Chapitre 3 - Alice

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An 500 après le Grand Désastre, 2e mois du printemps, à quelques lieues au nord de Vasilias, Terres de l’Ouest.

Les piaillements des oiseaux me réveillèrent le lendemain matin. Frissonnante, je me blottis sous la couverture en me tournant sur le côté. Nous avions monté le campement à la lisière d’une clairière parsemée de petits buissons. Contrairement à la nuit précédente, nous n’avions pas de tente. Cela avait donc été dans le froid et le noir que j’avais passé la nuit. Néanmoins, la veille au soir, alors que nous dînions dans un silence entrecoupé par le ronronnement de notre feu, le ciel tacheté de centaines de lumières s’était offert à nous. La vue m’avait époustouflée. Il me semblait n’avoir jamais vu un ciel aussi beau avant de coucher à même le sol.

Al dormait encore. Il était allongé sur une mince couverture à deux mètres de moi. Tourné dans ma direction, je pouvais observer son visage en toute impunité. Ses traits étaient moins durs maintenant qu’il était plongé dans le sommeil. Quelques mèches d’un brun clair tombaient sur son front.

Soudain, ses paupières papillonnèrent et il ouvrit des yeux fatigués. Son regard ne tarda pas à trouver le mien et nous nous dévisageâmes en silence pendant quelques secondes.

— Bonjour, soufflai-je doucement en esquissant un sourire.

Je crus qu’il allait m’ignorer tant il mit de temps pour répondre.

— Bonjour, princesse.

Malgré le surnom moqueur, son ton avait été aussi doux que le mien.


Après avoir rangé nos couchages de fortune, nous préparâmes le petit-déjeuner. Tandis que je coupais des tranches de pain, Al s’éloigna pour cueillir des fruits. Curieuse, je continuai ma tâche encore quelques instants puis rejoignis mon allié. Je le trouvai près d’un buisson touffu d’un vert sombre dont les branches étaient couvertes de petites baies rouges. Les mêmes qu’Achalmy m’avait apportées hier matin. Il perçut vite ma présence et me laissa l’observer.

Au bout d’un moment, alors qu’il avait fini de cueillir les baies, je demandai :

— Pourrais-tu me montrer quels sont les fruits comestibles ?

Surpris, il se tourna vers moi puis me lança un regard las.

— On ne t’a vraiment rien appris au château ?

Je m’empourprai puis secouai la tête.

— Si, mais aucune de mes leçons ne portait sur la survie en forêt.

Il roula des yeux puis m’indiqua le bol où il avait amassé les fruits.

— Ce sont des baies Kransy. Elles sont faciles à trouver sur les Terres de l’Ouest. Certains les ignorent car elles sont petites, mais elles sont très bonnes pour la santé physique.

— Et elles sont sucrées, ajoutai-je en attrapant deux baies pour les croquer.

Leur jus éclata sur ma langue et je les savourai les yeux fermés.

— Et ça, indiqua Al en pointant un arbre de deux mètres à l’air piteux, est un arbre à Coques.

— Coques ? répétai-je en m’avançant.

Je vis alors des petits fruits à coque pendre au bout des tiges. J’en attrapai un, cassai la coquille avec ma dent puis en sortis une petit boule lisse de couleur jaune.

— C’est comestible ? m’enquis-je en tournant les talons vers Al.

Il esquissa un demi-sourire avant de répondre.

— Je ne te l’aurais pas indiqué autrement. Je ne veux pas assassiner la princesse en l’empoisonnant.

— Idiot, marmonnai-je en jetant le fruit dans ma bouche.

C’était sec et il craqua sous mes dents. Je lui trouvai un petit goût de raisin agréable.


Pour la nuit, nous décidâmes de nous arrêter à l’entrée d’une vallée. En pente douce sur des lieues avec pour seul obstacle un cours d’eau pas bien large et quelques bosquets, elle nous offrait une vue imprenable. Alors que les derniers rayons de lumière teignaient le ciel de nuances roses et abricot, j’aperçus au loin une masse sombre peu étendue.

— Peut-on voir la Petite Forêt d’ici ? m’enquis-je auprès de mon allié.

— Oui, répondit Al en se redressant après avoir allumé un feu. C’est la masse sombre que tu vois au fond.

Nous dînâmes d’un lièvre qu’Al avait attrapé pendant la journée. Alors que j’étais chargée de nourrir les flammes avec des brindilles, mon allié s’occupa du dépeçage. Le poids que la faim avait jeté dans mon estomac se mua en haut-le-cœur lorsqu’il arracha la peau du lapin. Nauséeuse, je détournai le regard. Au château, je ne mettais que très rarement les pieds dans les cuisines. Je me rappelais pourquoi. S’ensuivirent quelques sons peu ragoûtants qui m’évoquaient des masses molles s’écrasant au sol.

— Alice.

Je sursautai et tournai un regard craintif vers Achalmy. Le lièvre avait été soulagé des parties non comestibles et pendait dans le vide par les pattes de derrière. Al tendit sa main libre, tachée de sang, dans ma direction.

— Tu aurais une branche droite avec laquelle on peut cuire ça ? demande-t-il d’un ton badin en levant l’animal dépecé.

— Euh…

Prise de court, je farfouillai entre les branches à côté de moi. Finalement, j’en sortis une épaisse comme un doigt et longue d’un demi-mètre. Je la lui tendis.

— Parfait.

Il posa un genou à terre près du feu, écarta avec deux doigts la bouche de l’animal mort et y plongea fermement, mais sans brusquerie, la tige. Une fois embroché, le lièvre fut placé au-dessus des flammes.

Ma faim prit le dessus sur mon dégoût et j’observai d’un œil avide les chairs brunir. Le crépitement des flammes fut vite rejoint par le saisissement de la viande en train de cuire.

Un soupir las franchit mes lèvres lorsque mon estomac gargouilla. L’odeur exquise qui s’échappait en même temps que la fumée me faisait tourner la tête.

— C’est prêt ? m’enquis-je en me penchant vers notre repas.

— Bientôt, souffla Al avec amusement avant de brandir le couteau avec lequel il avait dépecé l’animal.

Il plongea la pointe dans le flanc de la carcasse.

— Encore quelques minutes. La viande doit être bien cuite. Nous ne devons prendre aucun risque avec d’éventuelles maladies.

Étonnée, je hochai la tête et observai avec dépit mon repas à portée d’yeux, mais pas de bouche.


Après ce qui me sembla être l’éternité, Al drapa ses mains d’un linge dont il se servait pour ses ablutions et récupéra le lièvre embroché au-dessus des flammes. Du jus s’écoula et fit crépiter gaiement le feu.

Il plaça notre dîner sur une petite planche en bois qu’il transportait dans sa besace et commença la découpe. Intriguée, je le regardai faire avec attention. Si jamais je devais être séparée de lui… Je devais être capable de me nourrir seule.

— Tiens, lança Al en me tendant une cuisse.

Anxieuse à l’idée de me brûler, j’attrapai du bout des doigts le morceau. Je réprimai une grimace en sentant du jus couler le long de ma main et tint mon bout de viande par l’os pour éviter de me tacher.

La salive envahit ma bouche alors que je m’apprêtais à mordre dans la cuisse. Les fibres cédèrent sous mes dents et la chair libéra tendrement ses saveurs et son jus sur ma langue.

— C’est délicieux, déclarai-je en levant les yeux vers Al, qui mangeait calmement.

— Ravi de l’apprendre, répondit-il avant de sourire. Je suis fier de toi, je n’aurais pas cru que tu oserais manger comme le commun du peuple.

Je crachai un petit morceau d’os.

— Imbécile.


Cette nuit fut un peu plus agréable que la précédente : le feu dura plus longtemps, si bien que je n’eus froid qu’au petit matin. Nous passâmes la journée à marcher dans la vallée. Néanmoins, ce fut plus une partie de plaisir qu’autre chose : l’astre diurne éclairait les alentours d’une lumière brillante, les fleurs s’épanouissaient sans limite dans les champs, des animaux passaient à quelques dizaines de mètres de nous sans peur et l’écoulement du cours d’eau apportait un bruit de fond très agréable. Plus d’une fois, Al maugréa quand je me mis à chanter.

Comme il l’avait promis, nous atteignîmes la Petite Forêt en fin d’après-midi. Le vert sombre des sapins s’opposait à celui plus tendre des hêtres, chênes et frênes. La journée n’ayant pas été trop éprouvante, nous parcourûmes encore une lieue ou deux avant de dresser le campement.

La Petite Forêt portait son nom du fait qu’elle ne s’étendait guère. Elle coupait en deux la vallée que nous parcourions depuis la veille. Les gens la qualifiaient de petite, mais ses bois étaient assez larges pour abriter quelques hameaux et un campement de chasseurs, d’après la rumeur. Certains territoires de l’Ouest possédaient des forêts deux à cinq fois plus grandes. Sans parler de l’Est et de ses contrées presque entièrement boisées. Néanmoins, sa traversée se faisait en une journée pour un excellent marcheur, d’après Achalmy.


Nous marchâmes la cinquième journée depuis notre départ de Vasilias sous la protection des branches, encadrés par les troncs de la Petite Forêt.

Nous venions de déjeuner quand je fis remarquer à Achalmy :

— Nous n’avons pas croisé le campement de chasseurs que nous avait indiqué l’homme de l’autre jour.

— C’est vrai, acquiesça mon allié en observant les alentours. Peut-être que nous sommes trop loin pour l’apercevoir.

— Peut-être, murmurai-je, peu convaincue.

Nous marchions en silence depuis dix minutes quand ma cheville buta contre une corde. Baissant les yeux, je fixai sans comprendre la ficelle se tendre contre ma jambe.

— Attention ! cria Al en me poussant brutalement.

Déséquilibrée, je m’avachis au pied d’un arbre en tombant au milieu de fougères. Une fraction de secondes plus tard, une branche d’un mètre taillée en pic transperça l’air dans un sifflement aigu.

— Par les Dieux, murmurai-je, le cœur battant, en acceptant la main d’Al pour me relever.

— Un piège de chasseur, sans aucun doute, expliqua Al en donnant un petit coup contre la branche qui pendouillait au bout de sa corde.

— J’ai failli me faire transpercer, bredouillai-je d’une voix tremblante en prenant appui contre l’arbre. Heureusement que tu étais là.

— Allez, Alice, tout va bien, tenta de me rassurer mon camarade en m’adressant un sourire crispé.

Je ne répondis pas et dépoussiérai ma cape, la gorge nouée. Je venais encore de risquer ma vie bêtement sans même réagir. Sans Al, je serais sûrement déjà morte.

Au cours de la journée, nous tombâmes encore sur cinq pièges de chasseurs : des filets, des trous recouverts d’une bâche naturelle constituée de branches, feuilles et terre, d’autres mécanismes à cordes et à ne surtout pas tirer à moins de vouloir mourir embroché. D’un air grave, Al me conseilla de faire attention à l’endroit où je marchais plutôt que d’avoir le nez levé pour admirer le paysage. Facile à dire, pour lui qui était habitué à voyager depuis toujours.

La luminosité était amoindrie dans la forêt et Al accéléra de plus en plus la cadence. Il souhaitait monter le camp pour cette nuit en dehors de la Petite Forêt.


La fatigue alourdissait mes jambes et me faisait dodeliner de la tête quand Al s’arrêta si brusquement que je lui rentrai dedans.

— Qu’est-ce que… commençai-je avant de me taire en voyant une silhouette imposante figée sur le chemin à quelques mètres devant nous.

— Qui êtes-vous ? gronda l’inconnu d’une voix rauque et agressive.

— Des voyageurs, répondit calmement Achalmy.

— Qu’est-ce que vous faites ici ? enchaîna l’homme en s’avançant lentement. Vous vous trouvez sur le territoire de chasseurs.

Je pus voir qu’il portait une tenue adaptée à la vie en extérieur – contrairement à la mienne : du cuir, des fourrures, des chaussures à semelle épaisse, des gants. Ce qui attira le plus mon regard fut cependant la lance qui dépassait dans son dos, les couteaux rangés dans des fourreaux à sa taille et la petite arbalète qu’il tenait en main.

— Nous ne faisons que traverser, expliqua mon allié en restant calme et sûr de lui. Nous avons l’intention de sortir de la Petite Forêt avant ce soir.

Le chasseur, car c’en était un au vu de son accoutrement, redressa légèrement son arbalète. Mon rythme cardiaque accéléra et une sueur froide envahit ma nuque.

— Qui me dit que vous n’êtes pas des braconniers ou des chasseurs solitaires venus voler sur notre territoire ?

— A-t-elle vraiment l’air d’une braconnière ? souffla mon camarade d’un ton amusé en posant une main sur mon épaule. Quant à moi, je suis bel et bien chasseur et je connais les lois. Je viens du Nord et j’y retourne avec mon amie. Nous ne voulons pas d’ennuis.

Méfiant, l’inconnu ne répliqua pas et nous toisa d’un regard sombre. Comme la tension grandissait, Al posa lentement sa main sur sa besace et lança :

— On peut payer notre passage, si c’est cela qui vous agace.

Le chasseur prit le temps de réfléchir puis abaissa son arbalète.

— Ça fera une pièce d’argent.

— Quoi ? s’étrangla Al en ouvrant de grands yeux. C’est hors de prix.

— C’est mon prix, rétorqua l’inconnu d’un ton venimeux.

— Espèce de…

— Nous allons payer, intervins-je en faisant un pas en avant.

Ignorant le regard accusateur d’Al, je récupérai mon sac puis en sortis la bourse généreuse qui m’accompagnait depuis mon départ du château du Crépuscule. Le chasseur se mit à nous toiser avec avidité. Je pris une pièce d’argent puis lui la lançai. Il la récupéra au vol, l’inspecta puis m’adressa un hochement de tête. Soulagée, je rangeai mon sac.

Quelque chose siffla alors à mon oreille. Une main puissante me rejeta en arrière. J’aperçus le carreau d’une arbalète planté dans la terre non loin de moi puis l’éclat d’une lame qu’on sortait d’un fourreau.

Il n’y eut pas un mot échangé. Le chasseur tira un couteau d’une lanière de cuir à sa taille et le lança. Al le détourna avec son sabre court. D’un mouvement leste, notre adversaire changea son arbalète par un couteau plus grand. Les lames claquèrent l’une contre l’autre avant d’engager une danse mortelle. Effrayée, je regardai sans bouger d’un doigt les deux se battre avec violence.

Après une vingtaine de nouveaux coups échangés, Al prit l’avantage. D’un violent revers vers le haut, il désarma le chasseur. Pendant l’espace d’un instant, je crus que mon allié allait ranger son sabre et que nous allions repartir, mais Al planta son arme dans la poitrine de l’homme. Je retins un hoquet de surprise et m’efforçai de ne pas trembler.

Le chasseur s’effondra sans vie aux pieds d’Al. Lefk, Dieu de la Mort, venait de frapper de nouveau.

— Al… murmurai-je en me levant sur des jambes flageolantes.

Ma voix étant trop faible, il ne m’avait pas entendue. Il nettoya le sang sur sa lame avec sa manche puis rangea son arme. Après quoi, il commença à fouiller le cadavre pour le soulager de sa bourse et de ses vivres.

Choquée par sa froide cruauté, je fus incapable de réagir.

— Qu’est-ce que tu attends ? m’interpela sèchement Achalmy.

Je sortis de ma torpeur en sursautant. Il s’était approché de moi et me toisait d’un air sombre. Son visage avait la dureté du marbre et ses yeux la froideur de la glace. Se tenait devant moi non plus le jeune homme avec qui j’avais voyagé depuis quelques jours, mais un meurtrier plein de sang-froid.

— Pourquoi ? murmurai-je en sentant les yeux me piquer. Pourquoi as-tu tué cet homme ?

— C’était lui ou nous, Alice, répondit mon allié en plantant son regard perçant dans le mien. Il t’a tiré dessus. Il voulait te tuer. Pour ta bourse bien garnie. Tu transportes sur toi plus d’argent qu’il n’en aurait eu en un an. (Il m’attrapa les épaules tandis que deux larmes roulaient sur mes joues.) Je t’ai sauvé la vie, Alice.

Consciente qu’il avait raison, mais trop dépitée pour le reconnaître, je baissai le nez en reniflant. Il soupira puis lâcha mes épaules.

— Bienvenue dans le monde réel, princesse.

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