Chapitre 2 : La Tortilla

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Mélodie n’avait pas changé d’un iota. Toujours la même mine enjouée, ces cheveux d’un noir de jais, - avec cette coupe au carré qui lui allait si bien -, une douce folie dans le regard, et des anecdotes plein le panier. Lorsqu’elle vit son amie sur le pas de la porte, elle sauta à son cou et la serra si fort dans ses bras vigoureux, que Cali en eut des courbatures.

Elles s’étaient rencontrées en classe de sixième, alors qu’elles se perdaient dans les couloirs de cet univers inconnu : le collège. Affublées de leurs gros cartables, elles déambulaient à la recherche de leur salle de cours. La petite lunaire - Cali -, pas vraiment stressée, marchait d’un pas lent, et la grande, un peu plus speed, mettait davantage d’énergie à la tâche, sans toutefois prendre le problème au sérieux.

Depuis ce jour - où elles écopèrent d’un avertissement pour un retard de vingt minutes le jour de la rentrée -, les joyeuses luronnes ne se quittèrent plus. Enfin, jusqu’à ce que l’une devienne subitement une romancière à succès, et que l’autre décide de faire le tour de l’Europe pour ses études.

— T’es sérieuse là ? À part Guillaume et ce loser d’Enzo, tu n’as couché avec personne d’autre depuis la dernière fois qu’on s’est vues ? Ca fait, attends… deux ans ? questionna Mélodie, assise en tailleur dans le sofa, touillant machinalement son verre de tinto de verano*.

— Deux ans et trois mois, plus exactement. Mais pour ta gouverne, Enzo ça a duré neuf mois, bon avec une pause de deux mois et des poussières, je te l’accorde... Et Guigui ben tu sais, c’est mon gars sûr… Enfin, mon coup sûr.

— Cali, Cali, Cali, mais je comprends pourquoi tu manques d’inspiration ! Il faut te lâcher, laisser parler ton corps, croquer de la chair humaine ! T’es belle comme un cœur, on va te trouver vite fait un étalon sévillan, tu m’en dirrrras des nouvelles ! lança-t-elle en roulant exagérément ses r.

— Oh mais tu vas me laisser tranquille, j’ai pas besoin de sexe H-24, moi, pour me sentir bien; c’est tout. Pas comme certaines ! taquina-t-elle son amie, lui jetant un coussin à la figure.

Il faut dire que Mélodie aimait les expériences. Alors qu’elles discutaient dans son salon depuis des heures, Cali ne se retrouvait plus dans toutes ses histoires. D’abord il y a eu Pablo, ce portugais rencontré dans l’avion, ensuite Emma, une anglaise qui l’avait accueillie en couch-surfing, puis José, Pamela, Sam et Maria, Ruben, David, un autre Pablo mais Espagnol cette fois, et encore Maria mais sans Sam… En six mois de vie sévillane, Mélodie avait cumulé cinq fois plus de conquêtes que l’écrivaine dans toute son existence.

Cali en était un peu jalouse, mais elle savait parfaitement qu’elle ne serait pas capable d’agir ainsi. Elle préférait les idylles fantasmées, les romances d’un autre temps, les rêveries guimauves, bref, les histoires à la Nicholas Sparks*, qui ne se réalisaient hélas jamais dans la vie réelle.

Sa relation la plus longue fut ce fameux Enzo, un poète torturé, rencontré lors d’un café d’auteurs à Paris.

Le bellâtre mystérieux avait rapidement fait chavirer son cœur. Au début, tout lui semblait magique, sûrement parce qu’elle l’espérait tellement dans sa tête. Assez vite, hélas, les défauts du garçon se révélèrent : il était égocentrique, imbu de sa personne, et ne s’intéressait pas à elle. Cali restait malgré tout, pensant peut-être qu’Enzo changerait avec le temps.

Finalement, ils avaient rompu d’un commun accord, et la romancière découvrit au même moment que le bougre la trompait depuis belle lurette. Bref, elle n’avait jamais vraiment su comment s’y prendre avec les garçons.

Bon sauf avec Guillaume, où ce n’était que purement physique. Ah si, comment avait-elle failli oublier Bartholomeus…? Le mage noir ténébreux, personnage principal des Couronnes d’Adriae, à qui son coeur appartenait pour toujours et à jamais.

Après avoir discuté un long moment en se remémorant leurs souvenirs de lycée et enchaîné les verres de vino tinto, la faim tenailla les deux amies.

Mélodie se rendit dans la cuisine, titubant légèrement sous l’effet de l’alcool, et ouvrit le frigo d’où elle sortit un plat sphérique avec satisfaction. Surprise, Cali la rejoignit :

— Ben alors, c’est qu’on cuisine maintenant ?! Tu ne m’avais pas habituée à ça chef Mélo ! pouffa-t-elle, se moquant des talents culinaires de cette dernière.

— Bon écoute, ça fait deux ans qu’on ne s’est pas vues, il fallait bien que je fasse un effort pour ma Calinou d’amour !

— C’est quoi ? interrogea-t-elle en s’approchant de la forme molle et jaunâtre qui trônait dans l’assiette.

— Spécialité espagnole, Tortillaaa* ! Bon comme tu vois, le truc n’est pas très beau, mais franchement il est super bon. Faut juste que je le fasse chauffer au micro-ondes.

— Heum une Tortilla au micro-ondes ?

La cuisinière la fusilla du regard. Pour une fois qu’elle s’appliquait à la confection d’un plat, Cali ne la remerciait même pas. Cette dernière se sentit coupable, surtout que son amie l’accueillait chaleureusement chez elle pour une durée indéterminée - enfin jusqu’au mois de juillet maximum, car en saison estivale le propriétaire dégageait les étudiants et louait le triple aux vacanciers.

— Pardon, pardon, je n’ai rien dit ! s’excusa Cali. Une Tortilla, merci beaucoup très chère, j’adore, cela sera très goûtu !

Mélodie s’exécuta et plaça leur dîner dans la machine à chauffer. Elle avait sûrement réglé la puissance trop fort, car le plat fit des Pop! Pop! Pop! brusquement, menaçant d’exploser à l’intérieur du micro-ondes.

Heureusement, l’étudiante eut le réflexe de l’arrêter à temps; l’omelette espagnole en sortit cependant encore plus moche qu’avant. Un liquide visqueux s’en échappait, coulant dans toute l’assiette. Cali réprima un rire.

— A toi l’honneur mon invitée, tu m’en diras des nouvelles, ma Tortilla est reconnue dans tout le quartier ! lui lança son amie en lui tendant une fourchette.

— Euh, ok…

Elle porta la nourriture à sa bouche. C’était chaud, voire brûlant. Non, pire que ça. La brûlure attaquait son palais… Le sel, voilà le coupable du crime ! Le plat en était imprégné !

Cali tira la langue.

— Mélo, je t’assure que j’essaie de manger ta Tortilla. Mais c’est hyper salé, je ne sais pas si c’est le micro-ondes qui a accentué ce goût mais, je te jure, c’est pas possible.

Son hôte, vexée, lui retira prestement la fourchette des mains. Elle goûta le plat et grimaça à son tour.

— Mais c’est pas vrai, il a fallu que je la rate quand tu es là, comme par hasard ! Bon j’ai peut-être exagéré avec le sel, mais c’est parce que je t’aime trop ma calinou ! se lamenta-t-elle.

L’écrivaine esquissa un rictus.

— Nooon, Cali, je t’empêche de te moquer !

Mélodie, dépitée, ouvrit la fenêtre de la cuisine et plaça l’assiette sur son rebord. Elle s’appuya ensuite sur la rambarde et s’époumona telle une foldingue :

— GATOOO* ? GATO ? GATO ? Minina ! Minina ! Elle est où cette chatte bordel.

— Tu nous fais quoi Mélo ? N’essaie pas de proposer ta Tortilla aux passants, ce n’est pas une très bonne idée… déclara Cali, retenant difficilement un fou rire.

— Tu vas arrêter oui, je ne veux pas faire de gâchis, j’appelle la chatte à la voisine, elle est toute mignonne tu verras. Mais c’est une morfale, elle ne fait que quémander à ma fenêtre. Ah ben tiens, en parlant du loup !

Un chat gris-blanc rondouillet, à la bouille adorable, fit son apparition en équilibre sur la rambarde. L’étudiante lui caressa affectueusement la tête, la prit dans ses bras en la couvrant de baisers, puis la posa près du plat mal-aimé.

— Voilà ma toute belle Minina, la vilaine Cali fait sa capricieuse, mais toi tu l’aimes ma Tortilla n’est-ce pas ?

L’animal s’approcha prudemment, humant et reniflant le mets. Minina tira soudain une gueule terrible, souffla bruyamment, et donna un coup de patte à la Tortilla qui tomba et s’écrasa dans la rue. La chatte bondit ensuite sur le rebord de la fenêtre et repartit d’où elle venait, fuyant à toute vitesse le poison qu’on voulait lui faire ingurgiter.

— Je crois qu’elle n’a pas kiffé… conclut Mélodie en se retournant, vaincue, les épaules baissées, la mine déconfite.

Cali n’en pouvait plus, elle explosa de rire. Pendant un sacré moment, elle rit à gorge déployée, secouée de spasmes. Son amie finit par la suivre et elles se retrouvèrent affalées contre le bar de la cuisine, à se tenir les côtes. Alors qu’elle tentait de se calmer et d’essuyer ses larmes de joie, la romancière se rendit compte qu’elle ne se souvenait même plus de la dernière fois qu’elle avait autant ri.

Elle regarda Mélodie, qui essayait elle aussi de reprendre son sérieux, sans succès. Qu’est-ce qu’elle lui avait manqué ! Ce voyage était de loin la meilleure décision qu’elle avait prise depuis longtemps.

Tortilla : La tortilla de patatas est une variété d'omelette épaisse typiquement espagnole, garnie de pommes de terre et d’oignons.

Tinto de verano : Boisson fraîche alcoolisée d'origine espagnole, particulièrement appréciée en Andalousie. Elle est composée d’un vin doux et fruité, de limonade espagnole, servie avec des glaçons et une rondelle de citron.

Nicholas Sparks : Écrivain américain. Ses romans, pour la majorité des best-sellers adaptés au cinéma tels que N’oublie jamais et Cher John, évoquent les rencontres amoureuses et l'amour en général.

Gato : Chat en espagnol.

J'espère que vous avez aimé ce deuxième chapitre =) Comment trouvez-vous le personnage de Mélodie ? Vous auriez mangé sa Tortilla ? hahaha

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