Aventure et confiture

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Le troisième millénaire. Le vingt-et-unième siècle. Voilà déjà deux décennies déjà qu’il est entamé. Pour la majorité, il est synonyme de beaucoup de choses : adoption pour une majorité d’entreprises des 35h, Poutine au pouvoir, crash du Concorde, un mandat présidentiel réduit à 5 ans. Attentat du 11 septembre. Fin du service militaire, mise en circulation de l’euro, enlèvement d’Ingrid Betancourt, jugement de l’ex Yougoslavie, guerre en Irak, … Marie Trintignant qui meurt sous les coups de Bertrand Cantat. Canicule de 2003. On commence à entendre parler de Katrina, pendant que Benoît remplace Jean-Paul. Saddam, qui aura traumatisé la planète pendant plusieurs années est exécuté. On se croit alors libéré du terrorisme, en bon citoyen naïf que l’on est. Après Jean-Paul, c’est au tour de Pierre de disparaître. Lehman Brothers est tombé, la planète avec. Obama devient président. Historique. Jackson, H1N1, Madoff, Haïti, le Printemps Arabe, Fukushima, Black Lives Matter, mariage pour tous, annexion de la Crimée, Charlie, Bataclan, réfugiés, Panama Papers, Brexit, Trump, Me Too, Greta Thunberg, les gilets jaunes, l’incendie de Notre Dame, … et plus récemment le COVID-19 : vingt ans. Vingt ans bien chargés. Un simple regard en arrière, et on s’aperçoit alors à quelle vitesse défile le temps. Un temps bien trop précieux, dont on ne réalise la valeur qu’une fois le sablier écoulé.

Deux-mille vingt : me voilà coincée chez moi, dans mon appartement. Me voilà confinée, avec un nombre d’occupation assez limitées … Mon esprit divague, vogue de souvenirs soudains revenus en instants nostalgiques. Mes doigts glissent sur mon pavé tactile, le long des photos et autres résidus de mon passé. Me voilà sur cette plateforme dédiée aux écrivains, à consulter les différents avis et annotations sur ma première œuvre quand j’aperçois un défi d’écriture : « écrire à partir d’une illustration ». L’exercice, proposé par PM34, me fait sourire. Je m’attends à quelque chose d’assez simple, autour d’images lambda. Je consulte alors les différents liens me renvoyant à des images libres de droits : des crayons de couleurs, un carnet ouvert à la page avec un cœur dessiné, un couple de lapin éclairé par la seule lueur de la lune, des cartes à jouer et … une grand-mère au téléphone. Cette dernière image m’interpelle. Moi qui me trouvais ces derniers temps dans une logique de gratification au regard du chemin parcouru depuis quelques années, je me retrouvais face à un sujet que je n’aimais guère aborder : mes grands-parents. Pourquoi me diriez-vous ? Longue histoire. Mais une chose était sûre : cette image me renvoyait le reflet de mes remords, de mes regrets, des non-dits. Puis, comme pour envelopper de sucre ces souvenirs sombres, un élan de nostalgie me fit me rappeler de mon enfance auprès de mes aïeux. J’avais déjà abordé une bonne partie de mes relations avec Andréas et Alani dans ma précédente œuvre, et le sujet portant de toute manière sur les grand-mères, l’idée de poser des mots dessus me titillait fortement.

Mais par où commencer ? Mes souvenirs concernant Ottilie sont beaucoup plus flous que les autres … Et inventer, dans ce cadre précis, ne m’intéresse pas. Me voilà alors avec mon crayon et ma feuille à côté de mon ordinateur, à poser des mots en vracs sur Sant Anke, des souvenirs futiles allant d’un simple goûter à la disposition de la maison d’Andréas et Hylona, en passant par les jeux que nous avions avec Kérann et Eola, ma cousine et ses demi-frères et sœurs : Sue et Erina. Pendant que nous étions en train de faire les acrobates dans cette énorme boule de buis, Dieter, Pétros et Marcus, le père d’Eola et jumeau de mon père, discutaient football, politique, haussant souvent le ton face à Andréas. Nous les entendions vivre leurs débats passionnés pendant que Sophone, Tessa et Hylona restaient plongés dans leur silence, faute d’une entente quelconque. Nous n’en avions rien à faire de leur sottise de grand. Vers 16H30, notre grand-mère se tenait à la fenêtre de sa cuisine, et nous appelait aussi fort que son frêle petit corps le lui permettait. Nous n’écoutions rien, comme à notre habitude : c’était tellement plus divertissant de jouer les ouistitis …

Mais quand Dieter ou Marcus nous appelait, le ton changeait drastiquement : c’était maintenant et tout de suite. Nous nous exécutions alors sans plus tarder, retournant dans cette demeure aussi sombre que lumineuse, aussi froide que chaleureuse. Après avoir emprunté cette porte en bois aux carreaux jaunâtres, nous arrivions dans le couloir qui desservait différentes pièces. Un léger virage à droite nous aurait fait accéder à ce petit bibus rempli de jeux de sociétés et jouets variés. Mais notre chemin était à l’opposé. Nous tournions donc tous les cinq à notre gauche, pour nous diriger vers la cuisine. Là, nous trouvions Andréas, toujours assis dans le fond de la pièce, près de son journal. A sa droite se tenait généralement Dieter un bol ambré de café face à lui. Sophone fermait la marche, la tête baissée. En bout de table, c’était systématiquement Hylona qui prenait place. S’en suivait ensuite Tessa, Marcus et Pétros. Nous devions donc trouvez nos places parmi cette armada d’adultes serrés autour de cette ridicule table en formica marron. Eola trouvait généralement place sur les genoux de son père, tandis qu’après quelques négociations, une fois Kérann installé, je m’installais sur les siens. Sue et Erina ne trouvaient que très peu souvent une place digne de ce nom. Ils étaient considérés comme des nuisibles, des bâtards, du fait de leur lignée familiale : ce sont des nés hors mariage et d’une précédente union. De vrais moutons noirs mis à l’écart. Tessa était très contrariée de ce genre de comportement de la part de la famille Consuetudo. Ces gens se croyaient tellement supérieurs aux autres, avec une force de persuasion inégalable.

Heureusement, l’ambiance n’était pas toujours aussi brumeuse : j’ai le souvenir de ma grand-mère devant ses fourneaux d’en bas, ceux cachés au fond de cette petite buanderie sentant le savon de Marseille et le Paic Citron à des kilomètres. Elle y préparait souvent des mijotages, mais aussi ses compotes et confitures. Elle y lavait son linge presque comme antan, au lavabo et à l’huile de coude. Cette même buanderie dans laquelle je faisais un détour pour aller chercher ces pots de crème fraîche Yoplait vides qui me servaient à ramasser les fruits secs du magnifique noisetier situé à gauche de la maison. Ces derniers me servaient aussi à slalomer entre les gigantesques haies de sapins taillés par le plus jeune de leur fils qui menaient à l’immense jardin portager d’Andréas et Pétros, le cadet. J’y allais ramasser les fraises, premières plantations sur lesquelles on arrivait : sur cinq rangs, des dizaines de fraisiers prenaient un bain de soleil pendant toute une partie de l’année. Dans la buanderie, je récupérais aussi de temps à autres une bassine ronde et on descendait avec Hylona, Andréas ou Pétros ramasser les grenailles, puis les pommes de terre qui s’étalaient sur une quinzaine de mètres sur dix. Ensuite, je poursuivais mon chemin avec mon grand-père ou mon oncle pour aller nourrir les poules, puis Mirza, Pollux et Taillot, les 3 fauves de Bretagne qu’ils avaient pour la chasse. Mes efforts étaient alors récompensés quand je remontais dans la sombre maison blanchâtre : ma « Mami » m’avait affectueusement préparée des biscuits à la cuillère avec une crème anglaise maison. C’était divin. Quand ma grand-mère était trop fatiguée pour pâtisser, c’est Andréas qui me préparait mon goûter. Il plongeait son bras dans cette grande boîte à pain impression bois pour y attraper un pain zigzag qu’il était allé chercher le matin même à la boulangerie d’en bas du bourg, au fournil de la commune. Il coupait une à deux tranches avec son couteau à pain, puis il étalait du beurre salé copieusement. Ensuite, il se levait vers l’armoire coulissante de la cuisine, située derrière la chaise d’Hylona, pour y attraper le saint Graal : une tablette de chocolat noir Poulain. Il utilisait son couteau pour la râper au-dessus du morceau de pain beurré puis je me servais mon chocolat en poudre avec une grande cuillère dans cette boîte orange et bleue au format familial. Hylona qui avait pendant ce temps fait chauffer mon lait à la casserole remplissait mon bol. Je respirais le bol encore fumant, avec ces douces vapeurs chocolatées. Je buvais mon chocolat directement, sans cuillère, mais parfois j’y trempais mon pain. D’ailleurs, c’était un de mes repas préférés quand j’étais malade ou que j’étais triste : un bol, toujours le même chocolat en poudre, le lait rajouté très progressivement comme pour faire une crème au chocolat, et à la fin, une couche de mousse chocolatée absolument délicieuse à laquelle je rajoutais des morceaux de pains beurrés pour plus de consistance. C’était impossible de manger ça proprement, mais c’était délicieux. C’était notre petit truc à Dieter et moi. Ensuite, il fallait faire sa vaisselle, et ça, personne n’y réchappait. Puis on s’asseyait tous ensemble à table pour regarder et répondre aux questions du champion, sur la trois.

Parfois, quand elle était motivée, cette petite dame d’à peine un mètre cinquante, coiffée à coup de bigoudis depuis l’aurore, préparait avec énormément d’amour un moka pour mon père. Elle n’avait pas l’air de se douter de la surdose de desserts caféinés et de crème au beurre qu’il subissait … Kérann quant à lui se servait le plus souvent un verre de sirop de menthe glaciale de la marque Sport. Ce sirop ressemblait presque à une mixture de sorcier avec sa couleur bleue ciel et son odeur extrêmement forte. Quand il n’y en avait plus, il bifurquait sur du Pulco citron ou orange, selon les réserves. Hylona n’était pas trop soda. Elle n’était pas trop monde moderne en fait : pas de micro-onde, pas d’ordinateur, des télévisions cathodiques d’un autre temps, des meubles en bois massif ornés de détails fleuris, une omniprésence de formica, le vieux baromètre au mercure dans l’entrée avec les messages religieux, … Car oui, c’était une femme d’église. Une grande croyante même. Une fois de temps à autre, elle passait de la cuisine au séjour, tournant immédiatement sur la gauche pour atteindre le petit bureau où se situait ce vieux téléphone à cadran d’un autre temps. Cette vieille machine virant du taupe au gris posée sur un vieux napperon poussiéreux possédait une étrange excroissance à l’arrière : il s’agissait d’une sorte d’écouteur qui permettait d’entendre la discussion téléphonique. Le plus souvent, elle appelait pour réserver le pain du lendemain, appeler son podologue ou pour demander l’heure de la messe. Ensuite, nous sortions de la maison par en bas. En effet, sur la droite de l’atelier de mon oncle, on trouvait une petite porte miteuse qui donnait sur deux marches en béton. On prenait à droite pour étendre ou ramasser le linge qui pendait sur cette longue ligne métallique verte foncée. Cette dernière cachait un autre petit passage pour accéder au jardin potager, au chenil et au poulailler. Une fois fait, nous remontions par la gauche puis après avoir vérifié la présence du courrier, nous tournions à droite direction le calvaire de Sant Anke. Elle y déposait des fleurs, priait, pendant que je la regardais médusée : je ne comprenais pas vraiment l’utilité de prier un personnage aussi imaginaire que le père-noël. On revenait ensuite à la maison où chacun vaquait à ses occupations : Andréas et Dieter était devant le football dans la cuisine, Hylona était à la buanderie d’en bas ou dans la pièce du fond, en face de leur chambre à coucher, pour repasser le linge. Et moi je filais dans le séjour, où je retrouvais ce petit meuble en bois foncé, avec son rideau velours vert. A l’intérieur, j’y trouvais un Mastermind, plusieurs jeux de cartes, un vieux UNO mais surtout une ancienne boîte de Ferrero Rocher dans laquelle mes grands-parents rangeaient toutes les grilles et jetons de bingo qu’ils possédaient. On passait parfois des après-midis entières sur ce jeu simpliste, avec jusqu’à 5 grilles par personne, pour corser la difficulté. A partir d’un certain âge, quand personne ne voulait jouer avec moi, je me dirigeais vers le piano électronique Casio d’Hylona. Elle acceptait volontiers de me le prêter pour que j’apprenne à jouer. D’ailleurs, ce dernier avait une fonction très pratique : les touches s’illuminaient et attendaient qu’on appuie dessus pour qu’on apprenne à se rappeler du placement des mains.

Mais quelques fois, je préférais le grand air : avec Kérann, Eola, Sue et Erina on aimait particulièrement aller se balader dans les haies de sapins qui entouraient la propriété. A force de passage, nous avions nos petits « portails » que Pétros s’acharnait à dissimuler ou à condamner. Malgré ses efforts et ses remontrances, nous arrivions toujours à nous cacher dans ces haies, où nous discutions de tout et de rien, presque du sens de la vie, du haut de nos enfances-et-demi. On les accumulait les bêtises tous les quatre … Surtout quand il s’agissait de manger : entre les allers-retours dans le potager sans permissions, le ramassage sauvage de noisettes ou, quand la cueillette nous fatiguait, les opérations d’agents secrets pour aller dans la buanderie du haut qui servait de réserve alimentaire, on en faisait voir de toutes les couleurs aux adultes.

Ça me rappelle une autre de nos bêtises d’ailleurs : celles lors des repas de Noël.

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