était à peine levé qu’il me brûlait déjà les os. La nuit avait été fraîche, mais pas assez pour soulager ma gorge sèche et ma peau cuite. J’avais la tête lourde et des courbatures affreuses dans les bras, le dos et les jambes. Ces fichus gardes avaient refusé de me détacher, pour la nuit, du tronc auquel j’étais adossé, les mains liées de l’autre côté.

C’aurait pu être moins désagréable s’ils ne m’avaient pas assoiffé. Dès mon réveil, quelques heures après l’affrontement, le commandant avait bien fait comprendre à ses gardes qu’aucune goutte d’eau ne devait entrer en contact avec moi. Le liquide était non seulement la source de mes pouvoirs, mais aussi un bon moyen de me rendre inoffensif. Après tout, l’estomac vide et la gorge sèche, je n’étais pas en mesure de tenter une fuite.


Il y avait eu trois nuits depuis ma capture. Nous aurions pu arriver à Vasilias hier soir, mais les blessés avaient besoin de repos et j’avais bien fait comprendre qu’il faudrait me traîner ou me porter si l’on ne me laissait pas dormir. Car je n’avais que ça à faire. En presque trois jours, le commandant m’avait donné de quoi survivre et c’était tout : une quantité d’eau qui aurait pu tenir dans ma paume et un quignon de pain. Cette insuffisance alimentaire me rendait aussi faible qu’un vieillard et lent. Ma tête pesait lourd sur mes épaules meurtries.

Une garde parmi les troupes qui possédait des connaissances en guérison s’était occupée de mes blessures. J’avais la moitié du corps bandé et la perte de sang était un obstacle de plus sur le chemin de ma liberté.

Mon épaule gauche me lançait particulièrement. La flèche qui s’était plantée dedans avait déchiré les tissus et les muscles, et seul mon os l’avait empêchée de ressortir de l’autre côté. Mon bras tiré en arrière ne facilitait pas la guérison. Lorsque j’en avais fait part au commandant Wilson, il avait grogné qu’il ne me donnerait aucune raison de m’échapper. Et il ajoutait que je devais m’estimer heureux de ne pas être trop amoché ; que mon nez ne s’était pas cassé sous ses attaques, ni aucun de mes os. Avec dépit, je reconnaissais que je ne m’en étais pas trop mal sorti. Je me rappelais ma souffrance après l’attaque du camp par le comte. Je n’avais aucune envie d’expérimenter de nouveau les os brisés et les excès de fièvre.


J’avais si soif que ma bouche me semblait pleine de poussière. Le camp se réveillait doucement et les soldats qui avaient monté la garde allèrent se reposer avant le départ définitif. Morose, je regardai deux hommes boire goulument le contenu d’une gourde et croquer dans des fruits bien mûrs et juteux. Mon estomac gargouilla bruyamment, m’arrachant un soupir agacé.

Je toisai une femme qui s’étirait près de moi. Après avoir longuement baillé, elle se baissa pour récupérer sa gourde. Elle la dévissa, en avala trois gorgées, puis soupira de plaisir. Fronçant les sourcils, je me concentrai sur l’objet dans sa main et essayai de sentir son contenu. Je pouvais presque ressentir la danse de l’eau dans le contenant. Mon ventre me tirailla alors que je me concentrais un peu plus. Bientôt, une migraine tapa contre ma tempe droite, mais je l’ignorai. Puis, accompagnée d’un cri surpris de la garde, l’eau sortit de la gourde, comme aspirée par une force invisible. Ne pouvant retenir un sourire, je l’attirai à moi.

Le liquide m’avait presque atteint qu’un puissant souffle le balayait loin de moi. La bourrasque souleva de la poussière, qui se logea dans mes yeux et ma gorge. À moitié étouffé, je toussai et secouai la tête dans une vaine tentative de me débarrasser des particules. Quand je rouvris des yeux larmoyants, la main calleuse du commandant Wilson m’agrippa sans douceur le menton. Son regard lançait des éclairs.

— Achalmy Dillys, je t’en prie, n’empire pas ta situation. (Comme je lui montrais une expression farouche tout en retroussant la lèvre supérieure, sa poigne se fit plus ferme.) Jeune homme, j’imagine bien que tu es furieux d’être traité ainsi, mais nous n’avons pas d’autre choix. Un peu d’eau et tu pourrais faire de sacrés dégâts.

Sans me laisser le temps de lui répondre, il se détourna de moi en me lâchant. Il récupéra la gourde des mains tremblantes de la femme et en inspecta le fond. Visiblement satisfait, il s’approcha de moi et posa un genou à terre à mes côtés.

— Il reste un fond d’eau. Je vais te le donner. Tu ne tiendrais pas la journée sous le soleil, autrement. (Il attrapa ma tresse et s’en servit pour plaquer mon crâne contre le tronc. Je déglutis difficilement.) Ne t’avise pas de faire une bêtise.

Il approcha la gourde de mes lèvres. Comme le liquide se trouvait au fond, je dus tirer encore un peu de force de mes pouvoirs pour le faire glisser jusqu’à ma bouche. La sensation de l’eau sur ma langue asséchée et dans ma gorge irritée fut divine.

D’un geste brusque, il recula la bouteille et la jeta à la garde, qui me toisait d’un air méfiant. Je souris alors que l’eau fraîchement avalée me faisait toussoter. Même réduit à l’état d’un simple homme sans pouvoirs, ni armes, ni force, attaché et surveillé par son commandant, j’effrayais un soldat. J’avais dû faire une sacrée démonstration de mes capacités lors de ma capture.

— Combien ? croassai-je d’une voix rauque.

Interdit, le commandant me toisa en silence. Agacé, j’avalai ma salive puis repris :

— Combien de vos gardes sont morts ?

Une dizaine de soldats m’avait entendu. Je vis les regards s’enflammer, la colère leur crisper les traits, le sentiment de vengeance leur faire agripper les manches de leurs armes. D’un mouvement sec, Neil Wilson leva la main, me toisant sans émotion.

— Il vous teste, soldats. Résistez à l’envie de l’étriper. Bientôt, vous verrez notre roi lui trancher la gorge et le pendre au-dessus du port. Bientôt, vous verrez le soleil brûler son cadavre et les mouettes se nourrir de sa chair. Soyez patients et vos camarades seront vengés. En même temps que notre princesse.

Ce n’était pas pour autant qu’ils cessassent de me haïr. Les mâchoires serrées, les yeux luisants, ils me dévisagèrent comme si j’étais le pire criminel d’Oneiris.

Avec une sueur froide, je me rendis compte que, pour eux, c’était sûrement le cas. J’avais tué la princesse Alice Tharros, héritière au trône, après tout.

Oh, Alice, dis-moi que tu es vivante.

Et ce n’était pas simplement dans l’espoir de m’en réchapper vivant. J’avais besoin de la savoir saine et sauve. J’avais tenu une promesse. Je devais m’assurer qu’elle deviendrait reine.

Mais que faire quand l’intéressée s’était simplement volatilisée dans la nature ?


Une heure plus tard, quand le camp fut réveillé, le commandant défit mes liens et je ramenai mes bras à moi en grimaçant. Mes épaules me lançaient terriblement et des marques rouges cuisaient mes poignets. Comme je jetais un regard noir à Neil Wilson, il émit un grognement.

— Tu pensais que j’allais te laisser aller et venir comme il te plaisait ? Je connais tes capacités.

Alors que je me levais, il agrippa ma seconde-peau pour me redresser et me plaqua brutalement contre le tronc. Les côtes douloureuses, j’empoignai son avant-bras, mais il réagit à peine. Ses yeux luisaient d’une colère froide et dangereuse.

— Huit. (Je fronçai les sourcils et il me leva plus haut, faisant décoller mes pieds du sol.) Huit de mes soldats sont morts pour qu’on puisse te capturer.

Furieux d’être traité ainsi, je me retenus de lui cracher le peu de salive que je possédais à la figure. Inspirant profondément, je plantai mon regard dans le sien et susurrai :

— Ces morts n’auraient pas eu lieu si vous m’aviez cru, commandant.

J’enfonçai les ongles dans sa peau, mais il ne cilla pas.

Je n’ai pas tué la princesse, articulai-je, la poitrine compressée par l’emprise de l’homme.

Derrière lui, la femme dont j’avais presque volé la gourde se redressa en tirant son épée.

— Lâche ! cria-t-elle, les yeux flamboyants. Comment as-tu pu lui faire ça ? Ce n’était qu’une jeune femme innocente ! Je me rappelle encore quand elle venait nous voir pour lui demander de l’entraîner…

Une furieuse envie de tous les envoyer à Lefk me prit, mais je me forçai à rester calme. Je n’avais pas très envie d’arriver à moitié défiguré à Vasilias.

— Je ne suis pas un lâche. Je n’ai pas assassiné votre princesse. (Je plantai un regard irrité sur la garde et lâchai d’un ton moqueur :) Et vous l’avez très mal entraînée ! Elle savait à peine attaquer avec son épée. Et ses capacités d’Élémentaliste sont sous-exploitées.

Alors que la soldate ouvrait de grands yeux furibonds, le commandant desserra son emprise pour me laisser toucher terre. Soulagé, j’inspirai une grande goulée d’air.

— Ce n’est pas le rôle d’une princesse de se battre.

Un sourire crispé étira mes lèvres et je toisai de biais Neil Wilson.

— Alice se fâcherait contre vous. Elle veut tout savoir faire. Y compris se battre.

— Ne l’appelez pas comme ça, ordonna sauvagement un garde à ma droite.

— Elle déteste que je l’appelle « princesse », grommelai-je avant de retourner mon attention vers le commandant. Et vous vous trompez. Qu’elle sache se défendre est la moindre des choses. Comme elle est effrontément naïve, elle a tendance à s’exposer au danger. Le minimum, c’est qu’elle puisse s’en sortir indemne.

Les yeux du commandant s’assombrirent.

— Elle a reçu un entraînement.

— Pas assez poussé.

— Elle n’est pas une guerrière, Chasseur, gronda Neil Wilson. Dans tes contrées, on apprend aux enfants à tenir un couteau alors qu’ils savent tout juste marcher, mais, ici, c’est différent. La princesse Alice a reçu de nombreux autres enseignements et le combat était loin d’être prioritaire.

— C’est toi qui l’as tuée ! assena un nouveau soldat, le visage tiré. Tu oses te moquer d’elle, mais tu n’es qu’un assassin sans remords, un violeur de femmes, et le rejeton d’un peuple souillé et sanguinaire. Vous êtes des animaux.

Silencieux, je le dévisageai. Ma main droite tremblait. Neil Wilson fronça les sourcils et ouvrit la bouche, mais le cri de son garde couvrit ses mots. Celui-ci tenait sa gorge, les yeux exorbités, pâlissant à toute allure. Un cercle infime d’eau lui compressait la gorge.

Meurs, meurs. Meurs pour Lefk, pour mon peuple et pour…

On me gifla violemment. Des étoiles dans les yeux, je sentis le sang affluer dans ma bouche et s’échapper de mes lèvres.

— Cesse, gamin, gronda le commandant, le poing brandi au-dessus de ma tête.

Mais sa gifle avait suffi à briser mon emprise sur l’eau. Entouré de quelques camarades, le garde toussait, prostré au sol. Sans gêne, je crachai un mélange de salive et de sang dans sa direction.

— Attention, soldat ! m’exclamai-je d’une voix railleuse. Ne te fais pas toucher par le sang impur d’une créature bestiale du Nord. Ça te transformera en violeur de jeunes filles, en assassin, en monstre ou autre connerie que vous vous imaginez sur nous.

Visiblement las, le commandant récupéra les liens qui avaient enserré mes poignets et les tendit vers moi.

— Tes mains.

Avec un sourire mordant, je les lui montrai. J’avais replié mes doigts, sauf l’annulaire droit. Connaisseur, il me fusilla du regard et j’agrandis la courbe de mes lèvres. J’allais mourir, je me fichais de me mettre à dos le commandant des troupes royales.

Chez nous, l’annulaire redressé était une injure salée à propos de la dignité. Peut-être un geste né de la raillerie des Nordistes à propos de l’anneau conjugal si cher aux Occidentaux.

Alors qu’il attachait les cordes à mes poignets tendus devant moi, Wilson souffla à voix basse :

— Ce n’était pas très malin.

Je lâchai un reniflement agacé.

— Ce n’était pas très malin non plus de la part de ton soldat de m’insulter.

— Je sais, ça ne se reproduira plus.

À mon étonnement, il avait l’air sincère.


Tandis que les couvertures, les ustensiles de cuisine et autres équipements étaient chargés sur les dos de quelques montures, deux soldats me surveillaient de près. Le commandant s’était éloigné pour faire accélérer la levée du camp.

Les insultes de l’autre garde me trottaient encore en tête. Si j’avais été en meilleure forme, j’aurais peut-être pris le risque de le faire taire à jamais. Oui, mais à quel prix… ? La perspective de ma mort me secoua soudain et je serrai les dents. Bon sang de Lefk, je refusais de mourir de la main du Roi pour un crime que je n’avais pas commis. Comment faire ? Tenter une fuite pendant le trajet qui nous restait jusqu’à Vasilias ? Pas la peine, ils me rattraperaient en quelques secondes. Essayer de tuer ceux qui me surveillaient et partir en courant en priant les divinités de m’accorder assez de pouvoirs ? Non plus. J’aimais mes Dieux, mais ma vie ne dépendait pas entièrement d’eux. M’échapper lorsque je serais à Vasilias ? Possible… Si l’on me jetait au cachot avant mon exécution, j’avais peut-être une chance de fuir à ce moment-là. Trop d’incertitudes.

La gorge serrée, je sentis soudain ma vessie se contracter. J’avais à peine bu depuis quelques jours, mais le peu s’était accumulé jusqu’à devenir une envie pressante. Agacé, je commençai à piétiner sur place, ce qui attira l’attention d’une des soldates près de moi.

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

— J’ai besoin de me soulager.

— Quoi ?

Les nerfs à vif, je roulai des yeux.

— Faut que j’aille pisser, garde, expliquai-je d’une voix grasse.

En réponse, elle me fusilla du regard et secoua la tête.

— Tu préfères que je me pisse dessus et que ça pue toute la journée sous le soleil d’été ?

La perspective sembla autant l’enchanter que de se baigner dans un océan de purin. Crispée, elle se tourna vers moi, la main sur le pommeau de son épée.

— Vas-y.

Amusé, je lui tendis mes mains liées, mais elle me jeta un regard mauvais.

— Tu peux m’aider à baisser mon pantalon ? lâchai-je d’un ton mielleux avec un sourire suffisant.

Visiblement indignée par l’idée, elle rougit et recula. À ses côtés, un soldat au béret enfoncé sur le crâne s’avança paisiblement.

— Je peux m’en occuper, India, l’informa-t-il en passant derrière mon dos pour m’agripper par le col.

— Euh… (Elle lui jeta un regard hésitant en tentant de percer son visage sous son béret, mais je gênais la vue.) Si… si ça te dérange pas ? Je suis juste là.

— Ça marche.

Étonné de sa nonchalance, j’obéis au soldat qui me poussait à quelques mètres dans les sous-bois. Tout de même embarrassé, je le regardai déboucler ma ceinture.

— Je vais défaire vos liens, dépêchez-vous de faire votre affaire.

Sans attendre ma réponse, il sortit un petit couteau et commença à scier les cordes qui enserraient mes poignets. Stupéfait, je le dévisageai, mais, la tête baissée et son béret sur le nez, je ne vis rien.

Alors que les liens lâchaient, il agrippa fermement mon bras et susurra d’un ton grave :

— Qu’est-ce que vous attendez ? Ils vont finir par se douter de quelque chose.

Fourmillant de questions, je défis néanmoins mon bas pour soulager ma vessie.

— Tout va bien ? lança la voix de la garde derrière nous.

Pour tromper les apparences, je gardais les mains tendues devant moi, comme si elles étaient encore liées – pas bien difficile à mimer quand on devait uriner.

— Tout va bien, la rassura le soldat près de moi et je le reconnus.

Le faux chasseur de primes. Le guérisseur.

— Marl ? soufflai-je avec stupéfaction. Qu’est-ce que tu fous là ?

Il releva alors la tête. Ses yeux ambrés me fixaient avec ressentiment.

— C’est Mars. Pas Marl. Vous auriez pu faire un effort de mémorisation. Je suis quand même en train de vous sauver la mise, Achalmy Dillys. Vous voyez, moi, j’ai retenu votre nom. Mars. C’est bon, vous retenez ?

Malgré la situation, j’eus envie de rire jusqu’à en pleurer. Marl – Mars, peu importait – m’avait suivi, s’était intégré au groupe de gardes, au risque de se faire prendre, et discutait maintenant avec moi de la façon dont il s’appelait alors que je pissais à côté de lui.

— Espèce d’abruti sans nom, marmonnai-je alors que je remontais mon bas. Tu vas te faire tuer. Tu as abattu l’un des leurs pour lui voler un uniforme ?

— Non, juste endormi. C’était l’un des soldats qui montaient la garde cette nuit. Je lui ai fait inhaler une de mes concoctions que j’ai apprises auprès de Tanoë. Alors…

— Abrège !

— J’ai caché son corps dans un buisson et j’ai pris ses vêtements en prenant soin de lui lier les poignets et de le bâillonner.

— Personne ne t’a démasqué ? Personne n’a remarqué son absence ?

Une lueur malicieuse dansa dans son regard alors qu’il me toisait avec amusement.

— Apparemment, non.

— Tu es fou ! lâchai-je en plongeant les yeux dans les siens.

— Je suis resté près du camp, le temps d’observer leurs façons de faire, leurs noms…

— Donc tu ne connais pas la fameuse India qui nous observe.

— Effectivement. Si ce n’est son nom.

Abasourdi, je secouai la tête. S’il y avait bien une chose dont je n’avais pas envie, c’était d’avoir la mort de ce stupide guérisseur sur les épaules.

— Fuyons, chuchota-t-il alors qu’il me prenait par le bras. Quand je vous fais signe, vous prenez la fuite.

— Ils vont nous rattraper, susurrai-je avec agacement.

— Je nous ai assuré une sortie.

En une fraction de seconde, il reprit le visage inexpressif et blasé du garde qui m’avait escorté pour aller uriner. De loin, India nous veillait. Elle recula lorsque nous nous approchâmes et, sans que je susse pourquoi, Mars trébucha.

— Ouch ! gronda-t-il en se prenant la cheville entre les mains. Fichue racine.

— Ça va ? s’inquiéta la soldate en s’accroupissant près de lui.

Avec une étonnante rapidité, il plaqua un tissu malodorant contre son visage. Elle écarquilla les yeux, tenta de s’en débarrasser, mais Mars maintenait l’étoffe avec ténacité. Le visage de la femme finit par blêmir et, au bout d’interminables secondes, elle s’effondra doucement entre les bras de Mars.

— Elle… commençai-je et le guérisseur me jeta un regard mauvais.

— Je ne suis pas un meurtrier.

Sans perdre plus de temps, il la laissa rouler au sol, au milieu des herbes hautes, et se redressa. Il sortit de sa poche des feuilles étrangement violacées et les coinça sur une pierre. Avec un autre caillou, il commença à les frictionner vivement.

Étonné, je l’observai faire puis levai les yeux : un garde avançait dans notre direction. Un arbre nous cachait de sa vue pour l’instant, mais le corps de sa camarade devait être bien visible.

— Mars, dépêche.

— Je fais ce que je peux.

— C’est pas le moment pour tes petites expériences, m’énervai-je d’une voix sèche.

— Tais-toi !

Surpris, je constatai que c’était la première qu’il me tutoyait et se montrait familier. Alors que j’allais de nouveau le presser, il se redressa vivement, fourra les feuilles écrasées dans son torchon et courut.

— Maintenant !

Je réagis au quart de tour. Malgré des jambes vacillantes, je le suivis. Nous foncions droit vers le soldat, qui se penchait vers la garde évanouie. Mars le dépassa sans un regard et je fis de même. Stupéfait, il se redressa vivement puis cria. Trop tard. Désarçonné, je suivis le guérisseur, qui alla se planter au milieu de deux montures, près d’une dizaine de gardes.

La boule de tissu dans sa main s’enflamma. Alors que des exclamations stupéfaites jaillissaient çà et là, il la lança. Elle explosa en libérant une fumée opaque et nauséabonde. D’instinct, je retins ma respiration, mais je ne pus empêcher mes yeux de larmoyer.

Mars tendit les doigts vers des herbes hautes au bord du camp, séchées par le vent et le soleil d’été, et un jet de flammes les embrasa.

Par Lefk, un Souffleur.


Le guérisseur maladroit cachait bien son jeu. C’était un Souffleur – un Élémentaliste du Sud. Je ne savais pas de quoi il était capable, mais ses flammes avaient pour l’instant joué en notre faveur : elles avaient déclenché une drôle de réaction avec les feuilles écrasées pour libérer une fumée qui, je devinais, serait nuisible pour quiconque la respirerait. Dans un concert de cris, d’exclamations, des craquements du bois sous la chaleur, du métal crissant, des feuilles qui s’enflammaient avec un sifflement, Mars mettait feu au camp.

Alors, il se tourna vers moi, le front luisant de sueur, et me fit signe. Une dernière pensée m’empêcha de prendre les jambes à mon cou : mes sabres. Hors de question de partir sans.

— Non ! NON ! Ne levez pas les vents, par Kan ! Vous allez empirer l’incendie, imbéciles, hurla la voix du commandant Wilson.

La main devant le visage, les yeux plissés pour percer la fumée, j’essayai de trouver celui-ci. Je savais qu’il transportait mes précieuses armes sur lui. Une garde, en m’apercevant, tenta de m’arrêter, mais je la désarmai et l’assommai de son épée. Armé, j’avais plus de chances.

Je repérai le commandant après une demi-minute de course. Il tentait de rassembler ses hommes pour les éloigner des flammes. Alors qu’un mur de feu nous séparait, l’un des soldats jeta un grand seau d’eau dessus. Le liquide n’eut pas le temps de tomber que je l’appelais à moi. L’eau glissa le long de mes bras et j’en avalai avec soulagement une partie.

Presqu’aussitôt, je sentis une force bienvenue grandir en moi. Je levai les mains, détectant ainsi les différentes sources aquatiques des environs. Il n’y en avait que très peu. Tant pis, je devais faire avec.

Neil Wilson m’aperçut derrière l’écran de flammes. Il brandit aussitôt son épée. Mais ce qui m’intéressait se trouvait accroché dans son dos : les fourreaux de mes sabres.

Je lançai l’eau vers le feu. Un crépitement sonore siffla en même temps qu’un écran de fumée. Sans hésiter, je le traversai et abattis mon arme sur le commandant. Il para et me repoussa sur le côté.

— Je ne savais pas que tu avais des alliés, marmonna-t-il en me fusillant du regard.

— Moi non plus, rétorquai-je avec désinvolture.

Soudain, un garde passa derrière moi. Surpris, je me préparai à l’abattre, mais m’arrêtai à temps en reconnaissant Mars. Il m’adressa un clin d’œil puis tendit les doigts vers le commandant. Avant que je n’eusse eu le temps d’ouvrir la bouche, un jet de flammes fit roussir les sourcils du meneur de troupe. Celui-ci recula en jurant.

Profitant de sa confusion, je bondis, passai derrière lui et tranchai les sangles qui retenaient mes armes. Elles tombèrent au sol.

— Non ! cria Neil Wilson en faisant siffler sa lame au-dessus de ma tête, écorchant au passage mon front.

Une boule de feu le détourna de moi. Mars se mettait en danger. Il ne ferait pas le poids face au commandant. Anxieux, je ramassai mes sabres, puis fis signe à mon sauveur. Visiblement épuisé par l’utilisation de ses capacités, il tenait l’Occidental à distance en le menaçant de ses mains tremblantes.

Lorsqu’il remarqua que j’avais récupéré mes lames, il laissa un sourire déchirer ses traits, jeta une barrière de flammes entre lui et le commandant et prit la fuite.

Sans attendre plus longtemps, je laissai les gardes à leurs problèmes et m’enfuis dans les bois, poussé par l’instinct de survie, par le désir de respirer encore un peu plus longtemps et, peut-être, par les Dieux.


Après quelques minutes de course, alors que je tournais la tête, j’aperçus un garde. Mon cœur se souleva. Puis un sourire étira mes traits lorsque je reconnus Mars. La manche gauche de son uniforme était brûlée et son visage ruisselait de sueur, mais il avait l’air indemne.

Mon rire féroce déchira les bois alors que nous fuyions les flammes et l’ennemi. Nous étions des loups, bondissant entre les troncs, avalant les lieues. Sauvages, mais libres.

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